Frigyes
Karinthy : "Rencontre avec un jeune homme"
honneur d'artiste
I.
C'était la troisième
semaine que l'écrivain travaillait à son drame. Depuis trois
semaines il vivait reclus, sans contact avec personne : le scandale qui
avait provoqué cette solitude forcée s'était produit
à un moment fort opportun d'un point de vue littéraire. Autrement
ceci avait fait sur l'écrivain le même effet que sur le commun des
mortels. Lorsque ce soir mémorable le chasseur de lions avait fait
irruption dans ce grand restaurant à la table de l'écrivain et,
sans mot dire, il avait attrapé par le bras la femme aux cheveux jaunes,
au demeurant sa propriété légitime et ancienne, il avait
administré en même temps une gifle à l'écrivain
abasourdi, celui-ci avait ressenti un instant cette révolte simple et
élémentaire que ressentent les enfants quand un garçon
plus fort leur arrache leur tartine beurrée. Voyant le tremblement de la
femme, il eut l'idée de tirer la langue au chasseur de lions et
proclamer haut et fort : que vous le vouliez ou non, la femme aux cheveux
jaunes m'a suivi d'elle-même et s'est donnée à moi, et vous,
vous n'êtes qu'un grossier personnage stupide et borné, même
si vous avez envoyé toutes sortes d'hommes ad patres en duel, vous,
vous… gros hippopotame !
Mais il n'avait pas du tout fait
tout cela. Il était allé gentiment se promener seul, il
s'était promené au bord du Danube et était devenu
sentimental. Dans sa tête tourmentée il avait brusquement eu la
révélation que se promener seul est agréable. Des ouvriers
portaient des sacs, le Pont aux Chaînes vibrait doucement dans
Puis le lendemain il était
allé faire devant les témoins cette déclaration bien
ficelée et incroyablement chevaleresque selon quoi, patati et patata, il
avait toujours tenu Madame dans le plus grand respect, il n'avait jamais
songé à se l'approprier et n'hésiterait pas à se
battre pour elle, mais toutefois il déclarait que s'il tenait
l'indignation du chasseur de lions pour exagérée, il la
considérait aussi de bonne foi et légitime. Ensuite les
véhémentes excuses du chasseur de lions avaient suivi, et le
silence s'était fait autour de l'écrivain. D'autres s'en
doutaient également peut-être, lui-même en était
convaincu : il était tout simplement lâche et craignait
Ces jours-ci il se
considérait avec une certaine indifférence objective : il se
désintéressait de sa vie lyrique. Toute son âme et toute
son imagination étaient assujetties au Thème, il vivait dans une
sorte de transe. Ses mains fiévreuses fouillaient avec hâte et
angoisse dans la substance difficile de l'intrigue ; ça le prenait
dans la rue, à minuit, au lit, il sursautait, il courait dans sa
chambre, il mettait un mot, une phrase sur papier, il y ajoutait nerveusement
une nuance. C'est ainsi que progressait le Drame, lentement, petit à
petit, les bras et les jambes se mirent à prendre des formes solides et
stables dans la substance décousue et confuse. Chaque fil en engendrait
d'autres ; un unique fil rattachait tout et tissait progressivement un
écheveau de soie entortillé autour de la tête de
l'écrivain. L'écheveau devint de plus en plus dense et de plus en
plus lourd, mais il tenait fermement le fil, ne le lâchait pas car s'il y
avait rupture en un seul point il faudrait tout recommencer.
Un jour, sous le coup de
l’exaltation, il monta dans sa chambre. En cours de route, en fouillant
dans sa mémoire à la recherche de nouvelles couleurs, il vit une
image, un trait net et caractéristique, propre à faire ressortir
de l'arrière-fond la pensée plastique et précise du Drame.
En l'espace de trois heures il
coucha sur papier en mots rapides, enlevés, la scène
suivante : l'écrivain est debout seul sur le pont, face au soleil
couchant. On repêche un homme dans l'eau. Apparaît
Il posa son stylo, sursauta,
suffoqua. Pendant de longues minutes il courut en tous sens. Il sentit qu'il
venait de dépasser le point culminant du Drame au point où il
l'avait poussé avec une force surhumaine, la suite serait un decrescendo
calme et paisible pour laisser la pensée s'immerger ensuite dans un
nébuleux accord.
