Frigyes
Karinthy : "Il neige"
L'orgue
de barbarie
I.
Monsieur
Kresz, l'ingénieur chimiste, descendit de son
étage et poussa la porte du bureau. La fabrique vrombissait et
tremblait, des ondes de pulsations sourdes et rythmées secouaient les
murs. Le pompage avait démarré le matin, l'huile attendait,
préparée dans des réservoirs, et toutes les machines
tournaient. Monsieur Kresz dit :
- Je dois
descendre moi-même. Ce n'est pas possible que cet homme sorte encore de
sa chambre, il finira par s'écrouler dans l'escalier. Il faut l'en
empêcher, il est totalement inconscient.
- Est-ce que
le vieux est vraiment si malade ? – demanda Monsieur Toma, le chef
comptable. Il se tourna vers Monsieur Kresz et hocha
la tête avec compassion.
- Montez voir
vous-même – répondit l'ingénieur. - Je ne comprends
pas pourquoi cet homme ne va pas enfin consulter un médecin. – Il
faudra faire quelque chose – ajouta-t-il.
- À ce
point ? Pas plus tard qu'avant-hier il est venu travailler.
- Oui, et il
tirait sa jambe raide comme un homme ivre. Il se plante entre les
réservoirs, il se tient la tête ente les mains, il peine,
même un enfant verrait qu'il a de
Personne ne releva
le reproche, les gens étaient désagréablement
incommodés. La maladie "du vieux", du directeur Schuller, ou
plutôt la mauvaise tournure qu'avait prise la maladie, était
inattendue. L'homme n'avait que trente-huit ans, il était petit,
moustachu, très aimable. Pendant dix ans il avait dirigé le site
berlinois de la firme, avant d'être nommé, voilà dix-huit
mois, directeur de cette usine récemment installée. Le directeur
Schuller s'était attelé à sa tâche avec de grandes
ambitions, sa promotion qui était une surprise pour lui avait
déclenché une forme intense, pour lui inconnue, du sens des
responsabilités. Il était touché et tenait à
prouver qu'il n'était pas indigne de la confiance qu'on plaçait
en lui. Il faisait partie de cette sorte de gens qui, arrivés dans un
nouveau milieu, sont capables de renouveler l'image qu'ils se font
d'eux-mêmes. Il investit tout son être dans le travail, il
s'entoura de collaborateurs, il travailla, il se démena et trois mois
plus tard il put mettre l'usine en service. Les hommes de confiance de la
société, des messieurs anglais au large visage bien rasé
qui faisaient leur apparition une fois par mois, souriaient avec condescendance
au directeur Schuller, signalant par là que la
Société est attentive, la Société observe, la
Société veille. Le quatrième mois un problème se
présenta à propos des réservoirs, ils étaient
rouillés à l'intérieur ou quelque chose comme ça.
La figure des hommes de confiance revêtit un aspect courtois mais
passablement acerbe. À partir de ce jour le directeur Schuller fut
personnellement présent près des réservoirs, y compris au
nettoyage, dès six heures du matin. Bientôt il y prit
goût : quand venait l'heure du déjeuner, son visage et ses
mains étaient couverts de suie et de cambouis et il les lavait à
peine. Il avalait son repas et déjà il courait à
Mais des ennuis
survinrent. La première coulée fut ratée :
début mars il fallut tout dépoter dans les réservoirs. Le
directeur eut beau travailler assidûment, il n'avait pas encore la
pratique nécessaire pour tout prévoir. Les hommes de confiance
tinrent une séance du comité à laquelle Mr. Webster
reformula en quelques mots solennels les exigences de
- Mais vous
êtes encore malade, Monsieur le Directeur ! – dit Monsieur Kresz, le chimiste. Le directeur Schuller se baissa pour
contrôler l'intérieur d'un tube mais ses jambes tremblaient.
- Mais non, je
suis un peu patraque. Ça ne fait rien, dès le départ des
Anglais je me recoucherai pour quelques jours.
Le médecin
parla d'excès d'exsudation et d'épuisement nerveux.
"Sottises !" répondit le directeur au bureau en faisant
un geste de dédain, "j'ai la tête un peu prise, je ferai des
inhalations".
- You, look ill - remarqua généreusement
Mr. Webster. – On vous accorde quelques semaines de congé si
vous voulez.
- Non, non,
plus tard, - s'empressa de répondre le directeur Schuller. – Je
veux absolument vérifier la distillation prévue. Ce n'est que
passager…
En son for
intérieur il était touché par l'attention.
Il
réceptionna encore personnellement la livraison, il dirigea même
le pompage dans les réservoirs. Ils ordonnèrent de commencer la
distillation, en août tous les produits furent prêts. Le travail
resta invariablement fébrile.
