Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
henri bernstein[1], l’efficace
Écoute,
Israël !
Drame
rituel en trois actes, avec tendance. L’a écrit par bravade le
docteur Hébernstein, neurologue. Il a
été joué dans tous les plus grands sanatoriums de
l’Europe. Dosage : toutes les trente minutes, avec deux cachets
d’aspirine.
PREMIER ACTE
Le club parisien le plus huppé, le plus
élégant, le plus club. Des princes et des comtes, exclusivement. Ils
traînent partout, dans diverses positions négligées.
Klaxons d’automobile : entre le Prince de Snassy.
LE MARQUIS DE LEGOUVIN : Ouah ! Le prince, parbleu !
LE COMTE DE GRÉCY : Ma foi, le prince. Tu viens du
paddock ?
DE SNASSY : Non, non. Une petite affaire, un duel.
LEGOUVIN : Il
est mort ?
DE SNASSY (bâille) : La
lame est sortie par la gorge.
LEGOUVIN : Ouah !
DE GRÉCY : Oaih !
DE SNASSY : Aioh !
(Ils bâillent.)
LEGOUVIN : Et
cette badine dans ta main ?
DE SNASSY : Mais ce n’est rien. J’ai entendu dire
que Pinkász, le banquier, va venir. Alors,
à quoi ça sert d’être un prince.
LEGOUVIN : Tu
exagères, le Juif aussi est un homme.
DE SNASSY : C’est ridicule. Le Juif est une race
animale particulière, pas un homme. Par contre il est plus intelligent
que les humains, il n’hésite pas à réfléchir.
Cela me gêne ! Cela
m’ennuie[2]. Je le tabasse à l’occasion.
(Il s’étale sur le sofa, il
bâille et s’allume deux cigarettes à la fois.)
LEGOUVIN (tire la langue.)
DE GRÉCY : Qu’est-ce que tu as ?
LEGOUVIN : Rien,
rien, c’est cette paralysie qui me reprend. (Il bafouille.)
DE GRÉCY : Aoah,
c’est pareil pour moi avec ma démence. Il n’empêche,
nous sommes des aristocrates bien nés, et c’est dommage que ce
Bernstein nous dépeigne tous comme des demeurés. (Ils bâillent et ils fument. Entre un
domestique en livrée pour annoncer Pinkász.
Celui-ci entre lentement. Environ soixante ans, noble visage christique. Un
long silence nerveux durant une demi-heure. Ensuite le prince avance et barre
la route de Pinkász.)
DE SNASSY (avec un calme
glacial) : Pardon, une minute. Maintenant vous allez gentiment
rentrer chez vous, vous vous assoirez et écrirez une lettre dans
laquelle vous renoncerez à votre appartenance au club, à vos
espérances et à la vie. Ensuite vous irez vous faire raser la
moustache et vous nouerez un ruban rouge sur votre nez.
PINKÁSZ (avec une douceur christique) : Mais
Prince,…
DE SNASSY : Pardon, je n’ai pas terminé. Vous
aurez de plus l’amabilité d’accrocher deux clochettes à vos deux
oreilles, d’attacher une muselière au sommet de votre crâne
et d’aller longer ainsi le Corso. Je vous préviens que
j’exige cela de vous avec un sérieux et une fermeté virils,
et si vous rechignez, je me verrai contraint de parler plus clair.
PINKÁSZ : Mais
pardon, Prince,…
DE SNASSY : Apparemment vous ne m’avez pas compris.
(Il lui administre une chiquenaude au
menton et prend une voix nasale.) Pardon, mon
vieux. (Il lui tiraille la barbe.) Oh pardon, Monsieur ! (Il se crache dans les mains et il le gifle.) Vous permettez, Sire.
(Il le fait pirouetter et lui donne un
coup de pied au derrière.) Voilà pour vous, Monsieur. (Il s’adresse aux autres messieurs.)
Je crois que nous pouvons partir, Messieurs. Vous avez vu que j’ai
réglé le problème de façon simple et virile. (Ils partent. Pinkász
reste sur place dans la position où le prince lui a donné le coup
de pied. On voit la trace de boue de la semelle dans son dos. Sa barbe est
embroussaillée. Sa tête est tordue par la gifle. Il reste debout,
le dos courbé, les yeux baissés pendant un épouvantable
quart d’heure, l’orchestre joue les rythmes de
« Écoute, Israël » sur un ton plaintif. Deux
anges en robe blanche, aux mèches dorées descendent des cintres,
ils tiennent une banderole avec l’inscription : « Voyez
comment on traite les pauvres Israélites innocents, Oïvé. »)
(Rideau.)
