Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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Il neige

 

Je me suis réveillé à six heures et je suis sorti dans la rue. Le vent soufflait depuis la rivière. Il s’est mis à neiger en petits éclats coupants. J'ai tendu un bras raide, les flocons voletants cognaient ma main, ils se sont entassés, ils ont pris furieusement en glace, et alors une pâle couche blanche translucide a embrassé les os de mon poignet. Je l’ai secoué et je me suis dirigé vers une ruelle.

La première neige, a dit près de moi un petit homme à un autre. Un homme blond, flasque, la lèvre inférieure avidement protubérante, qui faisait l'important : il était en train d'expliquer un problème ou une pensée et il avait l'air d'y tenir. Pendant que l'autre passait devant moi, mon ombre le parcourut du pied à la tête ; quand l'ombre atteignit son visage, son crâne aux orbites vides, au nez cassé, aux cicatrices moisies sur le dessus, s’est illuminé un instant, jaune et ricanant.

J’ai bâillé en grinçant, ce n'était pas agréable. La neige me plaisait, cette neige blanche et pure, j’ai bavardé savamment avec la neige. J'ai allumé une cigarette, j’ai levé devant la neige cette braise bleue et froide. De nouveau je ne savais pas où aller ; j'ai enfoncé mes mains entre deux côtes et j'ai appelé le vent qui venait de se lever, fredonnant et sifflotant. Hé toi, le vent, où cours-tu ? Asseyons-nous et bavardons un moment intelligemment, je m'ennuie. Mais le vent ne m’a pas répondu : il portait l'odeur de la Comédienne, il a sifflé un coup de colère à mon oreille, il a trépigné, il m’a flanqué une tape. Tu es fou, je lui ai dit, qu'est-ce qu'elle t'a fait, ma figure. Bon, tant pis, va, cours, mais ça se terminera mal, moi je n’ai pas besoin de cette odeur, tu peux bien l'emporter. Je m'ennuie et j'ai envie de bavarder intelligemment avec quelqu'un. Je cherche quelqu'un à qui expliquer qu’il ne faut pas courir, ça ne rime à rien, mieux vaut s'asseoir, s'allonger, ne pas s’obstiner. Ce serait sage, et moi je le couvrirais et je m'allongerais près de lui et nous arrondirions tous les angles. Mais vous êtes tous déments, vous êtes ennuyeux et méchants avec moi, vous courez dans tous les sens et tous vous me cognez.

J’ai remonté mon col et j’ai répété pendant que je traversai la place lentement, frissonnant, de mauvaise humeur, tournant et retournant dans le creux de mon crâne la neige entrée par mes orbites : je m'ennuie, je m'ennuie. Une vieille haridelle, les pattes tordues, raidies, était là, attelée, au bord du trottoir, cela m’a plu, je me suis mis à lui parler et elle m’a regardé avec ses yeux verts, ses yeux de cheval. Je lui ai expliqué : écoute, j'ai parlé aujourd'hui à une mouche et à un moineau, ils sont intelligents et sensés, tout compte fait les plus sensés. Le moineau a aussitôt approuvé, sage et obéissant, il s’est laissé tomber de l'arbre en me tendant ses deux pattes. La mouche n’a pas fait non plus beaucoup d'embarras, elle a grimacé et prise de vertige, est tombée dans ma main, ici. Ne vois-tu pas qu'il neige ? ça doit être dégoûtant quand ça dégouline sur ton mince poitrail.

Hue toi, hue, a dit le cocher et le cheval a tendu ses muscles en rechignant. Il s’est mis à ambler mais moi je me suis entêté, j’ai courus à côté tout en lui parlant. Tu vois, tu vois, toi aussi tu cours. Tu dois porter un bouquet, un grand bouquet au Théâtre, pour une générale, la Comédienne y joue. Ça alors. Ces quelques coups de cravache te font courir comme ça, tu n'as pas honte ? Pourquoi tu joues de l'harmonica avec tes poumons qui sifflent ? Pourquoi tu fais des trémolos sur ces quatre maigres baguettes à sabots ? Allons, sois sage et allonge-toi. Ho toi, ho...