Il poussa un profond soupir, il
était heureux. Il relut encore une fois le manuscrit. À ce moment
précis son cerveau fut transpercé par une piqûre
acérée et coupante, un bruit horrible, grinçant et
déchirant à travers l'harmonie d'une œuvre musicale :
quelqu'un aurait brisé un carreau dans la salle de concert.
Une nouvelle fois il reprit le
manuscrit. Oui, c'est vrai, il ne s'est pas trompé. Si cette
scène est montée et jouée, le chasseur de lions y
apprendra que la femme aux cheveux jaunes n'était autre que sa
maîtresse. Ça ne peut pas se passer autrement, il y a des indices
précis, des allusions connues seulement d'eux trois et que lui, il ne
peut connaître que si…
L'écrivain posa sa
tête sur le papier, il se sentait las. Longtemps encore il resta assis
à la table, face à l'immense vide désert de l'autre
moitié de
Et le lendemain il
Durant deux mois il ne s'occupa
plus du Drame. Il reprit le chemin des cafés, fit des promenades, la
nuit il alla se distraire avec ses amis. Il se rendit au bord de la mer, fit la
connaissance de femmes. Il se mit à boire et il finit par s'apercevoir
avec ahurissement qu'il se comportait exactement comme un amoureux
déçu frappé d'un gros chagrin.
Et puis un soir il se calma et
retrouva la paix. Cela se passa au bord de la mer, il s'y trouvait seul, lui et
l'onde. L'écrivain pensa alors à la mort, clairement, dans une
béatitude totale. Allons, on écoute tout encore une fois,
ordonna-t-il énergiquement à son imagination. Et dans le silence
du bord de mer, il repensa sa pièce du début jusqu'à
II.
Au banquet de la première
il était déjà complètement calme et serein. Il
s'adressa aux journalistes avec une supériorité souriante.
- Oui, dit-il aux
journalistes, elle me plaît également. C'est probablement ma
meilleure pièce. Du bon travail, honnête et bien ficelé.
Merci, Messieurs.
De lui-même il n'eut pu y
apposer que des épithètes enfiévrées, confuses,
extravagantes. Toute sa vie semblait étalée devant lui comme un
rêve lointain. Mais il jouait le jeu parfaitement. Sa plus belle queue-de-pie
était souplement tendue à ses reins ; une azalée
rouge flambait à sa boutonnière. Il ne se présenta
qu'à la fin du dernier acte, jusque-là il resta chez lui pour
écrire calmement son testament littéraire en mots
épurés. Il apparut, pâle, dans une enivrante tempête
d'applaudissements étouffants, un sourire ironique, pourtant doux,
autour des lèvres, il jaugea d'un coup d'œil les loges
alignées et acquiesça posément lorsque son regard
atteignit les yeux ombrageux mais violents du chasseur de lions.
De
jeunes écrivains romantiques le couvrent de dithyrambes, lui qui a su
mourir avec une noblesse virile. Même les jeunes officiers du mess ont
dû reconnaître d'un hochement de tête approbateur le
comportement viril et absolument correct de l'écrivain : "il est
mort en officier", dit quelqu'un en grasseyant. Il s'était
préparé à la mort, il portait son testament dans sa poche,
maîtrisait les moindres détails. Par deux fois il renonça
à son droit de tirer, il sourit et, se tournant vers un de ses
témoins, il traita le chasseur de lions de "pauvre bœuf
insignifiant". Le chasseur de lions poussa un râle de colère
et cela le stimula pour bien viser. Quand il sentit la balle dans sa poitrine,
l'écrivain fit un geste dédaigneux, c'est lui qui dit au
médecin accouru qu'il était mortellement touché. Il est
mort tel le chevalier médiéval qui va en Palestine
l'épée nue à la main et quelques belles phrases au
cœur.