Frigyes
Karinthy : "Il neige"
Une bonne blague[1]
La
neige se mit à tomber, mais prudemment, un ou deux flocons erraient dans
l’air frais. Le jeune homme en pardessus, chapeau mou et léger,
qui, par la suite, allait concocter la bonne blague, une heure plus tôt
se promenait encore dans la rue avec sa bonne blague, il frissonna un peu et se
blottit contre sa maîtresse. Par ailleurs il n’avait pas de
problème. Il devait être légèrement nerveux et
inquiet, parlait un peu trop peut-être, il était un peu
excité, ses yeux brillaient avec ruse et allégresse. Il était
en train d’expliquer à sa maîtresse l’avantage
d’être ensemble : les vieilles inquiétudes, les
jalousies, sont du passé. Il était de bonne humeur. Sa
maîtresse souriait mystérieusement : à travers le
voile du maquillage, son adorable visage enivrant regardait humidement devant
elle, si merveilleusement. Le jeune homme qui plus tard allait inventer la
bonne blague, débita d’un trait :
- Faisons une petite
promenade avant, d’accord ? On descend jusqu’au pont de chemin
de fer, puis on rentre chez nous par le chemin des écoliers.
Et le jeune homme, une demi-heure
avant la bonne blague, attira passionnément vers lui les bras de sa
maîtresse quand dans son cerveau un peu frissonnant apparut la chambre
douillette, puis le canapé soyeux et les bras blancs allongés sur
le canapé. Il se tut et pensa anxieusement à son bonheur.
Puis il se remit à parler
très vite :
- Tu vois,
c’était mon itinéraire habituel, c’est par ici que je
cherchais un logement quand il n’était pas encore certain que tu
serais toute à moi… Tu sais, j’étais vraiment
stupide, je n’étais pas encore sûr, et pourtant je cherchais
déjà un logement… Ah, les jours que
c’était…
Et il débita
d’autres phrases du même genre, le jeune homme, un quart
d’heure avant la bonne blague, dans la rue du Pont Extérieur du
Chemin de Fer, à une demi-heure de chez lui en faisant un détour
où il se dirigeait avec sa maîtresse.
- Finalement, ce n’est
pas par ici que je l’ai acheté… J’étais
bête et désespéré… Dans cette rue habitait au
numéro douze… Bábolnay… Et
moi j’étais jaloux de toi, tu sais. Bref, il était amoureux
de toi… Tant pis, tu t’en souviens ? Moi, je
n’étais pas encore sûr que tu m’aimais…
Et je souffrais mille tourments… oh, le misérable, comme je le
haïssais. Je souffrais le martyre à cause de lui…
Et quelques minutes avant la
bonne blague, le jeune homme s’arrêta devant le numéro onze
de la rue du Pont Extérieur du Chemin de Fer, à une heure de
marche de chez lui, l’endroit où ils allaient avec sa
maîtresse. Il lâcha comme un moulin à paroles :
- Pendant des mois, pendant
des mois. Je n’avais plus la paix, impossible de travailler. Parfois je
courais ici comme un cinglé et, caché sous le porche voisin, je
guettais son entrée : j’avais l’idée fixe que tu
viendrais le voir. N’est-ce pas terrifiant ? Je tremblais, je
sanglotais de terreur. Le misérable, l’imbécile. Et figure-toi,
il connaissait ma souffrance, il me torturait, me raillait, je devenais son
souffre-douleur. Dans la rue il me saluait de loin d’un grand bonjour
ironique. Des fois, comme par hasard, il poussait un profond soupir en
prononçant ton nom… En plus il dissimulait brusquement,
ostensiblement, des lettres dans la poche de son gilet… « Mon
pauvre ami… », disait-il quelquefois avec emphase quand nous
étions ensemble. Si je lui rendais visite quand il était seul, il
se troublait, claquait précipitamment le placard, se plantait devant le
lit… bredouillait quelque chose… Il disait : pardon,
mais… Et ainsi de suite. Il se moquait de moi quand il me voyait
pâlir. Il savait fort bien qu’une crampe me serrait le cœur.
Le jeune homme respira puis
éclata de rire.
- Imagine-toi la souffrance
qu’il m’infligeait, quelle bonne blague ! Mais je la
méritais. On n’a pas le droit d’être sot à un
tel point. Le misérable !
Et le jeune homme qui avait
été sot à un tel point, s’arrêta devant le
numéro douze, et se tourna brusquement vers sa maîtresse. Il la
regarda dans les yeux. Il parla doucement avec les yeux brillants d’une
lueur étrange.
- Écoute, j’ai
inventé une bonne blague.
Sa maîtresse
s’arrêta également. Ils se regardèrent longuement
sans rien dire.
- ça va être passionnant, tu sais. Je vais enfin
faire marcher ce Bábolnay… mon tortionnaire de
naguère… Je vais lui rendre la pareille…
Ils se regardèrent encore.
