Frigyes
Karinthy : "Rencontre avec un jeune homme"
Voir la vidéo en hongrois (avec des
sous-titres anglais)
Rencontre avec un jeune
homme[1]
’étais de bonne humeur, j'avais oublié bien des
choses, j’ai allumé mon cigare avec circonspection et nous nous
sommes engagés dans l’avenue Andrássy. Ma chère et
très belle femme me souriait de sous sa voilette, ma belle, ma bien
aimée, elle m’aimait et me laissait l’aimer.
Le
jeune homme, je l’ai rencontré sur la promenade au bord du Danube
vers six heures. Il nous a croisés, le jour déclinait, je ne
l’ai pas remarqué. Il devait être à une vingtaine de
pas quand je l’ai aperçu de dos. Je me tus d’un seul coup et
je fus pris d’une trouble inquiétude. Les hanches étroites
se distinguaient nettement sur l’arrière-plan d’un cargo, pourtant
c’est à ses pas que je le reconnus, je crois. Les habits un peu
élimés. Dans sa main il portait un large cahier. Dix-huit ou
peut-être seulement dix-sept ans… J’hésitais encore,
je n’osais pas le croire… Je voulus me détourner mais tout
à coup un élancement aigu me perça le cœur, ensuite
je fus pris d’une palpitation telle que je dus m’arrêter. Je
remarquai un de ses gestes quand il leva la main en l’air et la tint
devant lui, oh, terrible, c’était bien cette main-là,
je reconnus même la cicatrice qu’au gymnase…
Ma
femme me regarda étonnée et moi je lui dis,
hébété :
- S’il
te plaît… Attends-moi… Je dois parler avec ce jeune
homme…
Je
la laissai là et je pressai le pas. Je ralentis peu après. Le
soir tombait déjà. Le jeune homme ne se retourna pas. Il savait
que j’étais derrière lui. Il poursuivait calmement sa
marche, il s’arrêta calmement près d’une bitte
d’amarrage et se tourna vers le Danube paisible et son regard fixa
l’autre rive, loin, vers les collines. J’étais horriblement
gêné, je me suis raclé
- Alors…
Tu ne me vois pas ?…
- Si -
dit-il, mais sans se tourner vers moi.
Je
gardai le silence, gêné. Puis j’eus honte. Ridicule. Un
jeune homme de dix-huit ans ! La rencontre est bizarre mais je dois me
reprendre. Je serai sans parti pris. Qu’il soit content d’avoir eu
l’occasion de m’apercevoir. Je lui dis à voix haute :
- Je
t’ai immédiatement reconnu quand tu es passé près de
moi.
- Je
sais - dit-il.
- Alors
pourquoi ne t’es-tu pas approché ? N’es-tu pas curieux
de me connaître ?
Il
ne répondit pas. Je devins nerveux.
- D’accord,
je sais à quel point tu es réservé et orgueilleux. Mais,
vois-tu, cela n’a pas de sens… Crois-moi, j’ai compris, cela
n’a aucun sens… Je t’expliquerai… Tu reconnaîtras
toi-même que je ne pouvais pas rester réservé et
orgueilleux… Mais pourquoi ne me regardes-tu pas… Regarde,
j’ai une moustache… J’ai vingt-six ans… Comme tu es
bizarre. Tu m’en veux ?
Il
ne répondit pas. Ses lèvres se contractèrent
amèrement.
- Eh !… -
dis-je. - Ce formidable silence ! Bon, bon, ça me revient
maintenant… Et alors ? On ne peut pas faire ça
éternellement. Tu vas me faire des reproches peut-être ?
Allons, voyons, ton grand silence n’est pas si impressionnant… Je
ne vois pas le grand bénéfice que tu en aurais tiré…
Ta tenue est franchement pitoyable, mon petit. Et tu es maigre. Pardonne-moi,
je serais incapable de me fringuer comme ça… Qu’est-ce qui
t’arrive ! Pleure un petit coup, tu auras un kreutzer !
