Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
Filasse Huileuse
(Lors une séance de
spiritisme le médium a été démasqué :
il avait façonné les fantômes incarnés en filasse
imprégnée de graisse)
La Société Métapsychique
Hongroise a la douleur de vous faire savoir que son fantôme
préféré, Monsieur Idéoplasme,
attaché de l’au-delà et envoyé intime
véritable et secret, s’est assoupi pour un mieux-être au
cours de la dernière réunion de la Société,
c’est-à-dire a cessé d’exister,
c’est-à-dire est venu au monde – ou comment saurais-je ce qu’il
faut dire quand un fantôme décède. Les restes terrestres du
mort vénéré, une poignée de filasse huileuse que
l’on a retrouvée derrière l’oreille de Laci László IV, violoniste,
médium de réputation mondiale, seront placés pour son
repos éternel dans la poche latérale de
l’évêque spiritiste Schrenck-Notzing[1].
Moi qui suis venu enterrer l’esprit
de Mademoiselle filasse huileuse, et non le louanger, je peux rassurer
l’assemblée en deuil – la jeune fille n’est pas morte,
elle s’est seulement assoupie. Elle ressuscitera, de même que
ressuscite de ses cendres au printemps l’allègre belle-de-jour,
mais aussi la tortueuse moisissure – de même que ressuscite la
maladie du grand-père dans son petit-fils, ou l’appendice
atrophié dans chaque corps humain renaissant. Il est possible de
remémorer l’évolution du monde autrement qu’en ordre
chronologique, dans la succession des choses : l’œil curieux
peut contempler le monde décomposé en images successives
étalées dans l’espace, visible à tout moment, tel un
vivant livre illustré. Il est dommage de chercher les ossements de
l’homme préhistorique dans des fossiles enfouis –
l’homme préhistorique court dans sa réalité vivante
dans les forêts de Tasmanie, et même, si on fait bien attention, on
le retrouve plus près de soi. La première cellule, le
protozoaire, pierre angulaire de toute vie, n’est pas perdu à la
suite de sa reproduction – on le retrouve sous le microscope quand chaque
fois il s’attaque au grand œuvre pour créer le monde.
Mais bien sûr il faut un certain sens
des formes pour découvrir la partie dans le tout, le tout dans la
partie, le petit dans le grand et le grand dans le petit. Le spiritiste au nez
délicat a tort de grimacer à l’odeur de la graisse –
si la filasse huileuse convient au fantôme et à l’ectoplasme
et à l’idéoplasme et à la
lecture à l’Académie de Musique d’une étude
scientifique en deux volumes, la filasse huileuse ne mérite certainement
pas d’être jetée sans mot dire aux ordures. La graisse est
une substance précieuse, et la composition de la filasse est au moins
aussi mystérieuse que celle de l’ectoplasme, surtout si nous ne
nous la fourrons pas dans l’oreille, mais nous en faisons l’objet d’une
observation approfondie. Il s’avérera que ce n’est pas par
hasard qu’elle est allée entre les mains de ceux qui ne trouvent
possible de chercher la Clarté que dans une pièce assombrie et
l’Esprit dans le psychisme électriquement dérangé
d’un épileptique. Au chant on connaît l’oiseau,
à son évocateur l’esprit – à l’esprit
son évocateur.
Ceux dont le goût – je dis bien
goût et non envie de savoir – peut se satisfaire des productions de
ces fantômes, dont le
sens du style n’est pas agressé ni rendu suspect du point de vue
de l’authenticité par le goût intellectuel
manifesté dans les mots du "fantôme chéri",
n’ont pas le droit de tourner le dos, avec un orgueil aristocratique, au
spectacle de la filasse huileuse. Aussi je ne parle pas à ceux-ci,
puisque de toute façon la partie esthétique de la question est
pour eux sans objet : pour eux c’est évident, c’est un
discours bien ficelé, pure dialectique au regard de
"l’instinct" mystérieux dont la lanterne
ténébreuse éclaire l’obscurité
d’obscurité avec une certitude infaillible.
