Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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nouveaux HÁry JÁnos[1]

 

Cest un nouveau type d’homme.

Dans les colonnes des journaux, dans le feu des conversations, apparaît le nouveau Háry János de notre temps : le grand inventeur.

Le grand inventeur, incompris dans sa "malheureuse" patrie, la Hongrie, pourtant bien compris par l’étranger ! Chez nous, naturellement, on ne l’a même pas remarqué. Il s’est scolarisé au prix de terribles difficultés financières, avec une assiduité d’acier trempé, dans la première classe du jardin d’enfants de l’État ; il aurait aimé poursuivre ses études, mais compte tenu de ses désastreuses conditions il s’est engagé sur la voie d’un gagne-pain afin de soutenir sa vieille mère veuve qui tressait des cordages de bateaux, c’est d’ailleurs avec une de ses cordes qu’il a assommé sa vieille mère veuve.

Dès la plus tendre enfance il s’est intéressé aux miracles de la technique, les avions, la radio, les chemins de fer, le cinéma, choses qui n’intéressent pas les autres enfants, les autres enfants ça les dégoûte carrément. Lui, il a toujours rêvé de construire un jour des choses comme ça, mais compte tenu des soucis matériels qui étaient les siens, il a été contraint de prendre un poste modeste dans un asile d’aliénés.

À l’âge de quatorze ans, à partir de deux vieux gants, de la chaîne de montre de son père et d’un petit reste de salade de concombre, il a fabriqué un télescope qui a mérité l’admiration de plusieurs professeurs d’université ; mais le gouvernement n’ayant pas mis à sa disposition les capitaux nécessaires il a été contraint de tout abandonner.

Il a par la suite fait plusieurs tentatives pour dénicher un travail afin de réaliser ses idéaux, mais il s’est chaque fois heurté à la grande muraille de la bureaucratie : ou bien les postes vacants de premier ministre, ambassadeurs, etc. étaient confiés à d’autres, ou bien ils lui ont été offerts à condition qu’il renonce à ses projets, ce qu’il ne pouvait que refuser catégoriquement. De ses dix derniers fillérs il a acheté un billet pour Berlin, où il est arrivé un matin pluvieux.

Il n’avait pas de quoi régler le porteur de sa modeste valise depuis la gare jusqu’à son petit hôtel des faubourgs, mais le porteur lui a dit que ce n’était pas grave, n’aurait-il pas en revanche une nouvelle invention intéressante ? Après avoir longtemps résisté à l’interrogatoire et aux encouragements, il a fini par avouer en rougissant que justement dans le train il avait réfléchi au projet d’un appareil d’empuantissement des gaz que l’on pourrait appliquer dans les guerres…

 Le porteur l’a poussé illico dans une voiture et l’a conduit auprès du ministre de la marine.

Le ministre le reçut sans tarder, et une fois qu’il eut résumé l’essentiel de son invention en deux minutes, il l’a invité à rester son hôte jusqu’au lendemain, jusqu’à l’arrivée du ministre des affaires étrangères, pour une concertation à trois. Mais en attendant, afin d’assurer chez lui la protection du brevet, il lui proposa six cent mille marks d’avance pour une option sur l’invention ainsi qu’une chaire d’évêque. Quant à celle-ci, il demanda un temps de réflexion, ce qui fit un peu pâlir le ministre, néanmoins il sortit vite l’argent de la poche de son gousset pour l’empêcher de refuser le reste.

Le lendemain, le ministre des affaires étrangères vint le chercher en personne dans la villa aménagée avec goût qu’il avait achetée dans le courant de la nuit. Le ministre était accompagné du président d’un grand groupe financier américain qui, quand ils restèrent en tête à tête un instant, lui fit l’offre de venir en Amérique, sur un petit yacht de luxe mis à sa disposition, parce que pour des talents de sa dimension l’Allemagne était trop étroite. Il préféra donner une réponse évasive, en attendant de discuter avec les membres du gouvernement pour savoir si son nouveau poste (en effet, il avait été nommé entre-temps commandant en chef de la défense antiaérienne de toutes les armées allemandes) était ou non compatible avec cette traversée. Le chef du gouvernement lui conseilla d’accepter plutôt un petit voyage d’agrément de six mois en Europe aux frais du trésor avant de prendre une résolution, afin de se reposer de ses émotions.

*

Il te raconte tout cela de lui-même en dix minutes après s’être installé à ta table au café, dans le seul but d’échapper aux journalistes qui l’assiègent de leurs questions ennuyeuses et stupides. Il t’apprend accessoirement que dans son circuit européen il est passé par Budapest, il a rendu visite à sa vieille mère veuve, mais c’est inouï à quel point cette ville est vieillotte et frivole, il n’en avait plus l’habitude, tu devrais voir comment c’est ailleurs, comment on traite les jeunes gens talentueux ! Il ne supporterait pas plus d’un jour ici, heureusement, dès demain il part à Londres pour négocier avec le comité de surveillance de Westminster de sa dernière invention, une machine à accorder à distance, qui saura faire taire tous les instruments de musique dans un rayon de cent kilomètres, et qui sera bientôt introduite dans le monde entier. Fichtre alors, remarque-t-il à la fin, n’aurais-tu pas sur toi par hasard dix pengoes, personne n’a pu changer son chèque de mille livres sterling (cela ne peut se produire qu’en Hongrie !), et le coursier attend dehors avec une dépêche qu’il envoie dans l’Arkansas. Tu ne les as pas ? Tant pis, règle au moins son café, il t’enverra une carte postale de Londres.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Personnage de l’opéra éponyme de Zoltán Kodály (1925). Archétype du fanfaron.