Il
me regarda pour la première fois. Dans les yeux, un regard dur. Puis de
nouveau il se détourna. Il dit sèchement :
- Tu
parles beaucoup.
Je
me vexai.
- Diable !
Tu t’imagines trop parfait. Effectivement je parle, je veux seulement
t’instruire… Tu comprends ? Je suis plus âgé que
toi à la fin… J’en ai vu beaucoup depuis le temps… Et
j’ai fait beaucoup d’expériences… Tu n’es
qu’un enfant… Tu ne peux pas savoir…
Soudainement
ma voix s’étrangla, je baissai la tête, et je souris
gauchement, très doucement, et je levai la main doucement, gauchement,
et gauchement j'ai chuchoté en souriant :
- …
Alors que dois-je faire ?… Ça ne pouvait pas marcher comme tu
l’avais pensé. Je te prie de me croire, ça ne pouvait pas
marcher… J’ai essayé… Ça ne pouvait vraiment
pas…
Alors
il se tourna vers moi. Il me dévisageait la bouche tordue, plein de
haine.
- Où
est l’avion ? – demanda-t-il d’une voix enrouée.
Gêné,
je bégayai :
- Hélas…
Que faire… On l’a découvert… Farman… Les
frères Wright… Je n’étais pas là… Mais
crois-moi, ils l’ont assez bien réussi eux aussi… Assez
bien, relativement… On peut voler avec…
- Je
vois - ironisa-t-il. Puis il me regarda de nouveau. - Où est
le Pôle Nord ?
Je
baissai les yeux :
- Un
certain Peary l’a atteint… Écoute, je n’avais pas le
temps… Tu t’es trompé… On ne peut pas tout…
À l’époque j’allais à
l’université…
- Ah
bon - dit-il.
Puis :
- Où
est la Hongrie fière et libre ?
- C’est-à-dire…
Tu es vraiment bizarre… On y travaille… Moi aussi… Mais cela
ne va pas si vite…On doit aussi vivre.
Je
me mis à débiter :
- Mais
tu vois… J’ai tout de même fait des efforts… Pour
qu’il y ait quelque chose de ce que… Que je t’ai
promis… J’ai écrit, moi… J’ai écrit
d’assez bonnes choses… Tu n’as qu’à regarder
dans les vitrines… Mon nom est connu… Je suis
célèbre… Comme tu le souhaitais… Je suis assez
respecté… Et tu vois, j’ai aussi écrit des
livres… Comme tu l’avais imaginé… Tiens… Il y en
a un ici… Pas mauvais…
J’arrachai
nerveusement de ma poche un de mes livres dans lequel il y avait des nouvelles
et des dessins humoristiques, et je le lui tendis.
- Tiens,
regarde… Assez bon…
Il
consacra un unique coup d’œil au livre mais il ne le prit pas. Il
dit brièvement :
- Oui,
je l’ai déjà vu. Il est assez bon.
Il
tendit les bras vers l’horizon crépusculaire, vers les collines
inclinées.
- Où
est-elle la grande symphonie, et le drame foudroyant dans l’horizon gris
et les dieux orgueilleux dont les pulsations convulsives menacent,
là-bas derrière l’horizon ?
Je
rougis.
- Hé bien, tu sais… Cela n’a pas
été possible… Impossible de mettre ça en trois
actes… Tu t’es trompé… Il n’y a pas de
comédien pour jouer l’horizon gris… Puis j’ai compris
que ce n’est pas le genre qui convient… Et je ne saurais pas en
venir à bout… J’ai en revanche écrit un sonnet tout
à fait plaisant sur le sujet… Il a été monté
dans une revue en renom… Il a plu… Depuis on me paye mieux…
Il
ne répondit pas. Il s’enfonça dans un silence morose, son
regard se perdit dans le lointain. J’aurais voulu ajouter des choses
encore, expliquer combien il était jeune… Mais je me souvenais
obscurément que les fois où il regarde comme ça, on ne
peut pas le déranger. Je repensai brusquement à ma femme, je
commençai à m’inquiéter. Je dis :
- Écoute…
Viens avec moi, je te présente à ma femme. Ça te fera plaisir.