DEUXIÈME
ACTE
Chez les de Snassy,
Madame de Snassy, la mère du prince. Elle
exécute ses pieux exercices, elle récite quatre-vingt-dix
« je crois en un seul… », puis
elle dépose un baiser sur le moulage en plâtre représentant
le cor au pied du pape. Elle se prosterne et se signe. Entre Snassy.
LA PRINCESSE : Mon cher garçon, comme je suis
heureuse ! Je souhaitais te parler. J’ai appris, ô mon fils,
que tu vas te battre en duel.
DE SNASSY : Mère, une bagatelle. Je me trouve dans
l’obligation d’avoir à fouler aux pieds les intestins
d’un sale Juif.
LA PRINCESSE : De quel sale Juif tu parles, mon
fils ?
DE SNASSY : De ce Pinkász.
LA PRINCESSE : Oh, mon Dieu ! (Elle blêmit.)
DE SNASSY (froidement) : Je
ne comprends pas, Mère. Connaîtrais-tu ce Pinkász ?
LA PRINCESSE : Wi haisst[3], connaître ? (Elle frissonne.) Oh, prince, ce
n’est pas ce que je voulais dire ! Pas ça ! Pas
ça ! Pas ça !!! (Elle
se tord les mains.)
DE SNASSY (blêmit) : Mère…
oh mère… comment… comment ces mots… ces mots… te
sont venus aux lèvres ? (Il
prononce avec horreur.) « Wi haisst » ?
LA PRINCESSE (tendrement) : Oh,
mon fils !...
DE SNASSY (avec une
énergie volontaire) : Mère,
réponds-moi !
LA PRINCESSE : Wi haisst, que je
réponde ? (Elle se reprend,
anéantie, elle tombe sur le sofa.)
DE SNASSY (ricane
longuement, sourdement) : Cela recommence donc. Mais cette fois
tu dois parler. Tu comprends ? (Sur
un ton à glacer le sang.) Tu dois tout me dire. D’où te
viennent ces mots ?
LA PRINCESSE (avec
dignité) : Prince !
DE SNASSY : C’est toi qui m’y contrains,
Mère. (Il va chercher des clous.)
Je dois surmonter mon amour filial. (Il
plante un clou sous l’ongle de la princesse.) Mère, je te prie
de parler.
LA PRINCESSE (crie) : Que
te dire ? Que te dire ? Oui, je connais Pinkász.
C’est lui qui m’a appris ces mots.
DE SNASSY (plante un
autre clou) : Continue, Princesse, continue. (Pendant une demi-heure il manipule dans un
silence mortel différentes pinces et tenailles : il déchire
la langue de la princesse avec des clous, il lui brûle la gorge avec des
fers, pour lui arracher des aveux.)
LA PRINCESSE (avoue) : Depuis
longtemps je connais Pinkász. Il m’a
aimée. Je l’ai aimé, moi aussi.
DE SNASSY (il utilise des
pince-doigts espagnols) : Parle !
LA PRINCESSE (hystérique) : Sache-le
donc, sache-le donc, malheureux !...
DE SNASSY (hurle) : Oh,
ciel ! N’en dis pas plus ! Comment ? Moi ? Moi ?
Le sien… ? (Pendant une
demi-heure il hurle comme un chacal, accompagné du son d’un
clairon.)
LA PRINCESSE (crie encore
plus fort) : Oui, oui ! Tu es son fils ! Et je le suis
aussi ! Il l’est ! Ton père l’est ! Ta
mère l’est ! Tu l’es aussi !
DE SNASSY (hurle et
râle) : Tous Juifs ?
LA PRINCESSE (à
bout de forces) : Alle mitananda ![4] (Elle
s’écroule et crache du sang.)
DE SNASSY : Moi ? Moi ? Juif ? Juif,
moi ? (Il s’arrache tous ses
cheveux et il les mange.) Gott der Gerächte ! Weh geschri-i-iu ![5]
UN DOMESTIQUE (entre en
courant) : Qu’est-ce que c’est ce géseeres[6] ?
DE SNASSY (se jette sur
lui) : Comme ça, toi aussi ?