Le cheval a continué sa course rigide.  Hue toi, hue, lui disait-on, on le frappait, il voulut courir plus vite que moi. J’ai dit : ho toi, ho... Stupide, stupide animal. Je l’ai dépassé, je lui ai fait un croche-pied, il est tombé sur les genoux, puis s'est étalé au sol en hennissant. On l'a entouré, il ne voulait pas se calmer, ne cessait pas de se cabrer, les pattes en l'air. J’ai lutté contre lui, nous avons roulé par terre. J’ai pleuré de colère : il ne voulait pas céder. À la fin j'ai enfoncé mon poing dans sa gorge, alors il s’est tu.

J’ai laissé là la foule et j’ai commencé à me promener lentement, calmement, le long du boulevard. Le brouillard est tombé et les lampes à arc éclairaient le brouillard comme des pelotes lumineuses : au-dedans, sur l'autre paroi de mon crâne, cette lumière tremblotait pâlement. Il était six heures et demie, je m’ennuyais et la curiosité m’a fait guetter sous les porches. Un jeune étudiant grelottant m’a aperçu, il m’a regardé en face et m’a reconnu. Il s’est faufilé un moment derrière moi et a marmonné quelque chose, sur un bouquet, un théâtre, mais je ne me suis pas retourné, il m'ennuyait. J’ai tourné dans une rue latérale, je me suis installé dans un bistro. Il y a eu une bagarre, des ivrognes se sont trempé leurs couteaux l’un l’autre dans le corps. Je suis intervenu et j’ai rappelé à l'ordre le plus bruyant, j’ai mis la main sur son épaule (je bavarde rarement avec des hommes, il y a beau temps qu'ils ne me comprennent plus) et j’ai dit fermement : ça suffit ! Je veux du silence, il neige.

La lumière est tombée en écheveau froid des fenêtres d'un café du boulevard. Je me suis baissé et j’ai scruté la neige sous cette lumière : il y en avait deux centimètres. Elle faisait déjà une belle couverture molle onduleuse, les flocons voletaient plus densément et disparaissaient plus mollement dans cette couverture. J'ai acquiescé avec satisfaction et j’ai reculé. Un vieux est venu en face, une espèce de banquier essoufflé, mais il haletait orgueilleusement, le ventre protubérant. Une chaîne d'or épaisse d'un doigt lui pendait sur le ventre, il avait les yeux petits de vieillesse et gélatineux, il portait un écrin et ses lèvres épaisses grommelaient le nom de la Comédienne. J’ai dû lui faire signe à trois reprises pour qu'il m'aperçoive. Il s'est arrêté et m’a regardé bêtement.

- Qu'est-ce que vous voulez ? – a-t-il demandé.

- Rien, ai-je dit, et j’ai secoué la neige du bout de ma cigarette. Il neige, rentrez chez vous et mettez-vous au lit.

- Qu'est-ce que vous voulez ? – a-t-il balbutié, le visage blême, les doigts pendants. Je lui ai mis la main à l'épaule.

- Rien. Vous ne comprenez pas ? Il neige. Monsieur le directeur, vous avez trop mangé ; ça suffira comme ça, Monsieur le directeur. Vous n’êtes pas beau dans cette belle neige blanche. Rentrez à la maison et couchez-vous. Vous ne comprenez pas ?

Je l’ai planté là. Il s’est adossé au mur, sa tête enfoncée dans son col il m’a suivi d'un regard exorbité, ses lèvres pendantes ont trembloté encore comme s'il voulait poser une question. Une minute plus tard, j’ai vu en me retournant deux cochers qui l'aidaient, titubant, à grimper dans un fiacre.

