Frigyes
Karinthy : Théâtre
Hököm
UN AIMABLE ÉCORCHEUR
ou
le secret de Zoltán Barbe Bleue
Personnages :
Le
Maître
Magda
Le
porteur
Le
voyou
Tragédie
du destin en un acte ; programme en continu, on peut entrer à tout
moment.
Les auteurs
dramatiques plus haut placés que les critiques, payent double tarif.
Le Maître en maillot rayé
et en frac par-dessus, un monocle dans l’oreille, un haut de forme
à la main et dedans des tickets comme ceux que l’on fait tirer par
un perroquet. Des bottines. Il est assis sur une estrade. À droite de
l’estrade une porte à rideau comme celles que l’on trouve
sur les guérites des bonimenteurs.
LE PORTEUR (sort de derrière le rideau) : Cher Maître
Écorcheur, une voix de femme souhaite vous parler.
LE MAÎTRE : À quoi elle
ressemble ?
LE PORTEUR : Une petite brunette.
LE MAÎTRE : Une petite brunette.
Ça ne vas pas. C’est plutôt une
différenciation sexuelle développée au détriment
d’une forme synthétique qui correspond mieux à la courbe de
pointe de mon âme raffinée. Dites-le lui, Monsieur le Comte.
LE PORTEUR (étonné) : Monsieur le Comte ?
LE MAÎTRE : Oui. Les nobles lobes
arqués de vos oreilles trahissent pour moi la supériorité
exemplaire qui selon les observations n’est le propre que de la plus
haute aristocratie.
LE PORTEUR (hausse les épaules) : Ah bon, vous savez cela
mieux que moi, Maître Écorcheur.
LE MAÎTRE : Appelez-moi
simplement Maître.
LE PORTEUR : Bon, je le lui dirai. (Il sort.)
LE MAÎTRE (se regarde dans un miroir brisé. Dehors, des coups de revolver. Deux porteurs portent une bonne suicidaire.)
LE PREMIER PORTEUR : Cette pauvre
fille…
LE MAÎTRE : Cette dame, Monsieur
le Secrétaire d’État, cette dame. L’étoffe
cérémoniale vestimentaire qu’elle porte prouve qu’il
s’agit d’un être des plus raffinés.
LE DEUXIÈME PORTEUR : Bon,
cette dame s’est donc tiré une balle à la soude caustique,
puis elle a gazouillé quelque chose sur un certain maître
écorcheur…
LE MAÎTRE : C’est moi.
Cette malheureuse dame de la haute était amoureuse de moi. Posez-la ici.
LA BONNE SUICIDAIRE (pendant qu’on l’allonge) : Mon
Gyula, mon Gyula, espoir de mon cœur…
LE MAÎTRE : Elle délire.
LE PREMIER PORTEUR : Dites, cher
Maître, j’aimerai toucher mon dû pour la lettre…
LE MAÎTRE : Cher Monsieur le
Secrétaire d’État, je m’en occuperai dès que
j’aurais touché mes tantièmes pour ce drame au
succès retentissant dont je suis à la fois l’auteur et le
héros.
LE PORTEUR : Bon, ça ira. (Les porteurs sortent.)
MAGDA (entre
sur la scène en courant. Grand chapeau d’une forme
invraisemblable. Robe décolletée, cheveux blancs. Elle ressemble
à une dame de comptoir endimanchée au Bois de la Ville.) : Où
est Gyula ? Où est Gyula ? (Au Maître.) Je cherche Gyula, d’habitude il est assis
ici…
LE MAÎTRE (ajuste son gilet, gigote, ôte le monocle de son oreille et le
place sur son œil) : Serait-ce moi que vous cherchez,
Madame ?
MAGDA (avec
un contentement pudique) : Eh ben ! (En aparté.) Madame, moi ? Vous êtes un grand
Monsieur !
LE MAÎTRE : Je suis
l’auteur et le héros du présent drame, comme Madame
l’a tout de suite deviné.
MAGDA (troublée
et coquette) : Comment le savez-vous ?
LE MAÎTRE : Vos gestes rondelets
et civilisés, Madame, ont trahi pour moi l’ornementation qui
parade au sommet de la parabole sexuelle. Vous êtes, si je peux
m’exprimer ainsi, une plante femelle des serres des salons – une
telle chose ne peut pas échapper à mes yeux perspicaces.
MAGDA (le regarde
coquettement et pudiquement.)
LE MAÎTRE : Il n’est donc
que naturel que nous, écrivain célèbre et grand
connaisseur des femmes, et la machine décorative de la mondanité
féminine de la société, nous nous rencontrions sous les
lustres d’un salon élégant.
MAGDA (regarde
autour d’elle avec étonnement) : Un salon ?
LE MAÎTRE : Il est naturel que
vous, Madame, ayez immédiatement reconnu en moi le connaisseur de la
gent féminine, le sondeur des reins, et qu’une force
irrésistible vous ait attirée dans mon cercle magique. Je peux
comprendre cela, Madame.
MAGDA (troublée
et coquette) : Comment le savez-vous ?
Un coup de revolver retentit dehors, et MAGDA (frémit) : Jésus !
LE MAÎTRE : Ce n’est rien,
Madame, c’est une comtesse qui s’est donné la mort à cause
de moi. (Au porteur qui entre.) Jean,
déposez la comtesse dans le hall, .
Aujourd’hui je ne reçois plus les suicidés.
