Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "
Six personnages en quÊte d’auteur
Ou : Six
auteurs en quête de thème
Ou : Six
spectateurs en quête d’un sens
Ou : Six
directeurs en quête d’un tube
Moi, je n’y
trouve pas mon compte
Énorme drame de charabia, en trois quarts
d’acte, avec trois postfaces, deux préfaces, quatre introductions, neuf
nominations, rideau, souffleur, début, fin, sans représentation ni drame.
La scène se joue dans le
parterre. Le parterre c’est la scène. Alignements de fauteuils vides. Pénombre.
Tintinnabulement de tramway. Des vrillettes crissent dans les linteaux.
Contrefaçon
de francs. Gaz.
PREMIÈRE FEMME DE MÉNAGE (balaie) : Toute cette saleté
qu’ils ont laissée après la représentation d’hier !
DEUXIÈME FEMME DE MÉNAGE : Bien
sûr. C’est toujours comme ça, quand ils jouent une pièce d’un auteur pas bien.
PREMIER SPECTATEUR (jette un
coup d’œil) : Tiens, je suis le premier ?
DAME DU VESTIAIRE (le suit) : S’il
vous plaît, votre manteau.
PREMIER SPECTATEUR : Je le garde, il fait froid dans la salle.
DAME DU VESTIAIRE : Payez quand même le prix du vestiaire.
DEUXIÈME SPECTATEUR : Qu’est-ce que c’est cette histoire ?
S’il ne donne pas son manteau, pourquoi devrait-il payer ?
DAME DU VESTIAIRE : Parce que c’est le règlement. Le vestiaire
doit être payé à l’avance. Donnez-moi votre manteau quand même, en gage.
TROISIÈME SPECTATEUR : Ne le donnez pas ! Quelle
insolence !
Pendant
que dure ce débat, les "Six Auteurs" : Shaw, Galsworthy,
D’Annunzio, Molnár, Georg Kaiser[1] et
Pirandello prennent place dans les dernières rangées. Ils observent la salle
modestement mais avec curiosité. Le public ne les remarque d’abord pas, un étrange faisceau lumineux les balaie
depuis le projecteur de l’Agence Théâtrale.
PREMIER SPECTATEUR : Tiens, on monte le rideau !
DEUXIÈME SPECTATEUR : Ça va commencer ! Qu’est-ce qu’ils
jouent ce soir ?
TROISIÈME SPECTATEUR : Un Shakespeare. Le Roi Lear. Chut, ça
commence. (Sonnerie.)
Le
rideau s’ouvre. C’est la grande scène où Lear répartit son royaume entre ses
filles.
CORDÉLIA (en aparté) : Que dit Cordélia ? Elle se tait et elle aime…
Et
cætera. La scène se déroule pendant quelques minutes normalement.
PIRANDELLO (modeste, mais ferme) : Pardon,
excusez…
PREMIER SPECTATEUR (se
retourne) : Qu’est-ce que c’est ? Qui est-ce ? Qui est-ce
qui bavarde là dans mon dos ? Faites silence ! J’écoute, moi !
DEUXIÈME SPECTATEUR : Quelle insolence ! Chut !... Qui
sont ces gens ?
Brouhaha
dans les rangs du public. La pièce continue un moment. Pendant le grand
discours de Lear un désordre éclate brusquement dans la salle.
PREMIER SPECTATEUR (se
retourne) : Mais qui êtes-vous en fait ?
PIRANDELLO (se lève, avance dans la salle) : Alors
nous, nous sommes des auteurs, nous sommes à la recherche d’une nouvelle tendance
dans la littérature dramatique.
DEUXIÈME SPECTATEUR : Mais quand même, nous sommes en pleine
représentation ! C’est inouï ! On n’a pas le droit de déranger la
représentation.
PIRANDELLO (doucement) : Il ne faut pas la
déranger ? Pourquoi ? Et jusqu’à quand ? Vous oubliez que nous
ne vivons qu’une fois, une seule fois, dans cette époque dans laquelle nous
sommes nés par hasard, sans nous demander notre avis. Nous n’avons pas d’autres
occasions pour transformer le drame du vingtième siècle. Si maintenant nous
nous taisons et continuons de regarder Aristophane, Shakespeare, Goethe et
Ibsen, pour ne pas déranger les représentations, notre vie passe et se perd
cette unique occasion qui ne reviendra pas : notre vie, notre présence
dans ce monde, la seule opportunité de ne pas laisser l’art dans le même état
dans lequel nous l’avons trouvé, mais marquer notre passage sur cette Terre,
laisser un souvenir comme quoi nous sommes venus, nous avons créé ou au moins
détruit quelque chose, comme Érostrate a détruit le temple de Vénus, si ce
n’est pas possible autrement ! (Avec
passion.) C’est ce désir qui nous a fait venir au monde, afin de le
transformer. Jusqu’à quand devrions-nous attendre ? Nous n’avons pas le
temps, nos heures sont comptées (les yeux
baissés) : j’ai déjà cinquante ans.