Je suis monté au cercle et j'y ai rencontré quelques politiciens. Ça battait son plein dans la salle de baccara ; j’ai tenu la banque avec des mises élevées. Il y avait peu de monde, c'était un soir de première au Théâtre, d'ailleurs on ne parlait que de ça. Au début on jouait petit jeu, mais j’ai misé treize fois et la banque a grimpé à vingt mille. J'ai étalé mes cartes en un large geste : cette fois les pointeurs ont gagné. Ensuite la banque a ramassé encore treize fois le tapis. J'ai arraché le râteau des mains du croupier et j’ai tout ramassé moi-même. Une montagne de jetons jaunes, bleus et rouges s'est entassée, des pièces d'or rondes, des billets bleus voltigeaient. Quelques morceaux de chair sont apparus éphémèrement au milieu de ce tas fumant enchevêtré, des balles en plomb ont roulé. J’ai tout ramassé. La chaleur était étouffante, la sueur perlait sur les visages.

- Faites vos jeux ! – ai-je crié. J'accepte aussi des années de vie. Quitte ou double. Les jeux sont faits ? Rien ne va plus.

Plusieurs sont tombés de leur chaise. Une bourrasque a soudainement arraché une porte-fenêtre supérieure, son sifflement a balayé la table et éteint les lustres. Des bouts de papier blanc se sont élevés sur le feutre vert et ont voleté jusqu'à terre. J’ai tout ratissé, je me suis levé et j’ai fait signe à un employé.

- Neige-t-il encore ?

- Oui, Excellence.

Il est revenu en claquant des dents. La neige atteignait vingt-cinq centimètres devant la porte.

- Tout va bien.

J’ai remonté le col de ma pelisse, j'ai enjambé les joueurs étalés par terre et j’ai descendu lentement l'escalier. C'est devant la porte que j’ai rencontré le jeune politicien, échevelé, sans manteau, il courait en tous sens pour héler une voiture. Des flocons tombaient gros comme le poing, la neige faisait grincer ses cordes dans la nuit d'encre.

- Où voulez-vous aller ? – ai-je demandé au jeune politicien.

- Je dois encore passer au casino, a-t-il répondu brusquement. Je n'ai jamais vu une neige pareille. Je n'arrive pas à dénicher une voiture. J'ai tout perdu.

- Venez, je vous emmène en traîneau.

L’auto-traîneau noir a dérapé en s’arrêtant net devant nous, nous sommes montés. À la lumière jaune foncé des lampes à arc il s'est élancé dans la neige en faisant geindre son klaxon. Les lourdes roues d'os ont claqué en grinçant. Je me sentais bien.

Le jeune politicien discourait.

- Je ne peux pas savoir de combien de temps je dispose encore. J'ai tout perdu. Je me suis laissé entraîner dans cette série-là, vous savez. J'y ai laissé vingt mille, puis j'ai misé dix ans, perdus aussi. Mais tant pis, on trouvera bien quelque chose. Je fais un saut au casino, je vais encore lever dix mille, avec ça demain je me ferai banquier, je regagnerai tout. Si vous vous imaginez, Monsieur, que je me laisse aller, vous m'avez mal regardé.

Il a gesticulé des bras, tout son corps tremblait de froid.

- C'est ridicule, je ramasserai bien une telle somme. Épouvantable, j'ai même oublié mon manteau au cercle. Tant pis, ce soir c'est la première, demain après-midi j'irai chez la Comédienne, au salon de soie jaune c'est bien chauffé. J’embrasserai sur sa bouche cette petite fossette humide inclinée vers le haut chaque fois qu’elle esquisse une moue souriante, méprisante. J'ai déjà fait mon plan, ça ne fait pas beaucoup d'argent. Je lui embrasserai même le pli du creux poplité, bien chaud quand elle replie la jambe. Mais même peu d'argent, il faut le dénicher. Il va falloir l'embrasser, ça reste encore à faire, ridicule. Ça va être un sacré bazar, demain !

Une poignée de neige s'est immiscée en sifflotant. En l'attrapant dans la paume de ma main, je l’ai serrée contre sa bouche brûlante et frissonnante.

