Frigyes Karinthy : "Instantanés"
l’hÔte plaisantin
Il manifeste à
chacun le respect qu’il lui doit, il connaît les manières.
Il a dû entendre dire que j’étais un humoriste, il m’a
donc accueilli comme on doit d’après lui accueillir un humoriste
– ce n’est pas de sa faute si à Budapest, je l’ai
remarqué depuis longtemps, on n’entend pas par humoriste celui qui
plaisante, mais plutôt celui à qui on peut, on doit même,
faire des blagues.
En conséquence, dès
l’apéritif, avant le dîner, les gens se sont mis à
rire, car j’avais beau tourner mon verre dans n’importe quel sens,
des gouttes tombaient sur mon gilet, jusqu’à ce que je
découvre qu’un petit trou invisible se dissimulait dans les motifs
taillés du cristal.
On m’a ensuite offert une cigarette,
mais elle me glissait toujours des mains, à cause d’un
mécanisme amusant caché dans
Au dîner je suis resté
prudent, je ne touchais pas aux morceaux que l’on m’offrait,
j’ai préféré en choisir un autre dans le plat, ainsi
si la cuisse d’oie qui m’était destinée était
en caoutchouc ou en dynamite, cela restera un mystère inviolé, et
si le millefeuille s’était transformé en lance à
incendie entre mes doigts…
J’ai été moins prudent
au café. Je n’ai pu garder en main que le manche de la fine
cuiller en argent, sa pelle a fondu dans le café, pour la plus grande
joie des invités.
On m’a aussi demandé des
autographes, mais après avoir jeté le stylo prêté
parce qu’il miaulait et griffait, j’ai tendu la main vers un chat
angora qui passait par là, pensant très logiquement qu’il
pourrait servir à écrire – mais j’ai bêtement
accepté un crayon dont la mine s’est naturellement courbée
sur le papier.
Vinrent ensuite un cholérique, une
boîte aux lettres qui battait le tambour, une montre gousset qui tapait
sur les doigts, une paire de jumelles qui faisait gicler de l’eau dans
les yeux, un canif impossible à ouvrir, un porte-monnaie impossible
à fermer, et mille autres petites attentions.
Ce fut une soirée très
réussie, seul moi ai fait preuve de manque d’éducation
quand un peu plus tard, ils m’ont présenté leur
nouveau-né, ils me l’ont même posé dans les bras, je
l’ai jeté avec frayeur, craignant qu’ils ne l’aient
truffé d’épingles. Je n’ai pas baisé la main
de madame non plus, de peur que sa main ne me reste dans la bouche, pendant
qu’elle s’enfuirait comme un lézard attrapé par la
queue.
Bientôt j’inviterai moi aussi
cet hôte charmant. Comme il est le patron d’une grande entreprise
de pompes funèbres, je lui ferai servir la soupe dans une bière
en porcelaine, et je prononcerai en larmes son oraison avant la première
cuillerée. S’il n’arrive pas à l’avaler, je
ferai asseoir deux croque-morts coiffés d’un casque noir sur sa
voiture qui l’attend devant chez moi, et je le ferai transporter chez lui
en grande pompe, me soumettant à la sage volonté de la Providence
divine qui dispose que je ne sois plus jamais invité chez lui pour
dîner.