Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
Il se peut qu’on ne soit pas aimÉ
10e
dimanche
Tenez, une nouvelle fois ça commence
par un paradoxe dès que je me concentre un peu. (Pourtant ne
t’imagine pas, cher lecteur qui m’a reproché dans ton
dernier courrier d’être un fanatique des contradictions – la
vérité, même si elle est presque toujours différente, n’est pas
forcément précisément
le contraire du mensonge communément admis.) On aime être
aimé, il n’y a pas de doute – pourtant, mon premier souvenir
d’affection, source primitive de tous les souvenirs postérieurs,
se manifeste avec une coloration double. J’ai environ quatre ans (je le
pense car j’avais cinq ans quand ma mère est morte), ma
mère me soulève, elle m’enferme dans ses bras, elle
m’étreint ardemment, passionnément, elle m’embrasse
en haletant, en riant, en soupirant, elle m’étrangle dans ses
étreintes. Je regimbe de toutes mes forces, j’aimerais me
retrouver sur le sol, je me défends, je suis presque en colère
– mes sentiments sont confus, d’une part je devine qu’elle
fait cela par amour, d’autre part je proteste contre une telle explosion
exagérée de son affection, mettant presque en danger mon
intégrité physique et mentale. Plus tard, j’ai
déjà huit ans, j’explique quelque chose à une belle
jeune dame dans le salon, avec une grande vivacité et de larges gestes
– elle m’écoute, ébahie, elle sourit, elle est
étonnée par l’ardeur enthousiaste de ce mioche, elle se
penche tout près de moi – veut-elle m’embrasser ? Je
rejette la tête en arrière, poliment, mais en signalant fermement
la distance dont j’ai besoin pour achever mon discours traitant une
question théorique importante, et dans lequel je suis
dérangé par cette confusion de l’effet produit. Elle recule
également, un peu honteuse et son écoute
devient plus sérieuse. Un autre souvenir. Là je n’ai
guère plus de deux ans et demi. Une chambre mansardée avec des
stores. Un garçonnet à peine plus âgé que moi (un
cousin ?) hurle sur les genoux d’une parente, il exige le pantin que
je serre contre ma poitrine. On essaye de le calmer, on le rabroue, on lui
explique que le pantin est à moi – il hurle toujours à
tue-tête, il trépigne. Je suis tout étonné du
spectacle, je ne lâche pas le pantin. On n’arrive pas à le
faire obéir, on le fait sortir de la
pièce, il résiste, on le traîne, il hurle, il en devient
bleu. Au moment où on réussit à le traîner
jusqu’à la porte, brusquement je me redresse, je fais quelques pas
jusqu’à lui et en cachette je lui colle mon pantin dans les mains.
Il se tait sur-le-champ, il le serre contre lui, un dernier sursaut et il
disparaît de ma vue. Je regarde bêtement l’encadrement vide
de la porte, puis je perçois une forte douleur dans ma poitrine, comme
si on en avait arraché quelque chose. Mon pantin me manque terriblement,
insupportablement, cette douleur s’imprime là pour toute la vie,
mon cœur pleure le pantin.
J’ignore pourquoi ce
troisième souvenir s’est lié aux deux premiers – les
souvenirs doivent savoir mieux que les sentiments ce qui les relie. Ils doivent
peut-être simplement signaler la continuité de l’affection
qui rayonne vers moi et que je continue de faire rayonner à mon
tour : une circulation naturelle, dans un milieu inconnu, parmi des
symptômes tangibles – exigeant déjà dans le troisième
exemple sacrifice, douleur, renonciation. Une chose est sûre, c’est
que pendant longtemps j’ai considéré cette circulation
comme naturelle, allant de soi, au point que je m’inquiétais
beaucoup plus de l’excès bruyant, superflu, de toute démonstration
d’affection, plutôt que je ne craignisse son manque.
J’étais déjà
adulte, j’avais vingt-deux ou vingt-trois ans quand pour la
première fois j’ai entendu fermement affirmer à propos
d’un homme de mes connaissances que celui-ci ne m’aimait pas.