- Baise-moi ça.

Le traîneau serpentait en silence à travers le labyrinthe des ruelles. Nous avons parcouru un tunnel, nous avons filé en tous sens. Sur l'autre rive du fleuve nous sommes entrés par les porches vides d'immeubles étêtés, à travers les pièces vides sans plafond sous un mètre de neige.

- Baise-moi ça, lui ai-je dit. N'est-ce pas plus blanc, plus glissant que sa peau ?

Je lui ai parlé dans le râle sonore des chambres creuses et vides :

- Elle est bonne et blanche, hein, cette adorable neige blanche ; comme elle enfonce. Elle pousse toujours plus haut, elle égalise tout. N'est-ce pas mieux que sa bouche fétide ? Comme ce sera merveilleux de l'oublier, comme ce sera merveilleux, comme ce sera merveilleux quand tu pourras oublier ce spasme dans ton cœur et ce spasme dans la chambre jaune, comme ce sera merveilleux.

Mais il se débattait, étouffant, crachant, et il crachait partout la neige que je lui avais fourrée dans la bouche. Il lançait des malédictions et, à mots confus sifflants, il grognait quelque chose dans le genre : « je sais enfin que j'aime la Comédienne et que je veux aller la voir demain, voilà pourquoi je l’ai entraînée dans un traîneau et voilà pourquoi je veux la tuer. » Ensuite il s’est calmé et il a oublié ces accusations ridicules, sa bouche s'est élargie, il m’a regardé avec un sourire pudique et je lui ai dit, apitoyé : « n'est-il pas mieux d'oublier tout ça ? »

La neige est montée d'une tête. J'ai accompagné l'ambulance jusqu'à l'hôpital, j’ai longé des couloirs et j’ai pénétré dans la salle d'opération. Le jeune étudiant que j'avais croisé une demi-heure plus tôt était déjà allongé sur une table. La balle était entrée par le palais, et maintenant on lui écartait les mâchoires avec une cale de fer pour faire place à la sonde ; on ne pouvait pas l'endormir, son organisme affaibli par le jeûne n'aurait pas supporté le chloroforme. Son crâne était tenu par deux assistants ; le professeur travaillait en silence dans la tête déchiquetée. Je me suis approché. Quand ses yeux exorbités m'ont aperçu, il a soudainement cessé de hurler. Une unique convulsion a parcouru son corps.

- Parle, ai-je dit en empoignant son cœur. Je t'écoute.

Le cœur pantelait convulsivement entre mes mains, il a tressauté pour échapper à mes mains, puis il s'est apaisé.

- Montre-la moi encore une fois – a-t-il palpité boudeusement 

- Que veux-tu ?

- Sa bouche et les fossettes humides autour de sa bouche haletaient pendant qu'elle me jetait ce regard brûlant depuis la voiture.

- Tu l'oublieras. Il neige. La neige recouvre les collines.

- Ce n'est pas vrai. Je serai là, sang et convulsions sous les collines. Ma bouche écartée se collera à la planche brute, une morsure terrible. Ma gorge ne sera que hurlement refoulé. Montre-moi sa bouche. Je veux prendre congé.

- Tu l'oublieras. Tu seras gentiment couché, la tête pliée sur le côté et l'obscurité et le silence bourdonneront dans ton crâne. Des algues vertes pendront vers l'intérieur, sur les parois. Il neige.

- Montre-la-moi.

- Tu l'oublieras. ça n'existera plus. La convulsion s'éteindra. Elle n'aura jamais existé.

Le cœur a sourdement haleté.

- Veux-tu encore ajouter quelque chose ? – ai-je demandé avec bienveillance.

- Oui, a haleté le cœur, et des larmes suintaient. Montre-moi la forêt au soleil couchant, où je me trouvais il y a dix ans, je croyais qu'elle serait mienne et la cime des conifères rougeoyait dans le soleil couchant ; laisse-moi prendre congé de ma forêt.

- Tu l'oublieras.

