Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
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L’important
c’est la discrÉtion
- Pardon… vous permettez ?
- Je vous en prie… ce
n’est pas occupé…
- Merci.
- Je vous en prie.
- Pardon… le journal, vous
permettez ?
- Servez-vous.
- Euh… vous comprenez,
c’est à cause des petites annonces…
- Servez-vous, je vous en prie.
- Très aimable… Quel
courant d’air ici !
- Oui…
- Le problème c’est que
le café est très plein. Il n’y a pas de place ailleurs.
- Oui.
- Moi franchement, ça
m’est bien égal… Ici aussi ça me va bien. L’important
c’est que je puisse lire les petites annonces…
- Euh… oui. (Il lit.)
- On entre dans le café, on
s’assoit et on lit, n’est-il pas vrai ? C’est tout seul que
je me sens le mieux… que personne ne me dérange, et moi je ne
dérange personne. Mais à Budapest, les gens ne savent pas
être discrets… à Budapest
tout le monde fait l’intime, on s’assoit près des gens, on
raconte sa vie, comme si ça intéressait
quelqu’un… n’est-il pas vrai ?
- C’est bien vrai ce que vous
dites.
- Vous voyez ! À
l’étranger c’est différent. Moi par exemple, je suis
allé à Londres il y a deux ans au mois de mars, voyez-vous, je
suis fonctionnaire au cadastre, c’est la banque qui m’a
envoyé en mission, je disais à ma belle-mère, la pauvre,
elle est un peu dure d’oreille, je lui disais donc, bon d’accord.
Alors je peux vous dire, à Londres les gens savent ce que
discrétion personnelle veut dire. Parce que, voyez-vous, qu’est-ce
que ça peut me faire les problèmes d’autrui ? Vous par exemple,
qu’est-ce que ça peut vous faire, de savoir pourquoi
j’épluche les petites annonces ?
- Hum, hum… effectivement,
ça ne peut pas m’intéresser.
- Vous voyez, c’est ce que je
disais. On n’a pas le droit d’importuner autrui avec ses affaires
personnelles. Moi, j’épluche les petites annonces… Vous,
vous êtes assis près de moi, vous regardez… un point
c’est tout. La
discrétion. C’est
ce qu’on appelle la discrétion. Il se pourrait que cela vous
intéresse pourquoi je lis les petites annonces. Mais vous ne le demandez
pas, et je ne vous le dis pas, car il se pourrait que pour moi ce soit une
affaire personnelle dans laquelle je dois procéder avec
discrétion, car croyez-moi, les femmes par exemple n’aiment que
les hommes discrets. Prenons par exemple ceci. Pourquoi ai-je tant de succès
auprès des femmes ? Hein. C’est parce que les femmes savent que je
suis un homme discret, et croyez-moi, pour les femmes c’est ça le
plus important. Pour qu’elles puissent être tranquilles, je ne
rapporte rien à mes amis, je ne jase pas, pas de commérage ; car
croyez-moi, les femmes veillent à leur réputation. À titre
d’illustration, je vais vous donner un exemple. Prenons par exemple le
cas d’une amie à moi, une femme superbe, rondelette, brune,
élégante, mais ce n’est pas ça qui compte. Mais
alors qu’est-ce qui compte, direz-vous ? Ce qui compte, c’est la
discrétion, n’est-ce pas ? Eh bien. Cette amie à moi est
une femme mariée, nous nous rencontrons dans des lieux de rendez-vous.
Alors vous comprenez, si à cette femme moi j’écrivais des
lettres comme d’autres jeunes gens le feraient, voyez-vous, que ferait
son imbécile de mari ? Son imbécile de mari ouvrirait une lettre
et il saurait tout, n’est-ce pas. Voilà pourquoi, moi, je suis un
homme intelligent et discret. Mes lettres, personne ne pourra les trouver chez
eux. Vous ne me verrez pas aller là-bas, monter chez eux, me
présenter à la famille comme le feraient d’autres jeunes
gens. Moi, l’imbécile de mari ne me connaît même pas.
Moi, je place une petite annonce dans la Gazette de Pest ; elle la lit, elle
sait l’heure du rendez-vous que je lui donne. Voilà, la chose est
à la fois simple et géniale, hein ! Supposons que je veuille la
rencontrer demain. Je mets une annonce : « Poupou. Demain après-midi,
endroit habituel. » Poupou. C’est
simple, n’est-ce pas ? Qui peut soupçonner ce que cache Poupou ? Et ce qu’est : "l’endroit
habituel". Évidemment,
vous ne vous imaginez quand même pas que j’écrirais en
toutes lettres, Madame Antal Babergold, trois, rue Bajza. La chose est simple. Elle le lit et tout va bien.
Pas de lettre, pas de soupçon, pas de scandale, pas de guet aux portes, pas de
problème. Et tout ça pourquoi ? Parce que je sais être
discret et habile, je sais tenir ma langue, je ne vais pas chez les gens,
j’évite les endroits dangereux, je ne me lie pas avec la famille,
je n’en parle pas à mes amis, je sais me taire. C’est ce qui
explique mon succès auprès de cette femme, c’est pourquoi
elle m’aime et elle m’étreint et elle m’embrasse et
elle me mord, la panthère… j’ai raison, hein ?
Dites-moi…
- Hum, hum, hum… Si, bien
sûr…
- N’est-ce pas… Mais
je suis pressé… je dois y être à trois heures…
Je suis ravi d’avoir pu vous amuser un peu… (Il tend la main.) Je
m’appelle Ödön Gaffe,
d’ailleurs…
- Hum, hum… ravi… je
m’appelle Antal Babergold…