Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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Entre deux vers[1]

 

Er wirft den Handschuh ins Gesicht,

"Den Dank, Dame, begehr ich nicht."[2]

 

Maintenant je me trouve ici. Cette lourde vague de sang chaud qui, une seconde auparavant, m'était montée à la tête, s'est soudainement retirée et donc je peux être très pâle et calme. Je suis d'autant plus calme que j'ai besoin de voir clairement et nettement et très précisément avec mes deux yeux. Je dois répartir deux secondes en trois parties : je dois marcher à pas lents et fermes jusqu'au milieu du cercle, un peu à gauche d'un des guépards et plutôt vers le lion ; je dois maintenant me pencher progressivement, en un arc calme, simple, je ramasse le gant de deux doigts ; je me retourne et des mêmes pas - oui, c'est le plus important ! - des mêmes pas exactement je reviens jusqu'à la grille.

Je suis absolument certain et je vois à l'évidence qu’ils ne peuvent pas me faire de mal. Cette tête du lion jaune, hirsute et sale me dévisage maintenant de près. Ses yeux sont chassieux, papillotants et sa gueule rousse est toute ridée. Je pourrais m'enraciner ici et compter les vibrisses de sa moustache. Cette grosse bête pesante a une odeur lourde. Elle a faim, oh, elle est sûrement affamée et désorientée… Pauvre, pauvre lion affamé ! Il me regarde. Si un seul de mes pas devenait d'un demi-millimètre plus rapide qu'un autre, si je me retournais d'une seconde plus vite, et si ma main ou mon œil faisait un mouvement inconsidéré, pas plus brusque que le battement d'ailes d'un moustique, il se jetterait sur moi comme un ressort d'acier et d'une seule morsure, il me broierait la tête. Mais c'est que je le sais. Pauvre lion, pauvre lion stupide !

Je sais cela. Maintenant je ramasse le gant, lentement et calmement. Je dois diriger fixement mes yeux vers la piste et je dois me relever du même geste. Le gant est noir, en cuir, avec trois boutons. Je te connais. Une fois que je serai debout, droit, mon nez saisira ton parfum ; je connais ce parfum : Cœur de Jeannette. Je devrai y prêter attention à l'avenir.

Maintenant je tourne le dos à l'autre guépard, il me regarde. Je devrais marcher encore plus lentement que je l'ai prévu, parce qu'il a doucement rentré d'un rien à peine perceptible ses plantes de pieds veloutées et il a légèrement levé en l'air ses luisantes griffes d'agate. L'instant suivant, si je suis toujours en état de vouloir, en état de vouloir avec cette tension, dans ce silence mortel tout autour… À supposer que dans le cinquième compartiment de la deuxième loge cette jeune Catalane ne pousse pas un cri de sa bouche ouverte, crispée… Si je ne trébuche pas dans ce petit monticule devant mes pieds et si sa majesté ne laisse pas tomber ce pompon de velours auquel elle s'est nerveusement cramponnée pendant que je descendais… Alors l'instant suivant je serai à la grille.

Je monte l'escalier lentement, calmement. Des cris fusent de partout. Je dois montrer que je suis parfaitement calme. Qu'est-ce que c'est ? Le silence intérieur. Je crois que je ne respire plus et que peut-être je ne respirerai plus, c'est parfait. C'est le calme. C'est la paix. Maintenant il en sera ainsi éternellement.

Ces gens hurlent ici autour de moi. Je vois des bouches ouvertes humides, elles sont comme autant de tombes, des bras gesticulent en l'air, mais je n'entends pas un mot. De nouveau mon visage s'est empli de sang, c'est bien aussi. Je dois monter à la deuxième rangée de loges, arriver jusque-là prendra beaucoup de temps. J'ai le gant à la main et, au milieu de ces voix dérangeantes, l'odeur capiteuse envoûtante du parfum Cœur de Jeannette élance douloureusement mon âme. Là-haut, au sommet de l’étroit escalier, au milieu d'un fourmillement coloré, la femme m'attend, les joues en feu, les lèvres entrouvertes : je lui porte le gant.

