Frigyes
Karinthy : "Livre d’images"
Mariska et son frÈre
kÁroly
J'avais six ans quand
j'ai rencontré la première fois Mariska et son frère
Károly au square Mária Terézia où la bonne m'avait descendu pour
jouer. Dans le square tout un tas de petites filles faisaient
Mariska
est sur une pierre,
Sur
une pierre, sur une pierre,
Mariska
est sur une pierre,
Sur
une pierre.
Alors une petite fille s'est
approchée de Mariska, celle dont on a su plus tard qu'elle
représentait son frère Károly.
Elle
est rejointe par son frère Károly,
Son
frère Károly, son frère Károly,
Elle
est rejointe par son frère Károly,
Son
frère Károly.
Son frère Károly
a demandé à Mariska pourquoi elle pleurait, ce à quoi
Mariska a déclaré qu'elle devait mourir.
À
partir de là le destin de Mariska se perd dans le brouillard obscur des
ballades. Non seulement son frère Károly ne console pas Mariska,
mais plutôt il s'aligne sur cette position, comme quoi elle doit
mourir : il sort son couteau et il le plonge dans le cœur de Mariska.
L'opinion publique paraît d'abord pencher du côté de Mariska
et éclate en applaudissements, puis condamnant l'acte brutal et décidément
précipité de Károly, elle en appelle aussitôt
à la sentence d'une instance supérieure qui donnera satisfaction
à Mariska :
Mariska
devint un ange
Un
ange, un ange,
Petit
Károly devint démon,
Un
démon.
Ce drame qui s'était
déroulé sous mes yeux m'a beaucoup préoccupé depuis
lors. J'ai essayé
Quoi
de plus naturel que mon intérêt pour le destin de Mariska ait
dès lors redoublé. J'aurais aimé, en bon écrivain
naturaliste, rencontrer le sévère frère Károly pour
qu'il m'éclaire de quelque secret intime de la vie intérieure de
Mariska.
Un
ami commun a fini par me présenter à lui.
Monsieur
Károly a passablement changé, mais il a bonne mine. Il s'habille
avec beaucoup d'élégance, une épaisse chaîne d'or,
un manteau de fourrure, des souliers vernis. Il m'a reçu volontiers, il
a toujours considéré favorablement les journalistes.
Je
me suis enquis de Mariska. Monsieur Károly m'a répondu :
- Madame
jouit d'une excellente santé, elle sera très probablement
heureuse de vous recevoir. Je vous accompagne sur le champ dans sa loge au
théâtre. Vous êtes beau garçon, vous lui
plairez…
Et
il cligna des yeux avec ruse.
Monsieur
Károly m'a en effet accompagné à la loge où Mariska
était en train de retirer son costume de scène. Elle venait de
répéter
- Cette
femme vaut une fortune, vous savez ! Une fortune ! Vous verrez ce que
je saurai en faire ! Je n'épargne pas ma fatigue.
J'appris
que le petit Károly était devenu imprésario plutôt
que démon et que c’était lui l’agent de Mariska.
Cela
faillit m'intimider pour raconter mon affaire. Je dis prudemment :
- Il
me semble me souvenir qu'il y avait autrefois certains différends entre
vous-même et Madame. Et que vous jugiez avec une très stricte
sévérité certaines actions commises par l'actrice, ce qui
menaçait d'attirer des conséquences.
Monsieur
Károly fit un geste de dédain.
- Allons !
Vous êtes bien placé pour savoir que l'opinion publique a toujours
été contre moi. On me reprochait d'être cruel envers elle.
Alors j'ai voulu prouver que je savais être souple. J'ai pris Mariska par
le bras et j'ai fait d'elle quelqu'un. Et par là même de moi
aussi.
Madame
tendit gracieusement le bras pour un baisemain. Elle me dit :
- Vous
êtes un gentil garçon naïf, vous vous rappelez certainement
cette charmante prédiction de mon avenir. Mais vous pouvez constater que
Mariska est devenue une vraie grande dame.
- Et
le petit Károly est devenu, lui, un homme sérieux qui comprend la
vie, ajouta Monsieur Károly.
- Et les
conséquences ? - demandai-je l'oreille basse.
- Les
conséquences, répondit Mariska avec grâce, les
conséquences sont devenues les anges.