Frigyes
Karinthy : "Il neige"
Le
pilote[1]
Le
pilote allongeait son corps emmêlé dans les fils de fer et ses
yeux restés grands ouverts regardaient vers le ciel avec
étonnement.
Où
suis-je s'étonna la cervelle qui suintait lentement par
Récapitulons :
j'ai décollé ce matin à Domodossola. Mon appareil brillait
au soleil tel un précieux bijou géant. J'ai réglé
le gouvernail, resserré quelques vis. Les gens qui étaient
près de moi scrutaient soucieusement mon visage mais je leur souriais.
Puisqu’il est de ma fabrication, leur ai-je dit, j'ai tout construit
moi-même jusqu'au dernier clou, j'en connais tout de même le
maniement ! J'ai tapoté l'hélice telle la crinière
flottante d'un bon cheval. Puis j'ai sauté dans mon siège. Mes
deux mains se sont tendues sur le manche. Sous mon nez brillait le capuchon en
cuivre de la gouverne d'altitude. J'ai scrupuleusement observé sa
façon de s'incliner lorsque ma main gauche descendait le maneton. J'ai
eu le temps de voir vaguement quelques visages flous qui s'écartaient
des deux côtés. Ensuite je n'ai plus vu que deux plaques blanches,
puis un disque translucide, clignotant devant moi. Puis je me suis
penché en avant et j'ai vu la terre jaune défiler sous moi, face
à une tache d'ombre noire qui était sombre et énorme avec
la forme d'un oiseau.
Le
maneton sifflait et tout à coup le flanc de montagne
éloigné a commencé à grandir. J'ai vu une falaise
vertigineuse dressée devant moi pendant quelques instants ; j'ai
donné un tour vers le bas. Alors la falaise s'est mise à chuter
sous moi et s'est ramassée. Elle est montée en un pic et a
disparu comme si on l'avait coupée. Dans le lointain s'est
déployé un bleu infini incommensurable. Sous moi se soulevaient
des petites boursouflures vertes ; j'ai cherché et trouvé
mon ombre : c'était un petit point noir ; elle était en
train de ramper vers le bas au flanc d'une colline et elle s'est bercée
jusqu'à se coucher dans une plaine illimitée. Elle a nagé
lentement à travers un champ de seigle rectangulaire ; elle a
disparu une minute au-dessus des feuillages foncés d'une forêt,
puis je l'ai revue dans l'étroit ruban étincelant de la route
pendant qu'elle la traversait.
Mais
la rivière était embrumée et elle se perdait devant moi
dans une sorte de brouillard lointain. Le petit hameau blanc sur le
côté semblait tourner sur lui-même ; des petits points
rouges vibraient et progressivement toute l'image bascula vers l'autre
côté. Plus haut, me suis-je dit à haute voix et j'ai
repoussé le maneton. Les câbles pleuraient et tremblaient. J'ai
entendu haleter le piston à travers ce vrombissement infernal. Rivière,
route, toutes les lignes se sont soudain déchiquetées et
étendues vers l'infini. Je me suis penché en avant, j'ai tendu
mon bras et j'ai replié vers le haut le pare-brise devant ma bouche. Le
vent m'a frappé le visage en sifflant.
Plus
haut, ai-je haleté. Je me suis penché à droite pour que
l'aile gauche se relève, parce qu'à gauche le vent tourbillonnait
en volutes orageuses sur
Pendant
de longues minutes je n'ai plus vu aucune ligne devant moi. Puis mes yeux se
sont habitués au milieu ambiant. Maintenant tout était doux,
incroyablement bleu, avec une ligne immense, blanchâtre, au bord,
courbée vers le bas. Et tout cet espace était parsemé de
petits duvets blancs ; ils disparaissaient et réapparaissaient.
Sous moi la mer bouillonnait. Je ne voyais de rivage nulle part.
Cela
a-t-il duré des heures ou des jours ? Comme c'est
étrange ! La seule chose certaine c'est qu'une sorte d'anneau
vibrant me serrait la gorge. Puis il m'a semblé cogner ma tête
contre une feuille mince et flottante de papier de soie que je n'arrivais
pourtant pas à déchirer avec la tête. Cela s'est produit
quand la mer a disparu sous moi, et entre moi et la profondeur voletait une
blancheur laiteuse. Tout d'un coup j'ai de nouveau aperçu l'ombre-oiseau
géante avec des contours sombres très nets : elle reposait
sur un nuage tremblotant, gonflé comme un duvet et qui pâlissait
lentement. Puis tout est devenu blanc.
Holà !
Puis tout est devenu blanc. Comment c'était déjà ?