Je porte le gant. Elle a la même odeur, ô, Cœur de Jeannette, doux et velouté ! Sa poitrine a la même odeur et ses yeux avaient cette même odeur dans la pénombre brûlante des chambres. Que faire maintenant ? Faudrait-il s'agenouiller devant elle et baiser l'ourlet de sa jupe noire et sangloter, ici, devant tous ces gens stupides, fourmillants tourbillons bariolés, comme si nous étions seuls ? Ou faudrait-il te passer à elle, gant noir, bannière noire, sans mot dire, retourner ensuite sans mot dire parmi les guépards et m'allonger… Ou bien faudrait-il baiser sa main nue comme lorsque nous étions assis seuls dans la douce intimité de la loge… autrefois… il y a longtemps… hier. Sa main douce, odorante, caressante… ses genoux doux, odorants… Ô, ennui ! Ô, silence ! Que tout cela est loin. D'où est-ce que je viens ?

Elle a voulu me tuer. Je le savais depuis longtemps, j'en riais. Elle aurait pu me tuer d'amour : elle aurait pu croiser ses deux bras autour de mon cou et m'étrangler. Mais elle préférait ainsi ; elle aurait vu les fauves déchiqueter ma chair huileuse et elle aurait vu mes intestins jaillir ; son corps cruel et hideux aurait été pris de spasmes… le long de ses cuisses… devant ce spectacle… Et enfin elle aurait pu s'écrouler sur mon corps sanglant, déchiqueté, pour pousser des cris et m'étreindre, saisie de crampes sauvages… pour hurler insensément que je suis mort pour elle… Ô dégoût ! Ô ennui !

Qu'est-ce ? J'entends une musique lointaine. Je n’y suis toujours pas. Oui, elle se serait affalée sur mon corps sanglant, elle aurait étreint mon corps qu'elle a repoussé de ses rires chatouilleux tant qu'il était vivant. Elle voulait me tuer. Elle a cherché à enfoncer ses mains inquiètes, charnues, dans mon destin. Dans mon destin qui maintenant résonne vers moi comme la musique de mers lointaines. Nullité, ineptie. Femme.

Ineptie, corps convulsé. Désirs convulsifs. Ineptie. Moi je viens des profondeurs, du silence éternel, et je viens du seuil de l'inconnu depuis des eaux inconnues ; elle m'attend dans un désir spasmodique, de petits trépignements, de courts bras tendus, là-haut au sommet de l’étroit escalier. Elle veut m'embrasser. Elle veut m'étreindre avec ses bras. Elle veut m'étreindre avec ses jambes. Elle veut être brûlante auprès de moi, elle veut m’insuffler une chaleur suffocante, angoissante, à moi qui ai débarqué ici venant de la grotte glaciale de la sourde Placidité. Femme. Démon. Femme, maléfice, perdition ! C'est ridicule.

Où étais-je ? Où suis-je ? Une fenêtre a été brisée quelque part et maintenant l'air froid traverse les couloirs brûlants. L'horizon bosselé fuit au loin et les champs solitaires s'étendent à l'infini. Une sauvage forêt de hêtres inonde les lointaines chaînes de montagnes. Un lourd spasme vient de se dénouer dans l'écheveau en gésine, suivi maintenant d'un repos sourd et heureux. Le calme, la paix ! La mer de la liberté, de la force et de la vérité, solitude ! Puisque au-dessus de cet écheveau s'étale la pure cloche du ciel et les astres paisibles patientent et observent dans le doux lointain, comme jadis au-dessus de la cour de la maison paternelle. Ai-je pu l'oublier ? Je suis une mer solitaire et je me suis fait entourer par la solitude libre, heureuse, mortelle. Musique glorieuse de mers lointaines. Musique froide et douce après ses accords troubles et concupiscents. Ô, je te comprends ! Ô, me voici !

Qui est cette femme ? Que voulait-elle avec son visage crispé, ses yeux enfiévrés ? Moi je viens d'ailleurs. Qu'est-ce que ce rat noir, brûlant, puant et spasmodique, ici dans mes mains ? Lancez-le à la figure de la canaille ! Elle a voulu me tuer !

Femme stupide. Je n’ai pas besoin de la récompense.

 

Suite du recueil

 



[1] Le thème de cette nouvelle est proche de celui de l’humoresque intitulée "Gant", dans le recueil "Instantanés".

[2] Deux vers de Le gant : Ballade de Frédéric Schiller

Il lui lance le gant à la figure,

"Je ne brigue pas votre gratitude, Madame ".