Début
septembre quand ils entamèrent le dépotage, un matin le directeur
perdit connaissance dans l'atelier. Il s'avéra que le mal était
bénin, il revint le lendemain. Au bureau, pendant qu'il dictait à
la demoiselle, il geignait un peu et soutenait sa tête
par-derrière. Il était impatient de voir les produits. Mais deux
jours plus tard il resta en haut, c'est de là qu'il envoya ses
ordres : où placer les tuyaux, quoi écrire à la
Société.
II.
Ce matin-là
il se leva et s'habilla. Pendant qu'il remontait lentement son pantalon, il se
rappela vaguement que c'était jeudi qu'il s'était alité.
Oui, les nouveaux tuyaux, pensa-t-il. Il faut aller voir les tuyaux.
Quand il voulut
nouer sa cravate il remarqua que ses mains se mettaient à danser. C'est
même cette observation qui le fit complètement revenir à
lui, il se souvint que durant les deux derniers jours il était rarement
conscient. Il avait des souvenirs vagues de quelques visites, la femme de
ménage, le médecin. "Crétin !" –
pensa-t-il mécaniquement de son médecin.
Il resta assis sur
son lit. "Je n'ai plus mal à la tête - pensa-t-il - je suis
seulement un peu patraque d'être resté stupidement au lit."
Il dut se rendormir
parce que, sans savoir comment, il trouva Monsieur Kresz
devant lui apparemment au milieu d'un discours. Ah oui, sûrement les
tuyaux, pensa le directeur, et il se mit à écouter attentivement.
- Moi
je pense que le mieux serait que Monsieur le Directeur aille sur le champ
à Budapest. Le rapide de neuf heures part dans une heure. Monsieur Toma
vous accompagnera. Ce sera le mieux.
Le directeur ne
saisit pas tout de suite, il crut qu'il s'agissait de coulée.
- À
Budapest, vous prenez une voiture et vous vous faites conduire chez le
professeur. Vous vous couvrirez bien, dans la voiture vous pourrez même
vous allonger.
- Chez le
professeur ? – demanda le directeur, pensif.
- Oui, oui,
absolument. Monsieur Toma vous accompagnera… C'était aussi l'avis
du docteur hier.
Il se leva et se dirigea
vers la porte.
- Qu'est-ce
qu'il y a avec les tuyaux ? – demanda le directeur.
- Tout ira
bien, ne vous inquiétez pas, Monsieur le Directeur, pensez à
vous-même pour une fois.
Le directeur resta
seul et enfila sa veste. Quand Monsieur Toma entra, il essaya de se lever.
- Vous pensez
vraiment, Monsieur Toma, que je devrais y aller ? – demanda-t-il.
- Ah ça
oui, Monsieur le Directeur, il faudrait bien – dit le chef comptable, et
il toussa pour dissimuler la gêne que lui causait l'extrême
pâleur du directeur.
- Regardez, je
peux à peine me lever – plaisanta le directeur. - Vous pensez
vraiment, Monsieur Toma ?
La chose avec le
professeur n'était vraiment pas de son goût. Mais en même
temps il sentait bien que l'heure n'était pas aux protestations. Sa
tête bourdonnait et des éclairs zigzaguaient devant ses yeux. Mais
il ressentait aussi une sorte d'inquiétude.
- Vous croyez
que Kresz va s'en sortir avec les Anglais ?
Puis tout à
coup il l'oublia et se rassit sur le lit. Il était repris par ces
étranges angoisses dans la poitrine, comme si quelque chose enflait dans
ses poumons, ou comme si son buste était étranglé par un
cerceau. Il était en proie à des frissons glacés et
humides. Oui, oui, il était très malade, il se rendrait chez le
professeur. C'est ce qu'il convenait de faire.
Quelques personnes
se trouvaient là, au bas de l'escalier, il se souvint vaguement plus
tard de leur avoir serré la main, mais il ne devait pas aller bien du
tout. Il dit même quelque chose à Veres,
et Kresz lui passa un plaid. L'usine ronflait et
vibrait, elle pétaradait et cliquetait. En allant vers la gare les
tuyaux lui revinrent à l'esprit. Il ne sentait pas du tout ses jambes,
c'était très étrange, comme s'il marchait sur du velours.
Monsieur Toma portait le plaid.
À la gare il
s'assit et brusquement il se sentit bien : cette inquiétude
angoissante s'était envolée. Il se sentit le droit de se reposer.
"Ce Kresz est un homme habile, il se
débrouillera très bien", pensa-t-il, puis sa tête
retomba et il s'endormit.
Il se
réveilla parce qu'il étouffait. Comme si des bulles oblongues
s'étendaient depuis sa gorge, jusqu'à sa tête. Il
était sur le marchepied d'un wagon, Monsieur Toma le poussait pour le
faire monter. Il se traîna vers le compartiment, se jeta dans un coin et
se laissa aller à de longs frissons.