Plus haut, toujours plus haut, a dit mon cœur qui dansait puis s'est tu
tout à coup. Alors j'ai eu l'impression de faire du sur place. Je me
suis concentré pour mieux écouter mon cœur. J'ai voulu
tourner l'aileron mais ça n'a pas marché, quelqu'un avait
immobilisé mon poignet. Je me suis entêté, j'ai voulu
libérer mon bras. Lâche-moi, ai-je dit, et j'ai tiraillé
mon bras, mais l'autre ne me lâchait pas : il passait par-dessus mes
épaules et il caressait ma main avec son autre main. Il collait sa joue
tiède contre ma joue. De sa poitrine il s'appuyait
légèrement contre mon dos. C'est seulement alors que j'ai
aperçu sa robe noire froufroutante. Je ne me rappelais pas du tout
l'avoir emmenée, or elle était assise derrière mon dos.
- Qu'est-ce
que tu veux, lâche ma main, lui ai-je dit sans enthousiasme, car sa joue
tiède m'enivrait.
- Tout
de suite, a-t-elle ri, laisse-moi la regarder d'abord telle qu'elle repose sur
le maneton jaune. Comme elle est belle.
J'ai
regardé ma main. Je l'ai trouvée pâle, longue et belle.
- Lâche-la,
ai-je dit avec lassitude, mais sans tirer sur ma main.
- Mais
tu peux la tourner comme tu veux, répliqua-t-elle, laisse-moi seulement
poser ma main sur
- Je
veux voler, ai-je murmuré, et ton visage est très tiède,
tu m'engourdis, c'est désagréable.
Elle
a serré sa tête contre moi.
- Mais
tu voles, a-t-elle affirmé. Regarde, nous allons voler…
Maintenant
elle a tourné son cou vers l'avant et dans un flottement brun elle a
haleté dans mon visage. Ce devait être un parfum.
- Tu
es belle, lui ai-je dit, et j'ai dû sourire. Elle a lâché ma
main et a regagné sa place, boudeuse.
- Non,
a-t-elle dit, je ne te plais pas. Pourquoi ne me chantes-tu rien si tu es un
fameux oiseau ?
- Tu
es belle, ai-je fredonné et, les yeux troublés, j'ai
cherché son visage en tâtonnant…
Brusquement
elle s'est collée à mes lèvres. Ça
m'étranglait.
- Laisse-moi.
- Non,
non, a-t-elle haleté. Oiseau célèbre, tu vas voler…
Je veux que tu voles… Avec moi…
- Je
vole, ai-je bégayé en suffoquant.
- Nous
volons, a-t-elle crié. Enlace mon cou…
L'hélice
étincelante est passée devant mes yeux en cliquetant. J'ai senti
dans ma bouche des saveurs lourdes et une valse confinée qui ressemblait
au brûlant vrombissement du moteur. Puis j'ai vu une chambre et des
fleurs. Un recoin de pénombre et un oreiller de dentelle. Le visage de
ma mère un instant dans la glace.
Les
ailes se sont retournées trois fois, elles flottaient en culbutant. Le
fuselage tournait avec moi comme une quenouille.
- Maintenant…
Je vole ! Ai-je crié, emporté par le triomphe et j'ai
étouffé dans un nuage de dentelles. Maintenant je suis
libre !
Mais
ses bras m'ont noyé les mots dans
- Embrasse-moi !
Lui ai-je hurlé, et je l'ai frappée au visage de mon poing. Son
nez jaune a ricané quand mon poing l'a manqué et il a atterri sur
son crâne de tôle. Je voulais dénouer ses bras mais ils
étaient minces et trop obstinés ; vingt bras minces et
noirs, les vingt minces fils de fer noirs de la voilure s'enroulaient autour de
ma taille. Ils s'enroulaient à mes jambes, ils se bouclaient à
mon cou ; l'un s'est brisé sur ma poitrine. Ses jambes, deux jantes
de fer, enserraient étroitement mes deux jambes.
Puis
un temps il y eut le vide, une cascade de larmes quelque part s’entendit.
Puis ce fut le silence ; un trou noir. Jusqu'à quand va encore
durer ce silence ?
Où
suis-je maintenant ? Je n'ai jamais volé encore entre pareils
nuages épais et noirs… Et pourquoi je n'entends pas le bruit du
moteur ? Et où est la célébration et où sont
les bouquets ? Et où a disparu ce visage doux et tiède
près du mien ? Mon Dieu, qu'est-ce que c'est ce machin béant
au-dessus de ma tête ? Mais pourquoi je n'entends pas le bruit du
moteur ?
…Ainsi
suintait la cervelle par une large fêlure du crâne
fissuré ; les yeux restés ouverts s'émerveillaient
vers le ciel. La nuit une étoile perça le firmament. Tout autour
les rochers dormaient. À dix mètres de là, le moteur
fumait encore, déchiqueté, encastré dans une dure muraille
rocheuse. Un lambeau de toile d'une des ailes s'y est accroché et le
vent du nord la fait flotter telle une bannière au-dessus de
[1] Cette nouvelle a reparue
légèrement modifiée en 1915, sous le même titre,
dans le recueil "L’homme volant"