Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

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Les hÉros

 

Dans la sombre forÊt de RadvÁny

j’ai rendu visite À Ben­Ő BÁrczi

(Partiel)

 

 

Reportage au royaume de l’imagination – Notre correspondant rend visite à certaines notabilités populaires pour leurs livres, romans et ballades – Comment réagissent nos connaissances inconnues ?

 

Le paléographe a froidement rejeté ma demande que naturellement, vu sa nature même, j’avais du mal à lui exposer assez clairement. Tout ce qu’il a pu éplucher de mes paroles, c’est que j’aurais aimé m’allonger dans des livres, pas au sens figuré, réellement, tel un signet ou une illustration, puisque je m’étais mis en tête d’interviewer les plus vaillants personnages des romans et des drames sur ce qu’ils pensent de la vie chère ? Le paléographe avait de la suite dans les idées : on ne collectionnait pas chez eux de journalistes étampés et je devais inventer un autre discours. Ces héros de romans composent une société exclusiviste – aucun piston ne pouvait contribuer à y pénétrer. J’ai fini par m’adresser à son Excellence Oniros, l’éminent rapporteur du ministère des contes et imaginaires, qui a bien voulu me munir de diverses attestations – je profite de l’occasion présente pour le remercier chaleureusement car ses documents se sont partout avérés utiles. J’ai le plaisir de vous rapporter ici même la teneur de mes visites.

 

Ben­­ő Bárczi[1]

 

- Que dites-vous de la bourse ?

- Écoutez, alors que j’ai un long poignard acéré planté dans mon jeune cœur, vous venez m’agacer avec des devinettes. Dites-moi plutôt comment va mon cousin István Bárczy ?

- Il joue avec le gouvernement comme un chat avec la souris.

- Grand bien lui fasse ! Et quelles sont les nouvelles autour des théâtres ?

- Le Cité marche bien, le Renaissance également. Connaissez-vous Artur Bárdos[2] ?

- Absolument. Mon père le connaissait lui aussi, il le respectait. Il le faisait garder par quatre hallebardiers. Quatre excellents directeurs de théâtres.

 

Don Quichotte

 

J’ai trouvé le noble chevalier dans sa loge aménagée dans les toilettes de l’auberge.

- Je mène en ce moment mon plus important duel, m’a-t-il expliqué. Vous voyez au dehors ce chevalier farouche qui s’est déguisé en moulin à vent pour me tromper ? Mais je lui couperai la tête, si c’est le prix pour gagner le cœur de ma Dulcinée !!...

J’ai essayé d’encourager le héros de la Manche.

- Allons ! J’ai parlé avec Dulcinée. Elle dit qu’elle ne refuserait pas vos avances chevaleresques, si vous acceptiez cet emploi de directeur de banque…

- Comment ?!... – s’écria le chevalier – ceci avant que je ne fasse la preuve de ma vaillance par ma mort en héros ? Comment Dulcinée pourrait-elle m’aimer d’ici-là ? Non,  non !

Avant que je ne le quitte, il m’attrapa par le bras et leva sur moi des yeux inquiets.

- Dites-moi, s’il vous plaît… Seriez-vous assez aimable pour me dire comment se termine le roman dont je suis le héros ? Vous admettrez que je ne suis pas en mesure de tourner les pages jusqu’à la fin… Cela m’intéresse, pourtant.

- Je regrette, mon accord avec les auteurs m’interdit de dévoiler au héros le destin qu’ils leur réservent. Qu’est-ce que vous croyez ? Si les héros savaient à l’avance quel usage Messieurs les auteurs comptent en faire, ils ne seraient pas assez fous pour commettre toutes les folies qui finissent souvent si mal.

 

Robinson Crusoé

 

L’excellent héros de Defoe  me reçoit pendant qu’il nourrit ses araignées. Au début il ne me reconnaît pas, mais plus tard, à la vue des traces de mes pas, il me salue chaleureusement moi, son ancien et fidèle lecteur. Sur ma demande de se déclarer dans le cadre de l’enquête sur la vie chère, il me rappelle sa stricte neutralité : en matière économique je dois m’adresser à son secrétaire, Vendredi. Je m’y résous. Pour demeurer objectif, je dois dévoiler que celui-ci ne se montre pas très flatteur à l’égard des nouveaux riches. « Monsieur, aucune culture ne sera possible aussi longtemps que ces parvenus tiendront le haut du pavé. Ils sont barbares et incultes, il paraît même qu’ils mettent leur couteau dans leur bouche, pouah ! » Plein de mépris, d’un geste gracieux il poursuit la dégustation de sa savoureuse et odorante soupe de chair humaine dans son assiette.