- Très
bien, merci – répondit-il quelques minutes plus tard à
Monsieur Toma qui ne lui avait rien demandé. Et il se rendormit, comme
assommé.
Alors il vit des
champs ensoleillés, une longue rivière calme qui descendait par bouffées,
à bruissements réguliers. Leur maison jaune passée
à la chaux, celle de leurs vacances, devant laquelle son père
aimait longuement s'asseoir, se trouvait au bord de cette rivière. Il y
avait des galets et les planches d'un radeau sur la rive, et des herbes en
mottes. Des poussins couraient entre les planches : d'amusantes petites
mottes de duvet mobiles piaillant désespérément, comme
poussées par le vent. Les soirs tout était gris cendre et
infiniment paisible ; il était assis au bout du radeau et
interrogeait les étoiles. Elles scintillaient mystérieusement,
clignaient dans le lointain sourd et hébété. Et la nuit
bruissait dans un chuintement monotone, endormant. Il avait alors
attribué à ce silence frémissant une signification
latente, terrifiante et considérable qu'il comprendrait un jour. Et, au
milieu de ce frémissement chuintant et monotone des étoiles, il
pensait à l'avenir sans fin, magnifique et secret.
Le train
émit un sifflement crachotant en empruntant l'aiguillage d'entrée
dans le brouhaha de la gare, puis il s'arrêta net. Un rayon de soleil
poussiéreux perça les volutes de fumée et éclaira
le quai sur lequel les passagers et les porteurs fourmillaient dans une folle
cavalcade. Le directeur Schuller se cogna la tête au dossier et il se réveilla.
Il était faible mais calme. Tout à coup il se redressa comme s'il
avait pris une décision : il se dirigea sans dire un mot vers la
sortie pour descendre. Il se rassit, il se retourna calmement et dit d'une voix
sûre et naturelle à Monsieur Toma qui le suivait
étonné :
- Merci,
Monsieur Toma, je n'ai plus besoin de vous. Je vais rendre visite au
professeur. Rentrez et dites que tout va bien.
Et avant que
Monsieur Toma puisse sortir de son ahurissement, il disparut
incompréhensiblement dans la foule.
Monsieur Toma
descendit à son tour, essaya de réfléchir, il aurait bien
aimé qu'on lui dise ce qu'il devait faire. Il se sentait très mal
à l'aise, il se doutait que quelque chose ne tournait pas rond.
Néanmoins il reprit un billet à dix heures et il sauta dans un
wagon en haussant nerveusement les épaules.
III.
Où alla et
ce que fit Schuller jusqu'à onze heures, on ne le saura jamais. Mais
à onze heures le téléphone retentit et Boros,
le stagiaire, reconnut, étonné, la voix du directeur.
- J'ai
été chez le professeur – expliqua le directeur Schuller
depuis Budapest – mais il ne me recevra qu'à midi. Il est possible
que j'arrive à quatre heures.
- Bien
sûr, je transmettrai.
- Si les
Anglais arrivent, dites-leur… D'ailleurs, probablement je serai
là.
- Bien
sûr, j'appelle Monsieur Kresz.
- Non, non, ne
le dérangez pas.
Ce fut le dernier
mot. La ligne était coupée, le directeur Schuller avait
incompréhensiblement raccroché.
Une chose est
sûre : à midi il monta effectivement chez le professeur. Il
parlait avec douceur et intelligence mais il était à peine
audible. Le professeur fut étonné quand il énuméra
ses symptômes en détail. Il fut effaré après
l'auscultation.
- Demandez
immédiatement votre admission à
Le directeur
Schuller descendit lentement l'escalier et sortit seul à l'air frais
d'octobre. Il remonta son col et prit la direction de la station de fiacres.
Il était
inconscient.
Des images et des
mots traversaient son cerveau par bouffées, confusément, comme de
lourds nuages cotonneux. Il sentait de lourdes masses de plomb qui livraient
combat entre elles en haletant, elles étaient comprimées, elles se
rebellaient en gémissant dans sa tête. Il gesticulait pour
attraper un mot qui étranglait sa gorge. Il lui semblait être
bousculé dehors, poussé le long des rues ; un moment il se
retourna et regarda en arrière en rêvassant.
À droite et
à gauche les maisons étaient jaunes, au bout un marché,
peut-être celui de
- C'est
ça – dit-il d'un coup en blêmissant, et il esquissa un
pâle sourire enfantin. – C'est ça.
