Frigyes Karinthy : "Instantanés"
je ne suis pas chez moi[1]
C’est
un problème très embarrassant. Il faudrait le résoudre une
bonne fois. Franchement, carrément, l'avouer ouvertement.
Peut-être finira-t-on par assister à la naissance d'une nouvelle
conception sociale, d'une nouvelle forme de défense de
l’intégrité individuelle, qui ne contraindra plus l'homme
au mensonge.
Car, pour le moment, il faut mentir, Il
faut dire que je ne suis pas chez moi lorsque je ne désire pas recevoir
quelqu'un. Si je faisais dire sans façon que je suis chez moi mais que
je veux rester seul, que j'ai à faire, que je suis de mauvaise humeur,
quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent se fâcheraient, s'en
offenseraient. Il serait inutile de vouloir leur expliquer que je peux
très bien les aimer, les apprécier, les estimer et que ceci est
indépendant du manque d'envie de leur parler sur le moment, qu‘il
peut exister des cas où le fait de ne pas désirer leur parler
traduit justement mon estime et ma considération et que, me présenter
devant eux distrait, de mauvais poil, en négligé physique ou
psychique me mettrait mal à l'aise ; que le problème, ce
n'est pas que moi je ne désire pas les voir, mais qu'au contraire, je
veux les empêcher, eux, de me voir. Par politesse, je me rends coupable
d'une impolitesse bien plus grave que celle de les prier ouvertement de bien
vouloir partir ; je dois prétendre ne pas être chez moi et
par là je blesse deux personnes : celle à qui j’ai
menti, et moi-même qui viens de le faire. Quel sentiment
pénible ! On est assis devant son bureau, on paresse sur son
canapé. Quelqu'un sonne, la bonne va ouvrir, puis passe la tête
par la porte avec précaution (elle est bien dressée) ;
"Monsieur Untel désire voir Monsieur. Monsieur est-il chez lui ?"
Quelques secondes de méditation
malaisée, les yeux plissés. Peser si ça vaut la peine.
Ça ne vaut pas
Ce sont les bonnes et les pauvres
épouses qui souffrent le plus, ces sentinelles qui ont à
affronter personnellement l'ennemi toutes les dix minutes, à se livrer
au corps à corps, à discuter, à expliquer dans l’embrasure
de la porte ou au téléphone tout en jouant leur double
rôle : tenir le combiné dans la main et se conformer à
des instructions données à voix basse par moi qui tiens
l’autre écouteur dans la main ; mais moi, je ne peux pas
parler, car je ne suis pas chez moi.
Et nous nous livrons à une
discussion désespérée.
Elle (chuchotant) : Qu’est-ce que
je lui dis ?
Moi (chuchotant) : Je ne suis pas chez
moi.
Elle (chuchotant) : Où es-tu ?
Moi
(chuchotant) : Ne crie pas si
fort ! Il va entendre !
Elle (tout haut) : Mon mari n’est pas à la maison.
La Voix : mais il y a cinq minutes,
quand je l’ai appelé, il m'a fait die que dans cinq minutes..
Elle (me jette un regard désespéré)...
Moi
(je lui fais signe d'inventer n'importe
quoi, mais de faire vite)...
Elle (tout haut) : Ah oui, on est venu le chercher en voiture...
Sans prévenir, on vient vous prendre
en voiture, n'est-ce pas ? On n'y peut rien, il faut fabriquer des
histoires fantastiques, tout un roman où surgissent des voitures, des
camarades de classe suicidés, des oncles moribonds et des triplés
qui viennent de naître. Ces cas-là sont encore les plus simples,
c'est la technique habituelle, journalière de prétendre ne pas
être chez soi lorsqu‘il y a quelqu'un pour mentir, en notre nom, il
est vrai, mais tout de même à notre place. Et que se passe-t-il
quand le méchant hasard nous met dans une situation
imprévue ?
Quand j’ouvre la porte
moi-même, par exemple. Passe encore si le visiteur ne me connaît
pas personnellement. À celui-là je peux annoncer tranquillement
que Monsieur est parti, mais par moi, son valet de chambre fidèle, lui
fait dire que... Ou encore, je nie tout simplement qu'il s’agisse de
l'appartement en question. M. Z ? « Non, Monsieur, vous
faites erreur. M. Z habite à l'étage au-dessus. »
En de telles occasions, il me faut
seulement veiller à ce que, dans ma distraction, il ne m’arrive
pas la même chose qu'à ce garçon, petit bonhomme de la
blague à qui on demandait au téléphone pourquoi il
n'était pas venu à l’école, et qui à la
question de l’instituteur méfiant qui demandait qui était
à l’appareil, répondit d'un ton larmoyant :
« mon papa… »
De toute façon, celui qui veut dire
qu’il n’est pas là, s’il ouvre la porte
lui-même, il devrait prendre soin d’avoir une fausse barbe à
portée de main, pour le cas où il serait confronté
à une vieille connaissance. De plus il faudrait également faire
attention que le visiteur ne me voie pas à la fenêtre, ne me
rencontre pas quelques minutes plus tard, dans la porte cochère en train
de quitter la maison en toute hâte. Car il est de ces visiteurs
méfiants qui ne sont pas dupes et se livrent à une enquête.
Celui qui régla la question de la manière la plus radicale fut
Soma Guthi[2] qui fit dire : « Je viens
de partir, si vous faites vite, vous arriverez à me rattraper. »
Tout de même, le mieux c’est de
dire que je suis mort et qu’on m’a enterré à la
campagne.
Et qu’on ne cherche pas ma tombe.