 

Madame Agnès[3]

 

J’ai interpellé la brave propriétaire de l’institution de blanchisserie :

- Comment allez-vous, Madame ?

- Ô, père miséricordieux, ne m’abandonne pas ! – se lamente-t-elle, en levant les yeux de son linge – la cherté du savon est devenue insupportable ! Cela, Père János Arany qui m’a écrit, ne l’avait pas prévu. Si vous le rencontrez, demandez-lui d’obtenir pour moi des graisses moins chères, ou de me donner une conclusion différente. Peut-être ainsi :

            Madame Agnès au ruisseau

            Son vieux linge lave, lave,

            Tous ses frais de blanchissage

            Sont financés par Simi Krausz[4].

            Père miséricordieux, ne m’abandonne pas !

 

[…]

 

David Copperfield

 

Cette visite n’a malheureusement pas bien réussi. Faute de temps, c’est par lettre que je m’étais adressé à Monsieur Micawber, lui demandant un rendez-vous pour y aller ensemble. Il me l’a bien promis, mais à l’endroit convenu j’étais attendu par un envoyé qui m’a remis la missive suivante :

Très honoré Bienfaiteur !

J’avais l’intention de venir à notre rendez-vous, mais le destin en a décidé autrement. Lorsque vous lirez les présentes lignes, votre humble ami sera déjà bercé par les doux flots de la Tamise pour le transporter au royaume de la paix éternelle… Dieu vous garde, mon unique Bienfaiteur, et oubliez votre malheureux

                                                                                                          Micawber.

 

Cyrano de Bergerac

 

Je l’ai trouvé sous la fenêtre de Roxane. Il était en train de souffler une épopée en hexamètres à Christian, un pistolet dans la main droite et une épée dans la main gauche, poursuivant deux marquis en duel ; il m’encouragea à parler, il avait tout son temps pour m’écouter.

- Que pensez-vous des mesures prises par le gouvernement, censées lutter contre la vie chère ?

- Sous-entendez-vous une tromperie du gouvernement ? – dit-il d’une voix menaçante. – Vous voulez peut-être parler de trompe, mon jeune ami ? Mon nez vous déplairait-il ?

J’essaye de l’apaiser, je connais la musique.

- Calmez-vous ! Et votre avis sur l’emprunt ?

Il hausse les épaules

- Nous aurions pu obtenir davantage, chevalier. Oh non, c’est un peu court, jeune homme. Par exemple ; tenez : Moi, Monsieur, si j’avais un tel prêt, il faudrait sur le champ que je m’en débarrasse ; emphatique : Aucun vent ne peut, prêt magistral, te souscrire tout entier, excepté le mistral ; dramatique…

 - Oui, oui… Dites-moi, cher Cyrano, la pièce qui vous est consacrée vous plaît-elle ?

Il réfléchit.

- Elle m’apaise – c’est un beau succès… Edmond Rostand est génial.

Il ne continue pas car apparaît sur la scène un personnage nouveau et parfaitement inutile pour assurer une rime en eutre.

 

Philippe Derblay

 

Monsieur le maître de forges se trouve à son fourneau – me fait savoir le domestique, et moi je pénètre dans la fonderie d’époque Louis XIV.

- Je ne suis pas un homme de paroles, entame le héros populaire de Georges Ohnet. Semblablement aux barres de fer lourdes et grossières, mon âme simple et sans apprêts ignore les fioritures finement ciselées des cheveux des fleurs de rhétorique de l’art du langage.

Je réponds avec respect.

- Je le sais bien, j’aurais seulement voulu vous demander, puisque je vois que vous fabriquez des canons ici, si vous aimez encore les Français.

- Je les aime, mais je les brise !  - crie notre Philippe et il part à vau-l’eau.

