Frigyes Karinthy :     "Rencontre avec un jeune homme"

 

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Rebonds

 

I.

Mon oncle, Ervin Bohus, était un homme blond aux yeux bleus, son dur travail avait creusé les traits de son visage. Mon père me parlait de lui comme d'un self-made-man implacable et froid qui depuis le tout début avait suivi le chemin qu'il s'était tracé, qui était au-dessus des sentiments et des passions, et qui ne pensait à rien d'autre qu'à la route conduisant vers le haut et au sommet de laquelle but et moyen ne sont qu'un : la fortune et tout ce que cela représente. En trois ans il avait fait cinq cent mille. Je crois que mon père ne l'aimait pas ; il nous le présentait comme un exemple à suivre et il en faisait l'éloge, mais se taisait si, sous son influence, nous le glorifiions aussi. Il venait parfois nous voir, il faisait les cent pas, les mains dans le dos, il regardait devant lui et nous adressait d'étranges petits mots durs. Il parlait de l'argent et de tout ce que nous pourrions acquérir : l'indépendance, la tranquillité, la sécurité dans ce monde incertain, l'amour-propre et l'affection d'autrui. Il veillait aussi sur notre aspect extérieur avec une sévérité sourcilleuse, il nous jetait soudain des regards scrutateurs, arrangeait nos cravates, s'intéressait à notre garde-robe : "il faut en acheter", disait-il immédiatement quand quelque chose semblait manquer. Je me sentais chaque fois gêné quand il venait chez nous, mon cœur battait, je pensais à tout son argent, je n'osais parler avec lui que s'il m'adressait la parole. Je donnais consciemment raison à mon père, mais parfois je guettais son visage en cachette et je soupçonnais un secret. Nous étions tous très sérieux, le regardions avec de grands yeux et nous préparions à la vie. Et alors il me semblait découvrir brusquement derrière ses lunettes un clin d'œil immature et complice comme s'il désirait nous dire quelque chose du genre : « Bon, n'ayez pas peur, petits bêtas, tout cela n'est pas si sérieux que ça, et peut-être n'aurez-vous pas besoin de tant d'argent, d'ailleurs moi non plus et si j'en amasse tant c'est pour acheter chaque jour plein de rognures de chocolat pour qu’on les mange ensemble, des rognures de chocolat pour un million, ce serait chouette, hein ? » Mais il ne quittait pas son sérieux.

 

II.

 

Nous allions quelquefois lui rendre visite et, nous restions blottis, timides et bien élevés, dans les profonds fauteuils de cuir. « Oui, Oncle Ervin » et nous nous redressions quand il nous interpellait brusquement et brièvement. Alors sa sévérité se relâchait et nous le voyions fréquemment sourire. Il avait un sourire étrange, enfantin qui avait dû être sien jadis et qui maintenant réapparaissait sur son visage, un peu étranger, tel un vieux souvenir : les commissures de ses lèvres tremblaient légèrement pendant qu'il souriait. Au dîner il devenait presque gai, des anecdotes lui revenaient à l'esprit et il portait un regard rusé autour de lui. Sur un ton retenu, il racontait à la dérobée une anecdote quelconque et pendant que nous riions tous, il prenait brusquement la main de sa femme et la baisait. Moi, du bout de la table, tendu à l'extrême, j'observais son visage et j'essayais de m'imaginer ce que pouvait ressentir mon oncle si riche et si puissant. Ce geste me troublait, j'observais sa femme dans une pénible attente, et en quelque sorte je digérais mal ce baisemain. Elle abandonnait sa main comme un objet : ma tête embrouillée d'enfant sentait bien que ce n'était pas bien, qu'elle devrait se troubler, rougir, retirer sa main, ou qu'il faudrait qu'il se passe quelque chose puisqu'elle avait déjà tout reçu de mon oncle, les lourdes soies, les dentelles et la chambre bleue.