Comprenons-le bien, il ne s’agissait pas de quelqu’un avec qui je
me serais brouillé, qui m’aurait fâché ou à
qui j’aurais fait du tort. J’ai toujours su que vanité,
lutte, compétition, jalousie, divergences de vues et de goûts,
peuvent enclencher des passions, je les ai toujours retranchées de la
notion générale d’affection, de l’instinct que
l’on peut très simplement résumer en peu de mots :
j’aime tout le monde que je ne connais pas – autrement dit,
j’approche toutes les personnes avec l’idée de les aimer.
C’était quelque chose de
nouveau. Je ne connaissais pas bien la personne en question, je me rappelais
seulement que j’avais l’habitude de le saluer d’un bonjour
amical, de lui demander s’il allait bien, d’écouter
attentivement ce qu’il répondait. Au demeurant ce
n’était pas un homme important, par conséquent ce sentiment
pénible, consternant que la nouvelle de son antipathie a exercé
sur moi ne provenait pas de mon instinct de survie, ni d’une sorte de
crainte de dommages qu’il aurait pu me causer. De vanité non plus,
car une indifférence de sa part ne m’aurait fait aucune peine, je
me serais rassuré en me disant qu’il ne me connaissait pas.
J’étais consterné,
je suis sorti de mes gonds. C’était une chose nouvelle, inconnue.
Pendant des jours je n’ai pu regagner mes esprits, j’errais dans
les rues, comme assommé, poussant des soupirs. Je rédigeais dans
ma tête des plaidoiries de défense, j’imaginais des
rencontres romantiques au cours desquelles la personne en question aurait
l’occasion de se convaincre de son erreur, il comprendrait qu’il
m’avait mal jugé. Ensuite je suis tombé dans
l’extrême inverse. J’ai commencé à examiner
s’il n’avait pas raison. J’ai découvert en moi toute
une armée de traits physiques et moraux vils, méchants, antipathiques,
j’étais sur le point de lui donner raison, j’ai senti le
besoin de m’amender, puis avec une résignation
désabusée, j’ai abandonné l’espoir de devenir
un jour un homme digne d’être aimé.
Tout cela sous l’effet de
l’opinion, reçue indirectement, de seconde main, d’un homme
inconnu, insignifiant, bilieux et de mauvaise foi. Cette réaction forte
peut paraître à première vue une sensiblerie ridicule ou
une vanité stupide, aujourd’hui je sais que la raison en
était une surestimation de tout
homme vivant. Dans mon esprit, à l’époque,
j’attachais une importance majeure à l’homme et à sa
substance, à cette merveille la plus merveilleuse du monde et de la
nature, de l’univers tout entier, j’honorais son sens, son but, je
voyais en l’homme le dépositaire de la plus grande promesse, le
dauphin de Dieu pourrait-on dire ; et la contre-épreuve
philosophique, c’est-à-dire d’avoir trouvé en un seul
homme la source de toute connaissance extérieure et intérieure,
le centre du panorama infini des sentiments allant des plus petits
frémissements jusqu’à
Suis-je devenu plus modeste ou plus
vaniteux depuis que j’ai changé et je ne le prends plus à
cœur si j’apprends ou je découvre qu’ici ou là
un de mes congénères ne m’aime pas ?
M’aimé-je davantage ou m’aimé-je moins ? Ce
n’est pas important. Ce qui importe c’est que je ne crois plus en
cette grande uniformité fondamentale. Un tel ne m’aime pas, il me
méjuge, il m’ignore – eh bien tant pis. Parfois je peux
même le considérer comme un honneur, ça me fait du bien,
ça augmente mon amour-propre – comme à d’autres moments
il peut m’arriver de rougir de la sympathie d’une personne qui ne m’est
pas sympathique du tout. Ce qui peut à la rigueur me surprendre encore,
c’est le regard agressif que des
inconnus peuvent se lancer – ça alors, qu’ont-ils
à se reprocher ?
L’être humain…