Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
nous n’avons quand mÊme pas
mangÉ d’homme[1]
Ce n’est qu’une petite dose de
souffrance – le misanthrope pessimiste hausse les épaules, il
prend peut-être cela pour un petit rien insignifiant, en regard des
autres désastres plus importants. Mais moi, en feuilletant le livre de
l’humiliation et de la honte sur les cinq dernières années,
je voudrais préciser une modeste petite chose, pour l’avenir,
ainsi qu’une petite constatation positive, encourageante et consolante
parmi l’amoncellement des points négatifs sans espoir de
consolation qui heurtent, et qui tendent à prouver que
l’évolution morale de notre genre humain est sans espoir.
Nous n’avons quand même pas mangé
d’homme.
Le verre de la méchanceté et
de la cruauté est plein à ras bord. Les supplices de
l’inquisition, l’enfer de Dante et cet autre enfer sanglant que
nous avons pu entrevoir à travers les circonvolutions du cerveau obscur
du marquis de Sade, les rêves les plus enivrants du plaisir de la
torture, sont devenus réalité. Nous avons assassiné en
gros et en détail – des milliers d’hommes se sont
noyés dans la boue des lacs de Mazurie[2], des milliers dans l’eau des mers,
des milliers dans l’air empoisonné. Des femmes et des enfants ont
été battus à mort, des vieillards pendus, on a ouvert le
ventre de femmes enceintes, tranché les oreilles et le nez de faibles
sans défenses. Les esquisses de Goya sur le petit catéchisme des
horreurs sont devenues d’innocentes illustrations par rapport aux
photographies de la presse. En lisant l’histoire des atrocités, en
lisant les mémoires des misérables vivant dans des grottes ou
sous la terre où ils avaient froid faim et soif dans la saleté et
la puanteur des cadavres – ils sont tombés comme des mouches de
soif et de froid – je n’ai pas encore entendu de cas où ils
se seraient mangés, si le mauvais sort avait fait qu’il n’y
avait rien d’autre à manger.
Soyons justes et constatons-le : on
décèle tout de même la minuscule trace d’une
évolution. En six mille ou dix mille ans notre espèce arrive
à progresser autant qu’un homme peut progresser en six ou dix
jours sous réserve que la connaissance et la compréhension le
saisissent par la main et le guident. Car il est certain que l’instinct
de l’anthropophagie a existé dans la gamme des brillants instincts
de l’espèce la plus noble – d’ailleurs en Nouvelle
Zélande le mollet du prochain constitue toujours un dessert
apprécié. Mais en Europe où pourtant nous sommes
tombés plus bas qu’en Australie – en Europe en aucune
circonstance on ne mange plus d’homme : cela devait être
constaté. Même si cela apparaît comme une petite chose
– parce que si je la compare à l’acte d’arracher les
yeux de mon prochain, ou je lui coupe les mains, ou je lui tranche le nez avec
mes dents, avaler le morceau que je viens de trancher ne serait pas tellement
plus grave – du point de vue du grand Principe, savoir que l’homme
européen préfère mourir de faim plutôt que manger de
la chair humaine a tout de même une certaine importance.
Il
y a donc de l’espoir, nous avons les preuves mais bien pâles que
des instincts meurent, disparaissent à jamais. Il n’est pas vrai
que nos tares originelles qui dénient tout espoir à
l’avenir sommeillent en nous dans une longue latence et à la
première occasion exploseraient. En Europe on ne mange plus
d’homme. Ô, pessimistes, qui claironnez que l’homme ne
s’amende pas, que la guerre et la tuerie sont une loi éternelle,
le cours normal du monde à l’instar de la naissance et de la mort.
Je sais bien ce que vous répondez : ce n’est pas un sentiment
moral, un impératif de quelqu’un qui retient l’assassin de
manger de la chair humaine, mais c’est tout simplement le
dégoût, un refus physiologique de l’organisme dont les nerfs
n’acceptent plus cette offre. Cela n’est pas faux – mais qui
vous a dit qu’un sentiment moral est substantiellement différent
de ce que représente un système nerveux plus raffiné, un
goût plus choisi ? Nous mourons plutôt d’inanition que
de manger de la chair humaine car elle nous répugne – croyez-moi,
cela ne dit pas moins qu’une prescription de la religion. Un jour nous
comprendrons que beau et bien représentent une et même chose. Le
temps viendra où morale et esthétique ne seront pas deux sciences
distinctes, où nous comprendrons pourquoi nous avons sacrifié une
vie laide et imparfaite contre une vie belle et parfaite, et pourquoi nous
aurons sacrifié tout cela pour ce qui rend la vie belle et heureuse. En
ce temps-là nous ne tuerons plus d’hommes comme aujourd’hui
nous ne les mangeons plus – tout simplement parce que notre
système nerveux sera plus raffiné, parce que nous trouverons laid
et répugnant le sang qui se déverse, les poumons qui
râlent, les viscères qui se répandent – et dans notre
cerveau et notre imagination nous trouverons laid et insupportable
l’idée et le sentiment que l’homme qui souffre
est un de mes semblables.
Et
vous, hédonistes, épicuriens, amateurs de la beauté et des
joies païennes, dilettantes titanesques, Wilde et D’Annunzio, qui ne
voulez pas voir effacée la couleur pourpre du sang versé de la
palette des couleurs et des joies – n’ayez aucune crainte, ne
craignez pas le vice. Les vices existent, ô oui, ils continueront
d’exister, ne craignez rien – il y en aura plus qu’avant
– mais que viennent, à la place des méfaits laids et
brutaux, de beaux méfaits, riches et enivrants. Ne savez-vous pas
qu’il existe des personnes qui tirent plaisir de la souffrance – le
temps viendra où l’adepte des supplices rencontrera l’adepte
des vices et ils s’entendront : il y aura alors beauté et
harmonie là où aujourd’hui il y a laideur indigne et
disharmonie.