Le dîner terminé, elle se mettait au piano et de ses mains blanches faisait danser gentiment les touches. Nous entourions le piano debout alors que mon oncle s'installait au fond dans un fauteuil et fumait un cigare. Dans la pénombre il laissait aller ses paupières et sa bouche, ses deux doigts détendus relâchaient le cigare, il regardait devant lui – et je sentais alors, le cœur serré qu'il écoutait la mélodie et que la mélodie recelait une chose inconnue et terrible : cette mélodie impuissante qui n'avait même pas de paroles hurlait violemment et stérilement depuis le piano pour se faire comprendre, parce qu'elle voulait se faire comprendre, exprimer quelque chose de menaçant et de pressant, rappeler une plainte terrible et désespérée en guise d'avertissement, quelque chose qui nous attrape par-derrière, qui est déjà là au-dessus de nos têtes… Une mélodie gémissante qui gratte en vagissant à la porte de notre crâne pour qu'on la laisse entrer, mais elle ne savait pas parler parce qu'elle n’était pas douée de parole.

Mais alors je levais mon regard sur le visage de ma tante et je voyais bien qu'elle ne se concentrait pas sur la mélodie. Son visage était froid, son nez grimaçait et je me rendais compte qu'elle pensait à autre chose. J'étais envahi de peur, d'une lourde terreur froide quand j'ai compris qu'elle n'écoutait pas la mélodie et pensait à autre chose.

 

III.

 

Un des premiers jours du mois de novembre, mon oncle sortit de son bureau de grand entrepreneur, il remonta le col de son lourd manteau car il y avait du brouillard et s'assit dans son automobile. Il devait être six heures. C'était l'anniversaire de sa femme et il préparait ce jour depuis quatre mois. Les préparatifs avaient abouti et en ce grand jour il comptait informer sa femme du projet d'un grand voyage à Paris,  une sorte de second voyage de noces. Il avait inventé une farce piquante savamment concoctée pour l'éblouir, un moyen de faire savoir à sa femme que ses affaires prospéraient. Il remplit d'or à craquer les deux poches de son manteau, et dans l'auto il produisit un petit sourire bizarre. Il entrerait chez sa femme et marcherait doucement sur l'épais tapis. « Qu'est-ce que tu as dans les poches, pourquoi elles sont chargées comme ça ? » demanderait sa femme, il s'approcherait d'elle et elle fourrerait la main dans sa poche.

Mon oncle était pâle : il s'imagina tout à coup la main blanche en train de fouiller entre les pièces d'or froides - une main blanche froide parmi les pièces d'or étincelantes et tranchantes – et il frissonna.

Il renvoya la voiture, monta lentement l'escalier et ouvrit doucement la porte. Personne ne vint à sa rencontre dans l'entrée. Il se dirigea vers la chambre de sa femme, sourit et se réjouit à l'avance de la bonne farce. Il poussa la porte prudemment mais n'y trouva personne. Il regarda autour de lui puis sonna la bonne.

- Madame est sortie ?

- Oui, Monsieur, à cinq heures. Elle vous a laissé une lettre sur le bureau. Elle a emporté une petite valise.

Mon oncle lut la lettre. Sa première pensée concernait la bonne, l'avait-elle lue ? Il rougit légèrement. Il toussa et enfila soigneusement la lettre par la fente d'un tiroir fermé, il la poussa même plus loin à l'aide d'un coupe-papier pour qu'aucun coin ne dépasse. Il s'assit un instant, puis repensa à la bonne.

- C'est bien, Anna, merci.

Ensuite mon oncle remonta son col, piétina deux minutes en hésitant, il repensa à l'épais brouillard du dehors, à l'air froid de la rue.

Pendant qu'il descendait l'escalier mal éclairé il lui sembla entendre un grondement lointain – un unique train grondait au loin – un unique train qu'il avait raté ; et maintenant il lui sembla que se suivirent de longs passages vides mais il n'y avait pas de nouveau train, à la gare c’était le noir et la nuit et le chef de gare donnait le signal avec son petit drapeau rouge : "Départ", une voix siffle, le garde barrière rentre chez lui et se couche. Puis l'obscurité.

 

IV.

