Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
ENVOYÉ SPÉCIAL
(Entretien avec le naturaliste prix Nobel)
- Entrez,
le professeur vous attend au laboratoire.
Je passe le seuil le cœur battant.
Encore une minute et je me trouverai devant André
Krepecka, une des chercheurs les plus illustres du temps présent, le
grand homme, prix Nobel, dont la découverte révolutionnaire a
fait exploser notre vision antérieure du monde.
Le laboratoire, véritable cuisine de
sorcière, est encombré d’instruments fascinants. Des
instruments de physicien, des instruments de mesure, il est rempli d’objets au service de la
science approfondie ; d’autres
objets tels des ustensiles de toilette, des bretelles de pantalon, des frondes,
des empeignes, des mannequins de couturier, on n’en voit que par ci par
là, mais pas une seule aquarelle représentant des couples
d’amoureux, on sent dès le premier instant qu’on est entré au sanctuaire de l’assiégeur
de lois éternelles.
J’ai de la peine à remarquer
monsieur le professeur qui même à cet instant se penche sur ses
cornues.
Krepecka est un homme chenu de petite
taille. Il n’y a en lui rien de spécial, rien
d’extraordinaire – ses gestes, les expressions de son visage, sa
voix sont simples et naturels ;
il est auréolé de la réserve raffinée et de la
modestie des grands hommes, évitant toute manifestation vulgaire ou
grossière, il a de la peau au menton et au cou, il ne porte pas de
boucle d’oreille, ses mains ne sont pas tatouées, il ne vernit
même pas ses ongles, je trouve ici un savant
authentique, et non pas un podo-virtuose de piano né sans bras tel
que le public imagine probablement le professeur Krepecka. Il se penche
au-dessus de ses cornues, énormément de cornues sur la paillasse
et des encore plus cornues que ça.
Il me salue
chaleureusement et avance à ma rencontre.
- Je vous en prie, je suis à
votre disposition, sourit-il en avançant à ma rencontre.
- Le public est au plus haut point
intéressé par votre opinion, Monsieur le Professeur. Quel est
votre avis à propos de la conférence sur le
désarmement ?
Le savant médite un instant et il
avance à ma rencontre.
- Nous, savants, entame-t-il sur ce
ton traînant et bien réfléchit qui caractérise tant
les savants, nous ne nous intéressons pas à la politique. Nous
nous intéressons – vous allez peut-être vous étonner,
mais ne le divulguez pas – nous nous intéressons avant tout au progrès de la science.
Comme ces mots résonnent
merveilleusement entre les murs de ce laboratoire simple, sans fioriture…
- Quels mots généreux,
gratuits, remarqué-je.
- Hélas, opine-t-il, les mots
ne me rapportent pas beaucoup. Mais si mon modeste travail vous
intéresse…
- Certainement,
m’empressé-je d’observer.
- Actuellement c’est l’interférence de la
diffraction de la lumière, autrement dit le problème de ce
qu’on appelle "l’interférence" qui est dans le
champ frontal de la recherche.
- Pardonnez-moi, Professeur,
interjeté-je, mais le public est éminemment
intéressé par le résultat qui a pu être atteint dans
la question primordiale du "champ frontal". Ce champ frontal existe-t-il vraiment, ou pour le moment
n’est-il qu’une hypothèse scientifique.
Il réfléchit comme cherchant
à donner une réponse concise de façon à être
clair pour les profanes.
- Absolument. Certaines personnes ont
un champ spacieux derrière leur front – finit-il par remarquer et
il lève sur moi un regard significatif guettant si j’ai bien saisi
la portée de cette déclaration.
- C’est-à-dire, si
j’ai bien compris, quant à a diffraction de la
lumière…
- Il ne s’agit pas de la
diffraction, m’interrompt-il lugubrement (ce sont manifestement les
difficultés corrélatives à la recherche qui lui sont
venues à l’esprit). Il s’agit d’une tout autre
fraction. La fraction casse-cou.
- Ces recherches en luminologie doivent
avoir un rapport avec les sciences médicales ? –
m’étonné-je avec enthousiasme.
- Effectivement, affirme-t-il sans
tarder, appuyé d’un clin d’œil significatif. Il est
arrivé à plusieurs reprises qu’un journaliste
s’intéressant à la luminologie
se casse le cou.
- Comme c’est
intéressant, bégayé-je.
- Très intéressant. Par
conséquent justement, si vous permettez…
Et, avec la distraction qui
caractérise tant les vrais savants, il oublie ma présence et se
penche de nouveau sur ses cornues.
Je me retire sur la pointe des pieds pour
ne pas le déranger.