- Alors montre-moi au moins le miroir dans lequel j'ai vu un jour ma bouche se crisper et je pensais à sa bouche ; laisse-moi prendre congé du miroir.

- Tu l'oublieras. Tu m'ennuies.

- Alors montre-moi la tache lumineuse qui serpentait sur l'eau du lac vert, qui gémissait sur l'eau quand ma barque glissa par là et je me penchai sur l'eau pour baiser cette tache ; je veux prendre congé de la tache lumineuse qui serpentait sur l'eau.

- Tu l'oublieras. Imbécile. Ça suffit.

Un os s’est fendu en craquant dans son palais, sa tête s’est tordue et de sa bouche écartée un râle a giclé. Le garçon a tiré si fort ses mains que les attaches ont sauté. Le professeur a aussitôt enlevé la sonde et versé du café dans la bouche. Puis il s’est penché au-dessus du cœur.

- Enlevez la cale, dit-il. Il n'a pas supporté.

Un assistant a retiré la cale. Un liquide brunâtre a coulé entre les lèvres bleues avachies. La tête a renversé un flacon de phénol en retombant et un liquide à odeur lourde a coulé sur le sol. J’ai regardé ma montre, il était dix heures. J'arrive au bon moment, me suis-je dit, j'arrive au meilleur moment pour le deuxième acte.

J’ai traversé le parterre entre les rangées de fauteuils. Ils approchaient en effet de la fin du second acte, là où l'orchestre double malicieusement le dialogue en sourdine. Je me suis assis dans un fauteuil mais n'y suis pas resté. J’ai longé les couloirs et j'ai ouvert la porte de la première loge d'avant-scène où l'auteur se trouvait seul. Il était transi de peur, un œillet rouge brûlait à sa boutonnière. Il m’a serré distraitement la main, puis s’est retourné vers la scène, bouche ouverte. Je me suis assis près de lui et j’ai saisi les jumelles.

- Il neige, ai-je dit.

- Oui, a-t-il chuchoté et il a ri doucement d'une voix fiévreuse – de la neige sera déposée sur ses cheveux quand nous rentrerons. Tiens, regarde ce geste, comme elle affronte son séducteur. C'est La femme. C'est pour elle que j'ai écrit ma pièce, je voulais la lui offrir en cadeau, mais la voilà qui me la rend comme un nouveau cadeau inconnu : la vie en échange de la matière inerte et morte qu'elle a reçue de moi. C'est La femme. Ma maîtresse. Ce soir elle sera mienne, maintenant elle joue ma pièce sur la scène.

- La neige la recouvrira.

- Regarde. Elle est l'ivresse, elle est la gloire. La foule imbécile est subjuguée, la gorge nouée et les yeux exorbités de plaisir. Ne vois-tu pas ? Elle est la vie et elle est le triomphe. Moi je suis son amant. C'est durant trente années de fièvre dévorante qu'avec ruse et persévérance j'ai attendu cette heure, avec le velours brûlant et la soie moulante éclairés par le feu blanc des spots électriques et les rythmes capiteux de la musique. De soie, de velours, de musique envoûtante et de parfums brûlants j'ai bâti durant trente ans mon escalier pour arriver enfin jusqu'à sa peau nue, pour la baiser. C'est un calcul de trente années, c'est du beau travail.

J'ai approuvé.

- C'est du beau travail en effet, lui ai-je dit. Mais maintenant il neige. Et maintenant fais ce qu'on fait après un beau travail honnête : étends loin tes deux bras noueux, bâille un coup et étire-toi longuement ; ferme doucement les yeux et sois heureux de pouvoir oublier ce travail. Parce que moi, je viens maintenant de là où, geignant et gémissant, on meurt d'amour ; et j'affirme haut et fort que tu dois me serrer la main avec gratitude de ne pas tirer vengeance de ce que tu n'as pas vu ce que je vais voir.