Elle est très belle… Une femme épatante, de grande
valeur… Tu vois… Moi je l’ai conquise… Elle
m’aime… Tu vois… Je suis quelqu’un… Comme tu le
souhaitais…
Il
me regarda enfin, dans ses yeux il y avait une ironie infinie.
- Tu
l’as conquise, dit-il, allons ! Comme tu en es fier ! Tu es
allé la chercher et tu l’as conquise !… Le
château est descendu de la montagne et il a pris la vallée
d’assaut !… Le chêne a conquis le lierre et l’a
entouré amoureusement… Pourquoi ta femme ne vient-elle pas ici
elle-même ?
Je
fronçai les sourcils.
- Tu
es un imbécile, dis-je. Tu es un enfant. Ce sont des fantasmagories. Tu
as tort. C’est moi qui ai raison. Je suis un adulte et je connais
Il
vint tout près de moi, me regarda dans les yeux. J’aperçus
sa chevelure brune et dense.
- Je
ne voulais pas connaître la vie… Je voulais que ce soit la vie qui
me connaisse… Tout le monde rirait de moi, c’est vrai, et tu ne
voulais pas qu’on rie de toi à cause de
moi… Mais tu sais bien, regarde-moi dans les yeux, ose me regarder dans
les yeux !… Tu sais que c’est toi qui es le ridicule et le
petit… Et que c’est moi qui ai raison… Et que ce que je dis
n’est pas ridicule… Tu sais que j’ai raison… Pauvre
homme… Petit… Nullité… Ose me regarder dans les
yeux…
Je
dus me détourner : c’était une situation stupide et
pénible. Lui, il s’éloigna lentement, puis il ne me regarda
plus, il s’en allait lentement, perdu dans ses pensées…
Des
minutes passèrent avant que je ne retrouve la parole, je chuchotai
doucement :
- Où
vas-tu ? Reste…
Mais
il ne se retourna plus. J’entendis encore ses mots de loin :
- Souviens-toi
que tu m’as encore rencontré une fois, pour une dernière
fois… Si tu as conservé quelque chose de moi, vas tremper ta plume
dans le feu du soleil couchant et vas leur écrire…
Écris-leur cette rencontre… Écris-leur comment je
t’ai quitté, et comment j’ai disparu, en me fondant dans le
ciel crépusculaire, jeune, beau et infiniment libre, pour ne plus jamais
te revoir…
J’ai
entendu ces mots de très loin, et la gracile silhouette s’amincit,
se dissipa, s’éleva. Je l'ai regardé encore, je croyais le
voir, mais plus tard j'ai compris que ce n’était qu’une
étroite nuée qui flottait dans le ciel pourpre.
Ma
femme s’impatientait.
- Qui
était ce jeune homme ? - demanda-t-elle.
- Une
vieille connaissance - lui dis-je, troublé. - Un charmant
garçon…
-
Oui - dit ma femme un peu agacée. - Mais aussi un peu mal
élevé. Pourquoi ne s’est-il pas
présenté ? Pourtant il te ressemble étrangement.
Puis
nous nous installâmes dans un café. La crispation de mon humeur
noire se dissipa lentement. Enfin ragaillardi, je me dis :
C’est
un beau sujet. Un peu trop long pour un poème. Mais il se
prêterait bien à une nouvelle. Une courte nouvelle satyrique.
Ça tombe bien, c’est mardi, je devrais livrer quelque chose.
J'ai
demandé du papier au café et après une courte
hésitation j’ai noté le titre : "Rencontre avec
un jeune homme…"
Et
la douleur de la plaie s’estompait déjà.
[1] Cette nouvelle a paru dans le
recueil de nouvelles : "Je dénonce
l’humanité" aux éditions Viviane Hamy