LE DOMESTIQUE : Moi aussi.
LA PRINCESSE : Moi aussi ! Lui aussi ! Tout le mispoche[7] ! Écoute, Israël !
DE SNASSY (saisit sa
mère par les cheveux. Il crache et hurle) : Boruch ato adonaï,
elochenu…[8]
LE DOMESTIQUE (saisit
l’oreille du prince) : … … Malaha
olam !...
Ils
s’arrachent les cheveux les uns aux autres, ils font cinq fois le tour de
la scène en galopant comme des fous, ils hurlent à secouer la
moelle : « Nous sommes juifs ! Nous sommes juifs !
Nous sommes tous juifs !! »
(Rideau.)
TROISIÈME
ACTE
L’appartement du prince. Confort
seigneurial : des sabres et des armes à feu sur les murs. Le prince
est installé dans un fauteuil, il fume. Sa cigarette est longue de
cinquante centimètres ; une mèche électrique est
nouée à la cigarette, la mèche descend dans une boite
placée sous le fauteuil du prince, sur la boite est inscrit :
« dynamite ». Le prince fume pendant une bonne
demi-heure. Lorsque la braise est sur le point d’atteindre la mèche,
la porte s’ouvre et entre Pinkász.
PINKÁSZ : Je
suis venu pour vous parler, Prince.
LE PRINCE (éteint
la cigarette) : Vous arrivez à point.
PINKÁSZ : Ne
prenez pas la chose trop à cœur. Enfant, sois heureux
d’être Juif. Prince, je vais vous révéler un secret.
LE PRINCE (languissamment) : Un
secret ?
PINKÁSZ : Oui,
en l’occurrence que tous les grands hommes étaient Juifs. Je vous
le jure. Des artistes, des poètes, des hommes d’État, des
inventeurs : les plus grands ont toujours été des Juifs. Les
Chrétiens peuvent prétendre ce qu’ils veulent : aucun
n’est allé assez loin pour être Dieu. Seul un Juif peut se
targuer d’une telle carrière : le mérite en revient
à Jésus-Christ…
LE PRINCE (fait
sombrement un geste dédaigneux) : Jésus-Christ a pu
le faire, moi non. Je suis un prince.
PINKÁSZ : Allons,
c’est complètement ridicule d’en être
désespéré. Considérez : prenons les choses
tout à fait naturellement. Que vient-il de vous arriver ? Vous
venez d’apprendre que du sang juif circule dans vos veines – mais
personne d’autre n’en saura rien. Permettez : c’est pour
cela que vous voudriez vous tuer ?
LE PRINCE (sombrement) : Je
dois mourir : c’est mon destin. (Soudain
il se penche à l’oreille de Pinkász
et siffle avec fureur.) Malheureux, n’insistez pas, vous ne comprenez
pas ? Le diable emporte ce suicide minable ; vous croyez que pour moi
c’est une partie de plaisir ? Merde ! Balivernes. Depuis
longtemps je ne me suis pas tué pour des raisons aussi idiotes. Mais
j’ai un contrat avec ce Bernstein : c’est moi le jeune homme
qui se tue chaque fois au troisième acte. (À haute voix, sur un ton solennel.) Vous ne pouvez pas me
comprendre. Restez ici : moi, j’ai des comptes à rendre. (Il saisit un rasoir. Lentement à pas
comptés il se retire derrière un paravent. Dans un silence
assourdissant on entend le crissement du rasoir. Le sang se met à couler
sous le paravent et des gouttes tombes dans les rangs du public. Pinkasz pousse des cris. La princesse surgit : tous
les deux s’assoient dans la flaque de sang et hurlent pendant une
demi-heure. Celui qui reste sur sa faim, n’a qu’à me planter
un couteau dans la gorge au préalable.)
(Rideau.)
[1] Henri Bernstein (1876-1953). Écrivain français de comédies de boulevard, en butte à l’antisémitisme de l’époque..
[2] En français dans le texte.
[3] Yiddish : Le connaître.
[4] Yiddish : Tous, tels que nous sommes !
[5] Yiddish : Doux Seigneur ! Aïe !
[6] Yiddish : C’est quoi ce boucan ?
[7] Yiddish : Toute la tribu.
[8] Tu aimeras le Seigneur. Chant traditionnel du sabbat. Malaha olam : suite de la prière.