 

Raskolnikov

 

Je suis entré dans un bistrot du faubourg, sale, fréquenté par des ouvriers, j’espérais y rencontrer quelqu’un. Un jeune homme pâle, pauvrement vêtu était accoudé à une des tables, il n’avait visiblement rien mangé de chaud depuis longtemps.

- À qui ai-je l’honneur ?

- Je suis Rodion Romanovitch Raskolnikov, ancien étudiant, me répondit-il sans se retourner. – Tu ne voudrais pas me dire, mon frère, en quoi ça te regarde ?

Je me sens gêné, mais aussi pris d’une indicible excitation : je me trouve en présence de mon plus cher héros de roman. Je crie :

Rodietchka ! Je te vois enfin, mon très cher vieil ami ! Si tu savais combien je pense à toi ! Que dis-tu de…

Il me coupe sombrement la parole.

- Je crache dessus !...

- Peut-être… encore… tu n’as pas encore dépassé… cette chose-là… - chuchoté-je.

Il regarde devant lui et dit doucement mais de façon compréhensible, syllabe après syllabe :

- Oui !... Ça fera une en moins… La vieille est aussi un peu dure d’oreille… j’y monterai… je lui transmettrai le morceau de bois bien emballé… et pendant que lentement, minutieusement, elle déballera le paquet… je lèverai la hache…

Je frissonne.

- La vieille !... Rodion !... Pour l’amour du ciel !... Comment s’appelle actuellement cette vieille ?...

La vie chère… - répond-il distinctement.

 

Dorian Gray

 

- Je n’ai que peu de temps – c’est par ces mots que me reçoit le jeune lord.

- C’est dommage, parce que…

- Je n’ai que peu de temps, par conséquent nous pourrons converser longuement. Moins nous parlerons, plus nous aurons dit. La parole ne sert qu’à faire silence.

- Très juste – dis-je en recouvrant mes esprits. – Et à propos du krach boursier ?

- L’unique moyen de nous enrichir.

- Dites donc, cher Dorian, ce n’est pas vraiment un paradoxe. Les spéculateurs baissiers l’ont compris depuis longtemps.

- Possible. Mais que dites-vous du roman dans lequel Oscar Wilde m’a dépeint, hein ? Le roman ne cesse de vieillir, pendant que moi je reste beau et jeune. Hein ? N’est-ce pas que je suis jeune ?

- Oui. Si jeune – je le rassure de la main, avec le geste qui convient.

 

Adam

 

Je me pointe entre la onzième et la douzième scène de la Tragédie de l’homme.[5] Adam est en train de se changer dans sa loge. Comme je m’étais fait annoncer, il apparaît déguisé en agent de change, suivi de Lucifer en sa qualité de directeur de banque. Je demande s’il vaudrait oui ou non la peine d’acheter quelque chose, il répond :

            Ne sens-tu pas cette nonchalante brise

            Qui fit obstacle siècles durant,

            Et qui clame ton but : au plus haut ! Au plus haut !

Je réponds poliment, pourtant je ne sens rien :

- Oui, bien sûr,

- Alors conduits moi dans le futur, Lucifer ! Que je voie ce qui se passera le jour de la caisse !... – Crie Adam, et il disparaît comme ayant accompli son devoir. Ève, en reine du bal, en dactylo arrêtée pour malversation et en tant que telle, me conduit jusqu’à la sortie.

 

Nana

 

… En pénétrant dans la chambre laissée grande ouverte, je fus saisi d’une puanteur abominable… Par terre des restes de repas, des débris de vaisselle… Dans le lit, son corps couvert de taches vertes, la courtisane naguère glorieuse poussait ses derniers râles… Ses lèvres blanches envahies de plaies se convulsaient de supplications, pour prononcer un dernier mot :

- Paix !... Paix !...

D’en bas, depuis la rue mise à sac, le vent soulevait le méchant boucan d’une foule hurlante et avinée :

- À Berlin !... À Berlin !...

 

Suite du recueil

 



[1] Personnage d’une célèbre ballade de János Arany : Confrontation avec la dépouille.

[2] Artur Bárdos (1882-1974). Directeur de théâtre, dramaturge.

[3] Titre d’une autre ballade tragique de János Arany.

[4] Banquier, pressenti comme ministre des finances.

[5] Drame de Imre Madách.