 

Alors il lui sembla ne pas l'avoir vue depuis des années. Le plus étrange était qu'il ne lui en voulait pas. Il observa en lui le train lointain et une envie insupportable pesait sur son cœur froid et figé. Il ne lui en voulait pas, il l’enviait et des mots obscurs trébuchèrent loin, loin, au fond de sa conscience paralysée : des mots suppliants par lesquels il implorait sa femme, pourquoi ne l'avait-elle pas emmené ? – il aurait volontiers accepté de rester debout dans le couloir des trains cahotants, il regarderait, muet et respectueux, il regarderait les autres s'embrasser. Puisqu'il ne souhaitait que faire une farce, il en souriait déjà, il voulait ruser, parler : et alors tout à coup on l'avait brutalement frappé sur la bouche.

C'est ce que quelque chose lui martelait dans l'oreille dans un tourbillon de brouillards. Il avait vraiment froid. Où aller ? Il pensait à la locomotive du convoi qui crachait sa vapeur.

Il parvint dans des rues latérales à neuf heures du soir. Il se sentit très fatigué. Il aspira à trouver un poêle et des plats chauds. Un petit troquet lui apparut où il allait quand il était étudiant, il y mangeait de la soupe aux haricots servie par des femmes. Mais il l'oublia aussitôt. Alors il esquissa un sourire sournois, oui, se dit-il, oui, dans cette petite rue… Une autre de ses découvertes du temps où il était étudiant… Il y a des femmes… Comment n'y a-t-il pas pensé plus tôt…

De belles femmes chaudement habillées. Il en trouva une tout de suite, il l'interpella timidement, mais, Dieu sait pourquoi, elle ne s'arrêta pas… Elle le regarda, puis passa son chemin. Mon oncle la suivit un moment, sa tête fatiguée courait après quelques mots vils d'autrefois… Il en trouva un, c'était un mot brutal et vulgaire. Il le répéta à mi-voix plusieurs fois mais elle ne l'entendit pas. Mon oncle se mit à fouiller dans ses poches en tremblant et repêcha une poignée de pièces d'or. Il les regarda, il les laissa couler entre ses doigts. Il rattrapa la fille, il tendit sa main en tremblant vers la poche de sa jupe, mais il visa mal… Les pièces d'or s'enfuirent entre les plis de la jupe dans l'eau du caniveau, elle n'entendit pas leur tintement, s'éloigna.

Mon oncle était à bout de souffle. Il s'arrêta au coin de la rue, songeur et amer. Mon Dieu, que s'est-il passé ?… Mon Dieu, qu'ai-je donc oublié ?… Il reçut une vapeur chaude dans la figure, un cheval de fiacre s'était arrêté et s'ébrouait dans la rue humide à son niveau. Il eut tout à coup une profonde pitié du cheval. Il lui caressa le chanfrein, il regarda ses yeux larmoyants. Puis il empoigna des pièces d'or et il les tendit devant les naseaux du cheval. Le cheval flaira les pièces d'or et en dispersa en soufflant dedans. Mon oncle voulut le forcer à en manger en appuyant sur sa tête. Mon oncle pleurait.

Je l'ai retrouvé le lendemain matin en allant à l'école. Il faisait encore presque nuit, le bateau arrimé au quai du Danube avait ses phares allumés. Mon oncle était assis sur les escaliers dans l'épais brouillard matinal, il remontait ses deux genoux pour ne pas toucher l'eau. Il sifflotait et jouait à pile ou face avec ses pièces d'or ; il les faisait pirouetter une à une ; les pièces faisaient ding en descendant une marche puis deux ou trois rebonds dans l'eau… Il était content de me voir, sa bouche était pleine de chocolat, il avait dû acheter des rognures de chocolat en guise de petit-déjeuner, sa figure était toute barbouillée. Je m'assis près de lui sur la marche.

- Tu vois, petit bêta, regarde comme je fais, dit-il sans se tourner vers moi. – Il ressemblait à un grand frère qui initie son cadet. Deux hommes en béret s'approchèrent de lui : un ouvrier avait dû leur téléphoner, un quart d'heure peut-être avant mon passage.

 

Suite du recueil