Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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les Évidemment

 

Il était temps de parler d’eux. Des Évidemment. Il est temps que j’éclaire enfin tous les maris malheureux du monde sur cette mystification des "évidemment" qui leur gâchent la vie depuis des siècles – avec lesquels on les fait taire, on les ligote, on les néantise, on les assomme s’ils osent bouger, avec lesquels on prévient et on rend impossible tout rassemblement des maris du monde en une grande révolution qui aurait dû éclater depuis longtemps, si cette affaire des "évidemment" tout comme d’autres abus n’émiettait la force explosive de l’amertume bouillonnant dans les profondeurs.

Mon cher confrère et malheureux mari, ne faites pas semblant de ne pas comprendre de quoi il s’agit, comme si vous ne connaissiez pas les évidemment. Vous froncez les sourcils, vous réfléchissez, hum – le terme vous est effectivement connu, n’est-ce pas, seulement vous ne le situez pas ? Mais si, vous le situez, seulement vous n’osez pas l’avouer – vous le niez peut-être même à vous-même. Bien sûr. C’est parce que vous croyez qu’il s’agit d’une affaire particulière et personnelle, et que seulement votre faiblesse et votre impuissance ont permis qu’elle existe, qu’il s’agit d’un mal personnel qu’il vaut mieux taire, dissimuler – que d’autres maris plus forts, sains, plus sûrs d’eux ne connaissent pas les évidemment – ils ne les connaissent pas, ils ne peuvent pas en avoir entendu parler, puisque…

Puisque ce mari fort, travailleur, sûr de lui, authentique est justement celui qui chez vous joue le rôle de monsieur Évidemment ! Pourquoi tourner autour du  pot – je vais vous renseigner une fois pour toutes, je suis celui qui a percé le grand secret : je sais très bien, moi, que chez vous c’est justement moi qui suis monsieur Évidemment, c’est moi qui gâche votre mariage, en tant qu’éternel exemple et référence – je vous détruis et je vous opprime, par chacun de mes gestes, chacune de mes respirations, par le simple fait que j’existe, que je travaille, que je suis obligé de trimer et de vivre. « Évidemment Kovácsik (prêtons ce nom à ma modeste personne), lui, ne se tourne pas les pouces », dit votre épouse. – « Kovácsik, lui,  se démène, fait quelque chose, il est présent partout là où il faut, pour se montrer, pour réussir – c’est pourquoi sa femme a de quoi s’habiller, c’est pourquoi ils peuvent partir chaque été en vacances à l’étranger. »

Et vous vous taisez, vous ravalez votre amour-propre, vous êtes malheureux, vous me détestez en secret parce que chez vous je suis monsieur Évidemment, et ma modeste famille est chez vous la famille Évidemment chez qui tout va bien, ça tourne rond, évidemment, puisque moi, Kovácsik, je suis un homme exemplaire et un mari exemplaire, alors que chez vous tout va mal, car évidemment vous n’êtes pas un homme comme évidemment je suis.

Vous me haïssez – à tort ! Je vous souffle quelque chose à l’oreille, mais faites attention que votre femme ne l’entende pas. Quand vous apprendrez la vérité, vous resterez pétrifié, vous pousserez un cri, et vous déciderez peut-être enfin que, plutôt que de nous haïr et nous jalouser, nous devrions nous donner la main et faire quelque chose contre cette maudite évidemmentocratie.

Homme ! Sachez, comprenez : chez nous aussi il existe un monsieur Évidemment ! Ma femme commence une phrase sur deux par « Évidemment… » Lorsque j’ai envie de souffler un peu, lorsque je songe que moi aussi je suis venu au monde pour vivre, comme le papillon ou la libellule, et non pour trimer et combattre et lutter et me battre et exécuter des tâches pénibles. Savez-vous qui personnifie chez nous monsieur Évidemment ?

C’est vous, Monsieur, vous justement, toujours vous, vous et votre épouse, madame Évidemment.

Évidemment, dit ma femme, chez Kucsera (laissez-moi vous donner ce nom) il n’arrive pas qu’on ait des soucis aux alentours de la fin du mois. Car Kucsera est un homme sérieux, pas un rêveur et un pleurnichard comme toi, il s’est procuré un beau poste, parce que sa famille compte pour lui, parce qu’il est conscient, lui, qu’il a une femme et des enfants et qu’il a certains devoirs envers sa famille – chose que toi, égoïste, tu oublies trop facilement, quand tu te prends pour un adolescent irresponsable qui peut encore courir après ses rêves.

Vous comprenez, monsieur Évidemment ?

Ne pensez-vous pas qu’il faudrait y remédier ?

Je crains que ce soit fichu.

Si mon papier parvient entre les mains de votre femme, elle dira : « Évidemment, Kovácsik (ma modeste personne) travaille, combat, fait quelque chose – vois-tu, il a encore publié un article dans le journal, même si ce n’est qu’une ineptie, le principal c’est qu’on le paye bien – c’est pourquoi sa femme a… » etc.

C’est sans espoir. Évidemment, mon ami.

 

Suite du recueil