LE PORTEUR : Euh… La comtesse
vous fait dire… que… votre livre… elle l’a
laissé… chez le maître écorcheur… et elle ne
pourra pas occuper son poste de bonne.
LE MAÎTRE : La balle l’a
touchée au cœur ?
LE PORTEUR : Qui ça ?
LE MAÎTRE : La comtesse…
LE PORTEUR : Ah… Julie, vous
voulez dire ? Non, la balle a seulement touché le croqueur de
boulettes au stand de tir. (Il sort.)
LE MAÎTRE : Continuons, Madame.
Votre personnalité féminine exceptionnelle, je la juge convenable
pour mon âme de spécimen viril. Vous êtes un spécimen
d’honneur de votre sexualité, vous êtes une femelle aristocratique
racée, je vois cela aux courbures de votre visage, à la forme de
vos pouces… Votre âme haletante, avec son attirance sensuelle
sublimée en spirituelle à la façon des spécimens
humains les plus raffinés, est à la recherche de mon
halètement amoureux complémentaire.
MAGDA (gigote) : Comme
vous parlez joliment !
LE MAÎTRE : Je vous
l’accorde. Une des principales causes, outre ma connaissance de sondeur
des reins, de la force magique hypnotique que j’exerce sur les dames de
la haute société, réside dans ma personnalité
charmeuse, mais aussi dans la beauté et l’harmonie exceptionnelles
de ma voix et de mon discours. Vous m’avez compris, vous êtes une
privilégiée, une grande dame, la femme de l’avenir –
vous méritez qu’en tant qu’être vivant de
l’élite privilégiée, je vous éclaire sur la
grande question de l’amour.
MAGDA (baisse
les yeux) : Vous charriez, là…
LE MAÎTRE : Vos gestes trahissent
pour moi votre noble origine. Sachez donc, Madame, qu’entre l’homme
et la femme il existe certaines fines nuances, de fines différences.
MAGDA : Allons donc…
LE MAÎTRE (enthousiaste) : Oui, les gens n’osent pas encore
expliciter cette chose, mais moi je l’ai constatée avec une
précision scientifique. Si je peux m’exprimer ainsi, j’ai
compris et j’ai découvert que de certains points de vue la femme
est un être différent de l’homme.
MAGDA (pique
un fard) : Oh quand même, Monsieur… Cher
Maître…
LE MAÎTRE : Je vois, Madame que
votre âme complexe comprend ma personnalité
ultradéveloppée… S’il en est ainsi je serai encore
plus franc et je révélerai pour vous un secret que nous,
êtres supérieurs, sommes peu nombreux à savoir,
c’est-à-dire qu’entre un homme et une femme, pour
m’exprimer ainsi, il peut se produire de scandaleux tenants et
aboutissants d’amour.
MAGDA : Aïe… Comme vous causez
bien…
LE MAÎTRE (enchanté) : Magda, je constate que tu arrives
à suivre l’envol de mes idées… Tu mériterais
que je t’initie complètement au grand secret de la vie… que
je t’y initie et que je féconde l’esprit noble
sélectionné de ton être par la clarté et la
vérité dignes de la compréhension de grands esprits
semblables aux nôtres – afin que par la suite nos âmes et nos
corps s’unissent dans l’élévation intellectuelle
cristalline de la sexualité dans l’ivresse d’une
étreinte spirituelle.
MAGDA : Vous vous moquez de moi…
LE MAÎTRE (enthousiaste) : Non, Magda ! Approche ! (Magda s’approche de lui, coquette mais
pudique.) Entends donc (il se
lève) le grand secret qui émane vers moi du cercle magique de
ta féminitude raffinée, vers moi, le grand homme, le
spécimen du mâle – ô toi, femme grande,
spécimen femelle ! Sache donc la vérité que la masse
stupide et inculte ne mérite pas et ne comprend pas… Mais toi et
moi comprendrons… (Il lui saisit la
main, Magda se blottit amoureusement contre lui) sache que cette chose avec
la cigogne qui apporte les enfants… ce n’est qu’une
légende !...
LE VOYOU (entré
déjà un instant plus tôt, va maintenant plus près,
frappe des mains et hurle à Magda) : Grossmutter !
MAGDA (sursaute) : Jésus
Marie ! C’est Gyula !
LE VOYOU : Qu’est-ce que vous faites
là, Grossmutter ?
MAGDA (pleurniche) : Oh,
mon petit-fils chéri… tu m’as fait peur !
LE VOYOU (au
Maître) : Et vous, le vieux, qu’avez-vous à
tripoter ma vieille grand-mère ?
LE MAÎTRE : Monsieur le baron,
vous oubliez…
LE VOYOU : C’est quoi ce baratin, vieux
croûton ? Et comment vous osez vous asseoir à ma place, qui
vous l’a permis, hein ? Du balai, vieux croûton… (Il balance un uppercut au Maître,
celui-ci tombe en arrière derrière l’estrade. Le voyou
monte sur l’estrade, se tourne vers le public.) Mesdames et
Messieurs ! Vous voyez ici Pikapoc, le
célèbre maître écorcheur,
l’équarrisseur du cœur des femmes, qui ramasse les cœurs
féminins comme l’équarrisseur ramasse les loulous de
Poméranie… L’entrée ne vous coûtera que vingt
fillérs, dix fillérs aux soldats ou moins… Entrez, Messieurs
Mesdames, le Maître écorcheur va apparaître, la
représentation va commencer…
Rideau