Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "
CONFESSION
À propos de "C’est toujours ainsi que vous
écrivez"
Je n’apprécie pas ces
rétrospections méditatives "modestes et sans
exigences", "ces aveux sincères" ; comme par hasard,
c’est justement à propos de la sortie sur le marché
d’un nouveau livre qu’ils soupirent, si possible en gros tirage,
leurs secrets intimes dans le concert des publicités et des
communiqués de presse. Un écrivain n’a pas à chuchoter
des mots hésitants devant un micro, lui qui sait très bien que
son chuchotement sera transformé en hurlements par les haut-parleurs.
Toute déclaration, même la plus subjective, possède son
genre strict exigé par le sujet, mais ce genre de "confession"
est un genre faux, et si je ne l’ai jamais caricaturé
jusqu’ici, je n’ai pas l’intention d’en donner la
caricature dans un miroir.
Au demeurant, et c’est justement ce
que je voulais vous annoncer, avec le "C’est toujours ainsi que vous
écrivez" je compte terminer cette série, je ne ressens plus
la même envie qu’autrefois de faire des caricatures. Ce ne sont pas
les modèles qui manquent, j’en trouverais en nombre, sinon des
écrivains eux-mêmes (car les phénomènes très
individuels de la trempe d’un Ady[1] ou d’un Szomory,
ou d’un Meyrinck[2] et d’un Rilke à
l’étranger, sont en voie de disparition), mais dans le monde des
genres littéraires. Par contre, en méditant sur le titre de mon
nouveau livre, j’ai compris pourquoi ce titre exerce sur moi une si
vibrante mélancolie : ce qui apparaît pour moi ce n’est
pas le fait que les écrivains qu’autrefois j’ai si
cavalièrement et vaillamment piqués, écrivent toujours
comme ça, les excellentes caricatures que j’ai dépeintes
d’eux ne leur ont nullement fait honte (évidemment c’est
Kosztolányi qui a raison : le style d’un écrivain,
même s’il donne une impression d’affèterie, exprime
aussi définitivement le visage d’une âme, que le nez, les
oreilles et les yeux reflètent le visage du corps ; on ne peut rien
y changer) – ce qui apparaît c’est que je les titille encore,
je les rabroue comme s’ils y pouvaient quelque chose. En fin de compte
l’aptitude à caricaturer est aussi une question de réglage,
le miroir déformant est tout autant caractérisé par sa
déformation qu’un nez courbé que le miroir redresserait, en
trompant le monde et en montrant par là même ce nez comme
s’il était droit ! Il est vrai que Bernard Shaw
prétend que c’est le satiriste qui voit bien, et si
l’opinion de ce dernier diffère de celle des autres, c’est
parce que les autres voient mal. Les lois de l’optique nous enseignent
que cela doit être vrai : un appareil ordinaire à lentille unique retourne l’image virtuelle, et pour
la redresser dans sa position
naturelle, il convient d’appliquer une double lentille. Mais dans la
pratique, et je le sais par expérience, la déformation risque de
devenir une affectation si, incapable d’attendre les moments heureux et
rares de l’inspiration visionnaire, l’écrivain se met
à fabriquer à l’échelle industrielle ce genre dans
lequel par hasard il a eu quelques succès. Il y a aussi un autre danger.
Les caricaturistes authentiques n’ignorent pas qu’en dessinant ils
affichent spontanément des grimaces,
et si nous analysons la caricature toute fraîche, il apparaît que
dans les traits de leur visage ils tentent d’imiter la physionomie
bizarre du modèle – c’est parfois si naturel – cette empathie parfaite, quasi théâtrale, avec
l’être physique et psychique d’une autre personne, cet effort
contre-nature est un des sacrifices exigés par la création bien
réussie, de même que dans l’art de la comédie :
le comédien ou le clown savent bien que, d’un point de vue esthétique,
cet effort n’est pas bénéfique à leur propre visage
d’usage bourgeois privé. Je me rappelle, j’ai
été un jour moi-même effaré en lisant une caricature
sur moi : diable, mais ce
n’est pas moi qui ai écrit ça ! C’est lui qui l’a écrit,
l’autre écrivain, avec ma
main ! Je l’ai laissé approcher trop près de moi,
je l’ai hébergé dans ma propre âme, lui et
d’autres, nombreux, ils finiront par déloger de son foyer
l’écrivain qui y habitait auparavant, qui était né
avec cette âme-là, qui y sommeillait avant de connaître
n’importe lequel des autres…
Non, non, c’en est assez. Même
si je n’ai pas tenu la promesse fanfaronne de mes vingt ans dans un
poème ("Au concert", Nyugat, 1909),
et, de plus, dans la préface de la première édition de
"Ainsi vous écrivez" j’ai poussé ce cri insolent,
l’espoir qu’un écrivain de quarante-cinq ans peut encore commencer quelque chose, je
n’abandonne pas, sinon je serais gagné par le désespoir.