Je parle en revanche aux hésitants,
aux curieux de bonne foi, pour qui la filasse huileuse étant
déjà un composant passablement miraculeux du monde merveilleux et
insaisissable, ils se laisseraient même convaincre, si
c’était possible, que la filasse huileuse est en
réalité un ectoplasme. Si c’était possible, mais
malheureusement ça ne l’est pas. Cela n’est même pas
rendu impossible par une preuve matérielle extérieure, mais par
une sorte de loi intérieure qui oriente prudemment toute âme saine
et fine face à tout phénomène : dans quelle mesure
elle peut y investir sa sympathie, son intérêt, son envie de
savoir et son affection – donc toute son attirance que l’on
résume en deux mots, l’envie de vivre ? C’est pour
ceux-ci que j’aimerais trouver le moyen d’analyser pourquoi,
à juste titre, ils ont trouvé la filasse huileuse antipathique
déjà autant de sa feue forme d’ectoplasme.
Alors, c’était
premièrement "parce qu’on ne pouvait pas y toucher". Car
elle était si terriblement sensible que d’après les
croyants fervents le médium tomberait raide mort à
l’instant même où quelqu’un toucherait
l’ectoplasme avec ses doigts profanes. La sensibilité est une
qualité belle et noble, mais quelqu’un d’aussi sensible ne
doit pas claironner qu’il s’expose à un examen objectif,
scientifique, et ne doit pas convoquer ses adeptes pour célébrer
soi-même tel une prima donna pour qui monter sur les tréteaux est
plus important que le rôle – surtout si ce rôle est
déjà assez confus comme ça. Si les fantômes
existent, on peut les évoquer aussi bien à midi tapant
qu’à minuit – et si le fantôme a envie de faire une
déclaration, il peut le faire aussi bien en plein jour, sans
accessoires.
Un esprit qui exige qu’on allume
autour de lui et en son honneur un feu de Bengale rouge, devient suspect de se
transformer à la lumière du soleil en filasse huileuse. Un esprit
authentique ne s’occupe probablement pas aussi mesquinement et
orgueilleusement de sa "mise en scène" – il
s’efforce plutôt de prouver par ses actes et son influence
qu’il possède des capacités extraordinaires, et ses efforts
ne s’épuisent pas dans la répétition qu’il est
un esprit et que les dubitatifs doivent le reconnaître en tant que tel.
Franchement, je crois – je n’oserais pas le jurer mais je le sens
– qu’un vrai esprit, à certains moments – en l’occurrence
justement au moment des déclarations – oublie même
d’être un esprit : il s’imagine peut-être un
être vivant ordinaire et sifflote allègrement, car pouvoir se
déclarer le réjouit. Je n’ai pas apprécié cet
esprit d’ectoplasme, il avait une figure trop morne et solennelle. Il
m’a paru comique. J’avais envie de rire de lui parce que je ne
l’ai jamais vu rire.
Et j’avais envie de rire aussi du
recueillement mortellement sérieux des adeptes ; sous le charme
ceux-ci n’ont pas remarqué le comique : ce comique instinctif
qui résidait dans le style, le comique qui pour un œil et
une oreille exercés trahit la source dont il provient, de façon
plus convaincante que toute preuve matérielle. Je prie les adeptes des
forces occultes et mystérieuses de me croire enfin : une
éducation de l’œil et de l’oreille nous conduit
sûrement, si ce n’est directement, jusqu’au cœur du
labyrinthe où nous attend le Secret, ce "septième sens"
qui reconnaît le fantôme, mais demeure aveugle et sourd devant le
mystère de la filasse huileuse.
[1] Albert von Schrenk-Notzing (1862-1929). Médecin allemand qui a consacré sa vie à l’étude des phénomènes paranormaux.