SHAW (ironique) : Retourne à
Mathusalem !
PIRANDELLO (lève sur lui des yeux pleins de reproches) : C’est
toi qui parles ainsi, Bernard, qui est presque septuagénaire ?
SHAW : Oui,
cela fait soixante-dix ans que je n’arrête pas de rajeunir, mais je ne suis
toujours pas assez jeune et original. Ollé, ollé ! (Il se met à danser.)
PIRANDELLO (honteux) : Vous voyez, je ne
m’en sors pas avec lui !
GEORG KAISER : Ne l’écoutez pas ! En secret il imite
Bernard.
D’ANNUNZIO (à Kaiser) : Tu aimerais bien
m’imiter, mais tu n’y arrives pas.
GEORG KAISER (rouge) : Je
refuse ! Je suis tout à fait original !… Où je suis par rapport à
Bernard et Bernard par rapport à moi ! C’est ridicule !
MOLNÁR (apaisant) : Messieurs,
Messieurs, nicht vor dem Publikum! Il y va de notre autorité ! Demandons
peut-être l’avis de Sir Galsworthy.
GALSWORTHY (sombre) : Laissez-moi hors de
votre jeu. Je ne voulais pas venir avec vous. Vous m’avez forcé la main. Ma
place n’est pas ici.
GEORG KAISER : Tiens, regardez le petit délicat ! Ein Antisemit! Il daigne accepter
notre compagnie ! Il n’a qu’à partir s’il nous méprise.
GALSWORTHY : Oui,
je pars. (Il part, mais après un pas il
s’arrête.)
PIRANDELLO (à la dame du vestiaire) : Il ne
pourra pas partir, une force magique le retient parmi nous, une malédiction, un
mirage qui nous forge ensemble, qui fait de nous des boucs émissaires, même si
nous nous haïssons.
PREMIER SPECTATEUR : C’est quoi ?
PIRANDELLO (fait le mystérieux) : Le succès !
Le besoin du succès !
DEUXIÈME SPECTATEUR (s’essuie
le front) : Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Que
voulez-vous et qui êtes-vous en réalité ? Et qu’est-ce qui fait que nous
vous écoutons quand même… et qu’avons-nous à voir avec vos disputes ? Nous
sommes venus pour écouter Shakespeare… Et quand nous l’aurons assez entendu,
alors nous écouterons Lehár et Strauss et des opérettes et du cinéma et des
histoires moralisatrices ou amusantes sur le triangle amoureux, et des
clowneries, et des fables émouvantes dans lesquelles le méchant est puni et le
bon est récompensé – bref le beau éternel, la poésie, l’art, qui reste et
restera toujours le même !
PIRANDELLO : Reste
le même et restera toujours le même – et s’il ne veut pas toujours le
rester ?! Et si à chaque instant de sa vie de fatalité il croit en la
possibilité du changement ? Nous six, ici, représentons ce présent
éternel, le présent qui se révolte contre le passé et sa conséquence, le futur.
Le désir absurde de créer du nouveau, du jamais vu, de remarquer quelque chose
que personne n’a jamais remarqué jusqu’à notre arrivée. Et ce présent, cet
instant pérenne survivra au passé et à l’avenir, même si nous y laissons la
vie !
GEORG KAISER : Donnez un verre d’eau au Vieux ! Pourquoi
faudrait-il y laisser la vie ? Moi par exemple, je voudrais vivre
éternellement ! (Il se tire une
balle dans la tête.)
PREMIER SPECTATEUR (effrayé) : Que
se passe-t-il ? Il est mort ?
DEUXIÈME SPECTATEUR : Que tu es naïf ! Ce n’est qu’un
truc ! De la réclame !
PREMIER SPECTATEUR : Mais il saigne…
DEUXIÈME SPECTATEUR : Le sang aussi c’est de la réclame. La mort
c’est pareil ! Regarde, ils s’en vont déjà…
Les
Six Auteurs quittent la salle, muets, mystérieux, en file indienne.
PREMIER SPECTATEUR (se frotte
les yeux) : Qu’est-ce que c’était ?
DEUXIÈME SPECTATEUR : Rien, un intermezzo. Un pot-pourri
théâtral – un hors-d’œuvre. Écoutons, la représentation continue sur la scène.
Le rideau monte