Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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nÉgresses À plateau

 

Je les ai vues la première fois quand j’avais six ans, dans un livre de géographie. Elles m’ont beaucoup plu et – mon Dieu, qu’est-ce qu’on peut faire croire à un enfant de six ans ! – j’étais complètement convaincu que ça existait.

Puis elles se sont présentées au cinéma, dans un film d’explorations africaines. Elles sautillaient devant la caméra, clignaient de l’œil, ricanaient et faisaient claquer leur bec. La chose m’est devenue suspecte. Ma confiance était ébranlée, mais j’étais encore hésitant. Mes soupçons n’ont fait qu’augmenter lorsqu’elles se sont exprimées dans un film parlant.

Plus tard j’ai lu des articles d’ethnographie dans lesquels on nous expliquait les raisons logiques de cette coutume bizarre : les femmes de cette tribu se faisaient souvent enlever par leurs voisins, c’est donc volontairement qu’on les enlaidissait de façon aussi manifeste.

Cette explication m’a définitivement convaincu que quelque chose ne tournait pas rond avec cette histoire de négritude à plateaux.

Le lendemain je me suis rendu au Luna-Park où, comme l’affirmaient les réclames, on pouvait voir trois spécimens vivants de ces dames négresses à plateau.

Bon, alors. Je les ai vues. Vivantes. Les mêmes qui sont dessinées dans le livre de géographie, et qui sautillent au cinéma.

Je les ai vues et je suis obligé de tuer une légende. C’est faux. Cela n’existe pas.

Ça n’existe pas que quelqu’un ait à la place de la bouche deux assiettes plates, une pour les légumes et une autre pour le dessert. Ç’aurait pu être intéressant si un couteau et une fourchette y avaient été adjoints (pourquoi ne pas les former à partir de deux oreilles ?), mais ce n’était pas le cas.

Si j’étais un humoriste allemand, je saurais résumer le cas très simplement. Je dirais qu’elles sont les ancêtres de Tellramund[1], des Teller am Mund (assiettes sur la bouche, en allemand), héroïnes des opéras wagnériens.

Mais je suis un humoriste hongrois, je ne peux pas m’en sortir avec une blague si bon marché. Je dois dire la vérité. Il n’y a pas un seul mot de vrai dans leur discours imbécile : coutume ancestrale, protection de la race, et patati et patata.

Écoutez, vous allez me comprendre. J’ai un ami écrivain qui a de graves soucis financiers (même si cela vous paraît incroyable). Sa chanson préférée est : « Seigneur, Seigneur, pourquoi ne m’as-tu pas donné des ailes ? ». Je lui ai demandé un jour comment il se faisait, s’il désirait tant voleter entre les nuages tel un petit oiseau, qu’il détestait les avions au point de fermer les yeux quand il en voyait un.  Il a levé sur moi des yeux étonnés. Que t’imaginais-tu, m’a-t-il rétorqué, pourquoi je désirerais tant que Dieu m’eût donné des ailes ? Ce n’est pas pour voler avec ? – me suis-je informé naïvement. Allons donc ! Il me toisa d’un air supérieur. Je n’ai pas perdu la tête ! Mais si Dieu me donnait des ailes, en été je pourrais me montrer au Luna-Park, pour de l’argent.

Vous avez compris de quoi il retourne ?

Les négresses à plateau, quæ non sunt, c’est désormais nulla questio fiat. Les négresses à plateau n’existent pas. Mais Dieu a fait le cadeau d’un miracle à trois Africaines misérables, il leur a fait pousser des disques à la place des lèvres, et elles ont la chance de pouvoir s’exhiber.

 

Suite du recueil

 



[1] Personnage de Lohengrin de Wagner.