Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
C’est comme ça
e devais n’avoir que trois ans, pourtant
je me rappelle très bien quand j’ai entendu cette expression pour
la première fois. À l’âge de trois ans l’homme
a déjà dépassé la première période de
sa vie que l’on appelle scientifiquement "l’âge
descriptif ou l’âge cognitif", ou populairement l’âge
"qu’est-ce que c’est ?". Tous les parents savent que
la situation encore relativement tolérable où l’enfant
demande à propos de tout : « Papa, qu’est-ce que c’est ? »
ou « Maman, qu’est-ce que c’est ? » dure
à peu près jusque-là – on est encore en mesure
d’y répondre, sous réserve que l’enfant ne tombe pas
dans des exagérations et ne demande pas ce que signifie
"casse" et ce que signifie "role"
dans une "casserole". La période qui suit dite
d’enquêtes est autrement plus difficile et plus ardue pour les
parents ; c’est l’âge de la recherche causale des
tenants et aboutissants quand commence l’enchaînement infini des
"pourquoi ?" successifs. Papa, pourquoi n’allons-nous pas
nous promener ? Parce qu’il pleut. Papa, pourquoi il pleut ?
Parce qu’il y a des nuages dans le ciel. Pourquoi il y a des nuages dans
le ciel ? Parce qu’ils se sont accumulés. Pourquoi ils se
sont accumulés ? Parce qu’ils sont mouillés. Pourquoi
ils sont mouillés ?
Cela devait être une sorte
d’examen académique de cette sorte qui faisait suer mon pauvre
père devant ma personne de trois ans lorsque, de façon
inattendue, après mon vingtième "pourquoi" il a cru bon
de me répondre brièvement, sur un ton menaçant et
dur : « c’est comme ça », et il a
détourné la tête.
Je me rappelle très bien avec quel
effarement je l’ai regardé. C’est comme ça ?
Ça voulait dire quoi ? Je ne comprenais pas ce langage ; au
premier instant ça a dû me faire le même effet
qu’entendre plus tard parler en turc ou en anglais. Je l’ai
plutôt ressenti comme une interjection, quelque chose comme
"aïe !", "allons !" ou "tout de
même !", notions dont nous ne recherchons pas le sens mais
seulement la coloration émotive. Mais j’ai cessé de poser
des questions, je me suis tu, méditatif et sérieux, je me suis
senti aussi un peu vexé, bien que sans en savoir la raison – je
commençais à me rendre compte qu’un tournant venait de se
produire dans ma perception du monde. Ma foi en la force universellement
éclairante des relations de causalité venait d’être
ébranlée. Pourtant, à partir de ce moment, si je
récapitule l’histoire de ma vie intérieure, je remarque que
chacune de mes pensées sensées et chacune de mes
méditations consistaient en une lutte tendue et pénible contre
cette expression "c’est comme ça", pour vaincre et
éliminer les "c’est comme ça", pour les dominer
et les piétiner. Car on a de plus en plus fréquemment voulu
couper avec cette expression le fil et l’enchaînement de mes
questions assoiffées, au début les vivants, ensuite, à
travers leurs livres, les morts. Plus tard, perdant confiance, je me suis
habitué à ne poser mes questions qu’à
moi-même, à personne d’autre – pourtant
l’âge est venu où moi aussi, le seul à qui je pouvais
m’adresser en toute confiance, j’ai répondu à la
dernière question par un "c’est comme ça", en
haussant les épaules, et je ne me suis plus adressé la parole,
pourtant je savais parfaitement que cette dernière question
était justement la plus importante, qu’à celle-là il
faudrait avoir reçu une réponse avant de me décider
à quoi que ce soit, avant de consentir à ma vie, d’accepter
de continuer de vivre.
C’est comme ça !
Heureux sont ceux que
n’intéressait que le seul verdict, dans le grand
procès qu’ils ont perdu, ou qu’ils ont gagné –
mais que doit faire le malheureux de notre espèce que les attendus
intéressent peut-être davantage que le verdict
lui-même ? Les sentences de la vie sont longues et
compliquées : la souffrance et la mort, ou la joie et
l’encouragement en sont les huissiers – mais les attendus se
contentent de dire : c’est comme ça.
Les attendus ! Mais le condamné
ne sait même pas au nom de qui on a prononcé le verdict ! Les
adeptes de la réforme mondiale monarchique de la religion invoquent
Dieu, les procureurs de la république démocratique du
système moléculaire, les savants, c’est au nom de la Loi
Naturelle englobant tout le monde qu’ils demandent la condamnation de
l’accusé coupable du crime de naissance ! Les avocats du
scepticisme mystique se contentent d’encourager le pauvre client :
tant pis, ça ne fera pas trop mal, c’est mieux pour vous,
croyez-moi, cela devait se passer ainsi – ça ne les effleure
même pas, d’entamer une action en nullité, d’exiger
une abolition de l’action publique, d’introduire une requête
civile : ce n’est pas pour eux que c’est important.
Les attendus ! Qui ça
intéresse, les attendus ? Attendus : c’est comme
ça. Pourquoi ? C’est comme ça. Si ça ne te
plaît pas, tu n’as qu’à te chercher un autre univers.
Mais quand même –
pourquoi ?
Pourquoi le méchant est-il bien ici
– pourquoi le sage n’est-il pas bien ici ? Noblesse, morale,
beauté, intelligence, affection – pourquoi tout cela signifie-t-il
faiblesse, infériorité – vile méchanceté,
égoïsme imbécile, pourquoi cela signifie-t-il force et victoire ?
Pourquoi dans une main de la Nature naissent et se multiplient des
beautés ravissantes, des vies heureuses – pour être
détruites au milieu de pénibles gémissements et des affres
de la mort, par d’autres beautés, d’autres vies,
germées dans l’autre main de la même Nature ? Pourquoi
la même invocation tantôt encourage les agneaux à la vie,
tantôt encourage les loups à dévorer les agneaux ?
C’est comme ça !
Ne médite pas, vis ! Mais
s’il faut vivre et non te tourmenter, alors pourquoi ce chagrin inattendu
qui te saisit, parce que tu ne l’avais pas prévu ?
N’hésite pas car la vie s’enfuit – mais si tu
n’hésites pas et tu veux courir avec elle, alors pourquoi tu
rentres la tête dans le mur ?
C’est comme ça !
Pourquoi faut-il pour vivre, vaincre le
désir dans l’espoir d’un accomplissement pour lequel tu es
né ? Pour vivre, pourquoi faut-il préserver justement
le but de ta vie, le bonheur ? Pourquoi t’attire ce qui est
dangereux, et pourquoi est dangereux ce qui t’attire ?
C’est comme ça !
Pourquoi désires-tu tout savoir
– alors que savoir tout est mauvais pour toi ?
C’est comme ça !
C’est comme ça, c’est
comme ça… La dure parole pleut sur ta tête, elle pleut sur
ta tête dure que tu braques contre la parole – pendant que ton
cerveau s’embrume comme sous une pluie lapidaire, et sonné, les
yeux embrumés, tu attends : vienne donc la dernière qui te
brisera le crâne, qu’il en soit fini à la fois des questions
et des réponses. Mais même alors, pour une dernière fois
– une question reste en suspens dans tes yeux grands ouverts, comme au
poète quand il ne savait plus parler, et il a écrit la main
tremblante la dernière strophe d’un des poèmes les plus
terrifiants du monde : (« Lass die
heil’gen Parabolen… »,[1] de Heine)
…also fragen wir beständig,
Bis man uns mit einer Handvoll
Erde endlich stopft die Mäuler –
- Aber ist das eine Antwort ?![2]