C'était
- N'aie pas
peur, petite Maman, je me suis perdu, mais me revoici à la maison…
J'étais dans une grande maison grise qui cliquetait et crachotait tout
le temps… J'ai été harcelé par des grands messieurs
au visage lisse… Ils ne cessaient pas de me harceler… Et je suis
mortellement fatigué…
Maman, muette, se
penche au-dessus de lui, ses étroites lèvres maternelles se
plissent étrangement, familièrement, comme si elle
s'apprêtait à rire ou à pleurer… Puis la lampe
éclaire à travers l'abat-jour vert… La masse noire,
engourdie, de la commode dessine son ombre sur le mur… La pendulette
tictaque continûment…
Il est presque
arrivé… Et maintenant des voix
familières oubliées jaillissent d'une des cours…
Il s'arrêta
et se mit à écouter. Sous le porche exigu, poussiéreux, il
y avait un orgue de barbarie actionné par un homme en haillons,
ensommeillé.
Trattatta,
trattatta.
Tramtatarata,
trattatta…
Cette voix berçante
et criarde se rapprochait en merveilleuses volutes d'harmonie. Il esquissa un
nouveau sourire, regarda l'homme avec curiosité et il l'enviait…
Si une fois seulement il voulait bien lui prêter la manivelle… il
en avait toujours rêvé… Il saurait la tourner…
Ça se tourne rythmiquement, de façon
équilibrée…
Le joueur d'orgue
s'arrêta net au milieu d'une mélodie, il le ferma et partit avec
son instrument qui bringuebala sur le bord du trottoir, et il se dirigea vers
la rue suivante. Quand il se retourna, il vit un monsieur en fourrure, le col
de son manteau relevé, qui le suivait… Qui le suivait en cachette
pour ne pas être vu… Manifestement, se dit le joueur d’orgue,
cet homme a du mal à résister à l'envie de pousser
l'instrument lui-même et de tourner la manivelle sous les porches.
Il se sentait
infiniment bien… Qu'est-ce que c'était ? Il s'approcha de
cette maison… - C’est cette maison qui éclairait loin dans
l'obscurité. Il était déjà si infiniment
fatigué ! Somnolent et épuisé, il traînait un
pied derrière l'autre et il sentait la menace de
s'évanouir…
L'orgue de barbarie
cahota de nouveau puis tourna dans cette maison… Il
s'élança pour le suivre et un très long soupir sortit de
ses poumons. En franchissant le porche exigu et familier, le jardin s'ouvrit
tout à coup devant lui – c'était bien ce jardin –
avec, au fond, ce mûrier mélancolique poussiéreux :
les murs jaunes étaient couverts jusqu'aux étages par des
haricots grimpants. Mais comme tout était petit ! Face à la
porte pendouillait l'enseigne du troquet.
Le porche sombre
était exigu aussi. Il savait qu'il devait tourner à droite
– il entra au deuxième étage et longea l'accourse. Il
attrapa la main courante et glissa à terre doucement, sans accroc. Il
s’allongea, puis se recroquevilla et resta dans cette position.
En effet, il
était infiniment fatigué ! Il ressentait un poids lourd et
une pulsation rythmique… Il était poursuivi par ces hommes grands
au visage lisse… il monterait coûte que coûte, se dit-il, il
n'irait plutôt pas voir Maman… Il s'allongerait sur le divan de la
petite chambre… il allongerait tous ses membres pour se reposer… Si
Maman l'interroge, il lui répondra doucement, très doucement,
dans la pénombre… qu'il a été poursuivi, poursuivi
à mort… et maintenant il veut se reposer… Se reposer sans
fin et sans interruption…
Et alors l'orgue de
barbarie retentit dehors. Il tourna la tête pour voir et vit un coin du
jardin, un morceau du ciel sur lequel une pâle étoile timide
commençait justement à scintiller dans la surdité du crépuscule.
Et alors, le son
lointain de l'orgue de barbarie lui rappela le ballon, son ballon qu'il voulait
fabriquer… pour s'envoler avec… il lui rappela qu'il voulait
devenir un homme grand et libre… Et que tout est tellement magnifique et
mystérieux et infini dans cette immense vie magnifique,
mystérieuse et infinie, composée de secrets aux mille couleurs
qui, dans cet ancien son lointain de l'orgue de barbarie, tournoie autour de
lui et au-dessus de lui… Rien
n'aura plus jamais ni début ni fin – il s'est retrouvé et
il s'est réveillé de son sommeil pénible,
tourmenté, dans lequel il était poursuivi par des méchants
géants oppressants et cachottiers à travers des terrains
grisâtres sans consolation…
Il voulut prendre
une profonde respiration… Puis il commença à écouter.
D'étranges râles montèrent, se bousculèrent de la
profondeur de ses poumons… Ils se firent plus rythmés et plus
forts… ça l'amusa.
Il essaya de le refaire mais ça ne marcha pas.
- Maman
– pleurnicha-t-il – Maman, je râle…
Il essaya de rire,
ses joues s'élargirent en un rictus, il remonta ses gencives, le silence
vint et il mourut.