Frigyes
Karinthy : "Livre d’images"
diplomatie I
- Alfred,
s'il te plaît, il faut enfin que l'on parle de ce…
- Si
je comprends bien, Votre Excellence fait allusion à cette grave
situation politique dont la solution exige un maximum de circonspection et de
prévoyance.
- Arrête
de déconner, Alfred, je te prie. Dans cinq jours c'est Noël et cela
fait trois semaines que tu me promets de parler de ce…
- Si
j'ai pu faire, que ce soit sous une forme officielle ou sous une forme
officieuse, une déclaration devant Votre Excellence concernant certains
nouveaux investissements, je ne peux absolument pas me sentir engagé par
une telle déclaration, d'autant moins que les tenants et aboutissants
européens d'alors auraient pu être de nature à soutenir les
aspirations nationales de Votre Excellence, néanmoins elles laissaient
déjà présager des potentialités de changements
éventuels.
- Eh
bien, Alfred, tu sais, c'est un euphémisme si je dis que ça tient
quand même de la dernière pingrerie. Je ne peux plus sortir dans
cette loque, tu comprends ? Et tu m'as promis la semaine
dernière !
- Si
j'ai bien compris, Votre Excellence se réfère au statu quo ante
et Vous souhaitez prêter un caractère délibératoire
international à notre entente. Permettez-moi de me référer
en contrepartie au dernier rapport de notre ministère des finances
présentant l'état de notre trésor dans un moment si
inattendu et tellement grave que, comme Vous ne l'ignorez pas, nous
étions contraints d'envisager de recourir à l’emprunt
d’une somme assez conséquente aux trésors des États
alliés.
- Et
alors ? Donc tu as emprunté trente forints à Blau.
- Votre
Excellence oublie que la somme mentionnée par Votre Excellence a servi
à couvrir des dépenses tellement extraordinaires que je
n'exagère pas si, pour décrire leur caractère pressant,
j'affirme que sans recourir à cet emprunt international nos institutions
de ravitaillement public auraient été contraintes de
réduire notre budget en dessous du seuil critique.
- Ne
viens pas me raconter que nous avons bouffé tous les trente forints
depuis.
- La
défiance de Votre Excellence risque de rompre l'équilibre de la
Monarchie.
- Eh
bien, moi je déclare que pas plus tard qu'aujourd'hui je vais jeter par
terre ce vieil oripeau et je ne me le remettrai plus jamais sur la tête,
j'irai plutôt tête nue dans la rue, et si ton absurde
belle-sœur Ella s'amène ici avec son chapeau grand comme une meule,
pour se faire voir, eh bien je vais lui rentrer dedans et je n'hésiterai
pas à lui tailler le portrait.
- Les
exigences de Votre Excellence feront l'objet de réflexions approfondies.
La Monarchie reconnaît que les aspirations territoriales d'Ellanie que, par l'annexion du Chapeau dit Colback, elle a
étendu jusqu'au littoral de la mer Ionienne, mettent notre petit pays
étroit, dont le département Salle à Manger dépasse
territorialement parlant à peine celui du Chapeau annexé par l'Ellanie, dans une situation extrêmement grave. Je
constate en effet que cette annexion a fortement consolidé les
aspirations nationales de Votre Excellence, ladite annexion étant
déjà en elle-même suffisante pour susciter d'autres
annexions outre le fait de les consolider.
- Tu
veux dire si je comprends bien que sans Ella je n'aurais jamais pensé
à toute cette affaire de chapeau. Eh bien, c'est une vile
calomnie qui n'a pu naître que dans ta sale caboche. Pouah ! - Son
Excellence renverse une chaise.
- La
situation demeure très sombre. Je constate que le parti de la guerre
n'hésite pas à recourir à des moyens radicaux pour mettre
en avant son intérêt vital. Les grandes puissances, elles, en
revanche, ne peuvent exprimer leur position que par une extrême
réserve.
- Vraiment ?
Bon, tu sais quoi ? Va au diable avec ton chapeau. Je vais mettre au clou
ce fichu collier en toc que tu n'as pas daigné m'offrir pour Noël
dernier et je vais me payer trois chapeaux avec. Tu peux disposer ! (Elle
sort).
- Je
constate que notre diplomatie a été victime d'un coup
d'État. En ces temps difficiles je ne peux faire aucune
déclaration sur le fond. Il convient d'attendre de voir comment la
situation évolue. Je vous prie, Messieurs, de faire preuve de prudence
lors de la transmission du contenu de nos entretiens à la presse, afin
de ne pas induire l'opinion publique en erreur.