Frigyes Karinthy : "Instantanés"
personnel
L’homme est un
fauve égoïste et il n’est pas bon que l’homme soit
seul, tout le monde sait ça, je me suis donc marié, partant de
l’hypothèse égoïste que ce serait mieux pour moi.
Qu’il y aurait quelqu’un pour veiller sur moi et pour créer
un jardin enchanté autour de moi, pendant que moi, je lutterais au
dehors dans l’orage et je défendrais ce jardin contre les
bêtes sauvages.
J’ai acheté une tonnelle de
quatre pièces, remplie bientôt du babillage d’enfants,
nommément Pistike, Bandika
et Jolánka. Ajoutons à la liste ma
bonne et pauvre femme Ödön[1], je l’appelle Ödön
d’une part pour vous tendre un piège, et d’autre part je lui
choisis un prénom masculin comme pseudonyme, parce qu’elle
pourrait très bien porter un prénom masculin, vu qu’elle se
rase la tête, monte à cheval, fume et crache, et
troisièmement je l’appelle bonne et pauvre parce que c’est
elle que j’avais choisie comme objet de mon égoïsme marital.
Le personnel était également
présent naturellement : la comtesse Maria Csutora
faisant fonction de cuisinière, Sophie Scheinheiligenstein
pour l’apprentissage de l’allemand, ainsi que le précepteur Abigél Tündérligethy.
Naturellement.
Le logement simple de la cuisinière
se trouve à l’autre bout de l’appartement, derrière
la cuisine. La Fräulein allemande dort dans le salon afin de ne pas nous
déranger. Dans ces conditions le précepteur est contraint de se
contenter de mon bureau, n’ayant plus de place ailleurs. Nous cinq
dormons dans la chambre sur cour.
Rien ne dérangeait notre bonheur,
jusqu’à ce qu’un événement apparemment
insignifiant ne fasse surgir certaines difficultés, il y a environ six
mois,.
En effet, j’ai dû me
déplacer en province pendant une semaine ; c’était
pour dompter les susdites bêtes sauvages. Au même moment Bandika prit froid, il a toussé toute la nuit,
empêchant ma femme de dormir. Considérant que la toux ne
dérangeait pas la demoiselle allemande, c’est elle qui a
emménagé dans la chambre sur cour, tandis que ma femme dressait
son lit au salon.
Le lendemain il s’avéra que le
lit était trop court pour la demoiselle allemande, ils ont cru
résoudre le problème en échangeant les deux lits. Ce
changement a eu pour conséquence que le piano n’avait pas
d’autre place que poussé devant la porte du salon. Pour
accéder désormais au salon il fallait traverser la salle de bains
ce qui entraînait de nouveau soucis vu que le précepteur qui
accompagne les enfants à l’école à huit heures
devait traverser le salon à l’heure où la demoiselle
s’habillait selon l’ordre établi. Au début ils ont
essayé de contourner cet inconvénient en plaçant la
cuisinière à la place du précepteur mais vu que le précepteur
ne souhaitait pas dormir dans la chambre de bonne il a fallu louer pour lui une
chambre en sous-location dans le quartier.
En revenant de mon déplacement
j’ai trouvé ma femme en pleine crise de nerfs. Elle venait en
effet d’apprendre que la cuisinière allait passer ses nuits chez
le précepteur et que les enfants l’ont su. Ma première
mesure a été de renvoyer le précepteur et à sa
place après une courte concertation nous avons recruté une bonne.
Nous avons toutefois prolongé la sous-location parce que notre bonne
prenait aussi certains travaux de couture qu’elle ne pouvait exécuter
que là-bas.
Mais tous ces tourments ont jeté ma
femme au lit. Le médecin de famille déclina la promesse de
rétablir sa santé prétextant que cela était
impossible dans un environnement aussi bruyant. Je l’ai faite transporter
dans une maison de repos. Dans cette maison elle avait tout loisir de repenser
calmement la situation et dans sa solitude de mère soucieuse pour ses
enfants elle est parvenue à la conclusion que sans présence
féminine les enfants risquaient de mal tourner. Elle m’a
écrit une lettre dans laquelle elle m’intimait l’ordre de
placer Bandika jusqu’à sa
guérison (dont probablement il ne pouvait être question avant
longtemps) chez tante Málcsi de mettre Pistike à l’internat et de m’efforcer
à marier Jolánka qui n’avait que
six ans. J’ai contacté par téléphone le
médecin de la maison de repos qui fut d’avis d’acquiescer
à tout et de faire semblant de satisfaire ses ordres c’est ce
qu’impliquait la méthode d’analyse selon laquelle il la
traitait.
J’ai donc tout d’abord
placé Bandika chez la tante. Pour
qu’elle veuille bien s’en charger il a fallu que je lui cède
aussi la Fräulein. Pistike restait ainsi sans
surveillance j’ai donc transformé le précepteur en
jardinière d’enfants. J’ai envoyé Jolánka
en province. Mais tante Málcsi s’est
brouillée avec la bonne, par conséquent la cuisinière a
perdu sa fonction initiale et m’a menacé de rendre son tablier ce
qui aurait été inacceptable car qui aurait fait la cuisine dans
ce cas pour le beau-frère d’oncle Ede qui avait
emménagé chez nous entre-temps et qui étant
diabétique ne pouvait manger que la cuisine de Mari.
Loin de moi l’idée de vouloir
ennuyer le lecteur avec la suite. Je viens tout juste de concocter la solution
définitive.
Le beau-frère de l’oncle Ede
demeurait seul dans la maison avec Mari. J’ai réussi à
placer la Fräulein et la bonne dans une confortable pension de famille
d’une villégiature italienne.
Moi-même j’ai acheté une
garçonnière à Buda. C’est ici que j’expie mon
égoïsme que j’ai eu l’honneur de présenter
ci-dessus.