Quant à ces caricatures, je crois qu’elles ont accompli leur
tâche dans la littérature. Et si la littérature est ce que
nous entendions par ce terme, et si elle ne dépérit pas,
peut-être qu’elle emportera dans le futur le souvenir de ces
caricatures littéraires, en tant que curiosités utiles.
L’autre jour un professeur de province m’a rapporté avec
fierté qu’à ses cours de stylistique il a
présenté à ses étudiants quelques-uns de mes
portraits de "Ainsi vous écrivez", pour illustrer les styles
à éviter, afin de justifier la loi éternelle de
l’art. Dans son court essai exhaustif, intelligent à nous faire
rougir, saisissant l’essentiel
avec une valeur savamment exacte, Kosztolányi a découvert même pour moi et a rendu clair ce
qui est sérieux dans ce jeu, ce qui dans cet humour n’est pas du
tout risible. Dans tout ce qu’il dénonce des faiblesses de ma
qualité de critique officiel et de mon laxisme exagéré,
même si le résultat de ses analyses était étonnant
pour moi, je dois lui donner raison : en effet, dès qu’il
s’agissait d’art, à mes yeux même un minimum passait pour un miracle, par
rapport aux manifestations du non-art
– j’estimais davantage le dilettante qu’un philistin
ordinaire, qui se désintéresse de tout. Je n’ai
guère de choses à ajouter à ce que dit Kosztolányi
– et si je trouve des mots, ce n’est pas pour le contredire, mais
seulement pour compléter.
Ce complément concernera les
conditions de la naissance du genre. Lui il se réfère à
"l’environnement littéraire", au flair inné de la
lettre, au sol archaïque des traditions familiales : il sent dans ces
grimaces la révolte, la langue tirée de l’éternel
adolescent contre toutes les formalités
des adultes (formalisme du langage, rigidité des genres, affectation).
J’aimerais étendre ce cadre, le généraliser dans la
direction indiquée par les interventions de Babits[3] et Aurél Kárpáti.
Il ne s’agit pas d’adolescent
– il s’agit depuis le début d’un enfant petit, un
écolier.
C’est cet enfant que nous oublions
dans la prison de notre profession, notre ambition, notre programme de vie, et
c’est cette prison que nous préférons appeler "style
mature, épanoui", alors qu’en réalité c’est
cette prison qui contraint et dompte notre raison, nos sentiments et notre
imagination vers un certain ordre de l’intérêt, apparemment
logique, imposé à nous-même, dont avec le temps nous
croyons qu’il est naturellement cohérent, or l’unique trait
qui garde le tout ensemble est l’intéressement et
l’ambition. Si par hasard nous sommes des employés de banque, nous
faisons croire que ni la fabrication des allumettes, ni le jardin suspendu de
Sémiramis ne nous intéresse. Pour un entomologiste l’espace
avec ses étoiles, le monde des galaxies et des nébuleuses
lointaines s’embrouille avec le temps, car ce sont autant
d’attributs de son congénère astronome, il ne comprend
même pas comment on peut s’intéresser toute une vie à
des balivernes de ce genre, plutôt qu’examiner le monde infini dans
le voisinage d’un hanneton.
Mais pour un écolier, je ne parle
pas d’un lycéen, je parle bien d’un enfant à
l’école élémentaire, le monde infini de
l’espace infini paraît accessible, car il voit la vie comme
infiniment longue. Il s’installe pour six mille ans, au moins autant que
l’âge de la civilisation humaine.
Un jour j’expliquais les âges
de la vie à un garçon de six ans. Je lui ai dit qu’on est
d’abord un nourrisson, puis garçon, adolescent, homme, homme
mûr, homme vieux, vieillard. Il m’a écouté
attentivement avant de lever l’index avec une supériorité
ironique : « Holà, tu en as oublié
un. » J’étais étonné. « Qu’est-ce
que j’ai oublié ? » - « Ben,
l’électricien ! » -
« L’électricien ? » - « Bien
sûr. Entretemps l’homme doit faire
l’électricien. »
Sa réponse m’a
interloqué, pourtant elle est très juste, du point de vue
d’un enfant ! Du point de vue de l’homme entier, de l’homme parfait,
que nous décidons de devenir quand nous avons six ans. Faire
l’électricien n’est pas un métier, mais un âge
de la vie. N’avez-vous jamais ressenti ce qu’a dit cet enfant,
qu’il aurait fallu être tout,
il aurait fallu essayer tout, il
aurait fallu savoir tout, pour
pouvoir se dire avant de mourir : j’ai vécu et j’ai
connu la vie.
Puisque je suis devenu écrivain
– mes caricatures littéraires ont germé de la source de
cette curiosité ; comment serait-ce d’être Szomory, Kosztolányi, Babits, Shaw, Zola, Pirandello
– pourrais-je être eux si
je le voulais ?
Quelqu’un m’a dit un
jour : de la jalousie est aussi blottie dans l’âme de celui
qui ironise, en plus du mépris et de la colère morale.
C’est peut-être
exagéré.
Mais je suis sûr que j’ai
écrit mes meilleures caricatures sur les auteurs que j’aimais le
plus.