Le visage du jeune farceur flambait de couleurs inhabituelles,
inquiétantes. Ses yeux s’étaient rétrécis et
ses lèvres tremblaient sournoisement. Sa maîtresse était
calme, elle ne pâlit qu’à peine sous le voile du maquillage.
- ça va être génial…
écoute… Maintenant tu vas monter chez Bábolnay… tu le
trouveras seul… tu lui parleras avec gêne et excitation… tu
t’assoiras… Tu es comédienne, après tout, tu seras
à la hauteur… Il sera surpris, il croira avoir tout compris…
Tu le connais, il est vaniteux et bourré d’amour-propre…
Bref, il commencera à te rassurer : mais non, ce n’est pas
grave… Ensuite… Deux minutes plus tard je monterai vous
rejoindre… Je sonne… Tu pousses un cri : « Ciel,
c’est János… », J’entre… un lourd
silence… Puis Bábolnay se confond en excuses… il se
démène… il fait son numéro… il prend une pose
avantageuse… et c’est alors que nous lui rions au nez tous les deux
ensemble : « Imbécile, ce n’était
qu’une blague, allez, c’est fini ». Et nous partons bras
dessus, bras dessous… Imagine…
Il s’arrêta. À l’idée de pareille bonne
blague ils se regardèrent rêveusement. Tous deux tremblaient un
peu, doucement, à peine perceptiblement.
- Alors ? demanda le
jeune farceur en affichant un étrange rictus ébouriffé.
Déjà pendant
qu’il parlait, sa maîtresse guettait l’intérieur du
porche obscur. Elle ne retournait toujours pas son visage. Elle resta probablement
ainsi un instant, même après que l’autre se fut tu.
- Bon, dit-elle ensuite
très brièvement, avant de disparaître sous le porche.
Le jeune farceur la suivit du
regard. Il vit encore les volants mousseux et mauves de la jupe monter sur les
dalles de marbres de la première marche… En dessous, sous les
volants, on pouvait apercevoir aussi les petits souliers, alors qu’au
dessus c’était la pénombre discrète et endormie. Il
put également remarquer un petit bout de la queue voltigeante
de son écharpe dans un tournant de l’escalier – ce
détail fut le dernier à disparaître. Il ne resta ensuite
que le portail et une étroite ouverture sombre, l’entrée de
l’escalier. Le soir tombait. Trois ou quatre minuscules flocons
voltigeaient dans l’arrière-plan obscur de la cour
béante… de la neige… Aucun passant. Le jeune homme dut
rester une longue minute devant la porte. Après, lentement, et par un
instinct superflu, sur la pointe des pieds, il se mit à monter. Des
marches sinueuses, étroites et hautes, conduisaient vers un étage
bizarrement bâti, plein de recoins. Dans les vieux immeubles centenaires
de Buda, on trouve des étages comme ça. Il lui fallut tourner
puis suivre jusqu’au bout un couloir exigu découvert. La porte était
tout au bout. Elle était également à l’air libre,
surmontée d’une niche ; elle était
séparée d’un mur aveugle par une grille au-delà
duquel on pouvait deviner dans la demi-obscurité hivernale une vue floue
sur les collines de Buda. Sur une plaque de cuivre pâle reluisait le nom
de Bábolnay.
Le jeune homme
s’arrêta. Il se tint sur la pointe des pieds et aiguisa ses
oreilles. Trente secondes passèrent. La pénombre eut le temps de
pénétrer derrière la grille et de s’engouffrer dans
le couloir.
Puis lentement, prudemment, il
pressa le bouton de la sonnette. Une pression légère, toute
petite : une sonnerie d’airain mais éphémère
retentit dans le giron de l’antichambre.
Il toussota deux coups, deux
petits coups. Il dansa d’un pied sur l’autre. Un large sillon
gauche et rusé sur son visage se préparait à un monologue
qui marquerait son entrée. Il attendit.
Il toussa de nouveau. Puis il
leva le bras et appuya plus fort sur le bouton de la sonnette. Un long cri
douloureux fut ce coup-ci la voix de la sonnette ; il se mourut
brusquement, entraînant le silence.
Une minute passa.
Et alors, dans la
pénombre, l’alignement large de la porte s’entrebâilla
lentement, presque imperceptiblement et quelqu’un qui se serait
penché à ce moment-là vers son visage y aurait vu un trou
disloqué et incompréhensible tel un rictus affreux et
repoussant : c’est sur la figure de cadavres frappés à
un instant unique et inattendu par la panique de la Mort qu’on en voit
des semblables.
Il s’affaissa doucement sur
la porte, sans faire de bruit. D’abord le haut de son corps s’y
plaqua, ses mains, les paumes vers l’extérieur, se tenaient
plaquées sur le panneau inférieur. La neige forcissait, un vent
froid mordait par-dessus la grille. Il parcourut la galerie et se faufila
derrière son gilet. Il l’entendit qui frissonnait sifflant
soufflant au long de la gouttière.
Et c’est là
qu’il creva, devant la porte.