J’ai franchi le parapet de la loge, passé à travers le lustre éteint : une bourrasque d'applaudissements venait justement d'éclater et j’ai flotté en chevauchant les vagues de l'air qu'ils avaient soulevées. Je me suis laissé porter ainsi à travers la scène, je me suis couché sur un paravent de soie mate et j'ai attendu. À quelques pas de moi, derrière les coulisses, se tenait un homme plastronné à la peau basanée. C'était la fin d'une scène et d'un coup, au milieu de dentelles chuintantes parfumées, la Comédienne s’est glissée dans les coulisses. Il s'ensuivit un mouvement silencieux et froufroutant : elle s’est retournée, s’est de nouveau cachée, elle a vu l'homme à la peau basanée qui s'était détourné, les bras croisés, avant même l'apparition de la Comédienne. Elle a reculé, a tapé du pied, l’a touché, lui a fait signe. Leurs yeux se sont croisés en un éclair ; il a reculé apeuré.

- Non ! – a-t-il haleté.

- Oui – le chuchotement a retenti presque au même moment ; ses lèvres se sont contractées..

La femme a levé la tête, on voyait ses lèvres froides boudeuses par en dessous. Encore une moue, puis l'homme est tombé devant elle de tout son long, il a fourré sa tête entre ses genoux, un nuage de dentelles tourbillonnant et pantelant a tout recouvert. Elle a bondi et a rejeté son buste en arrière. Ses hanches se sont misent à onduler, son visage s'est allongé, ses yeux se sont embrumés et sa bouche déformée s’est figée soudain en un rictus d'orgueil froid. Je l’ai regardée dans les yeux, nos regards se sont croisés, le mien vide et attentif, le sien tordu et monstrueusement ensauvagé par l'ivresse, l'ivresse triple : la gloire, l'amour et le meurtre s’embrasaient autour d'elle comme un tourbillon de feu. Nous deux, oui, nous deux, nous nous sommes regardés en face par-dessus le corps de l'homme. J’ai murmuré, rougissant et honteux.

ça suffit. Assez, ce n'est plus véridique.

- Assez, ai-je répété. Ça suffit comme ça. Il neige.

ça suffit, ai-je dit avec une sombre haine, cesse. Mensonge, ennemi haï, cesse. Cesse, infection. Cesse répugnante pulsation dérangeante, tumeur brûlante sur le corps froid de la terre, tumeur que la terre démangée, écœurée, palpe et tripote sans cesse, corps froid sur lequel tombe la neige. Quand disparaîtras-tu, stigmate ?

- Assez, lui ai-je hurlé en sifflant à sa face, et je ne supportais plus la chaleur. De sombres tourbillons tempêtaient dans mon visage, mes mots se sont asséchés, j’ai brisé le toit avec mon poing et je me suis éjecté dans la nuit. La neige tourbillonnait dehors en flots ricanants, j’ai été blackboulé à travers les rues, le vent m’a lancé contre une maison, de là il m’a perché sur le clocher d'en face. Hé, holà, flocons virevoltants ! La neige s’est froissée dans mon crâne. J’ai pirouetté en sifflant à travers des nuages en tas, par-dessus les champs, où dans la nuit et dans la neige des loups ont hurlé derrière moi. Mon ombre s'est étalée le long de la longue presqu'île contre la montagne ; au-delà du pic mon ombre a plongé dans l'océan qu'une mince couche glacée telle une froide chair de poule a fait trembloter. Je me suis encore éjecté. De l'autre côté a émergé tout à coup dans le blême du soleil frémissant le mince contour de l'Afrique. Quand du creux de la Nuit j’ai regardé une dernière fois en arrière, le Globe se devina déjà loin sous mes pieds, haletant de travers dans l'infini de l'obscurité, avec deux taches blanches aux flancs, près des pôles. Deux taches blanches, se fondant dans la masse grise et jaune, lisses et glissantes elles virevoltent et enflent inaperçues, elles grandissent encore et les deux cercles toujours grossissant se rapprochent, ils se rejoignent au milieu.

 

Suite du recueil