Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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kollmann[1]

 

17e dimanche, Baden bei Wien

Au banquet solennel qui a été donné ici en l’honneur des journalistes hongrois invités pour célébrer le développement de cette magnifique ville d’eaux, à ma droite se trouvait un citoyen ventru aux moustaches à la gauloise, aux yeux clignant allègrement, portant un complet gris usé, chiffonné, avec dans son gilet une double chaîne de montre à deux shillings. L’Autrichien pur-sang, genre commerçant – typiquement ce "monsieur Mayer" à table, que nous connaissons des illustrations des "Fliegende Blätter[2]", qui déguste savamment un excellent "Heuriger[3]", un rire permanent et pacifique fait trembler constamment son buste immense quand ses yeux passent en revue l’arsenal des assiettes et des verres. Il me fait un clin d’œil de côté, comme pour signaler de son regard : « Na ja, gschiet uns alles Recht, net?[4] ».

Un petit carton blanc près de son couvert nous informe sur son nom et sa fonction :

 

« Monsieur Josef Kollmann, Ministre fédéral »

 

Oui, ce monsieur jovial était en effet le ministre des finances d’Autriche et le maire de Baden – au demeurant propriétaire en ville d’une boutique de marchandises de Nuremberg, et sa femme est maintenant encore assise là à la caisse.

Autour de la table on raconte des anecdotes et on porte des toasts. Les anecdotes lui font lâcher des rires sonores mais il répond avec mesure et intelligence aux toasts. La situation financière de la France vient sur le tapis, je lui demande s’il a des nouvelles du gouvernement Herriot car je n’ai pas lu les journaux du matin. Il répond que lui non plus, mais en ce qui concerne le franc… Il fait un geste désabusé de la main. « Na ja, saunz, dass ist so[5] » Et il cite un exemple pratique sur la situation financière de l’Europe aussi. « Wenn àner auf’m Turm steht, sag’ma, und àner d’runten steht…[6] » L’exemple est bien senti, intelligent, imagé, exactement ce que les esprits petits-bourgeois impartiaux, pleins de bon sens qui ne se trompent jamais peuvent trouver entre deux verres. Sur un bout de papier il note des chiffres : « Regardez, là c’est 900 milliards, là c’est 2000 milliards, et là c’est 150 milliards. Les 900 et les 2000 milliards, les gens vont les payer sans rechigner, mais débourser les 150 autres milliards, ça leur coûte. » Il rallonge son discours d’un rire savoureux et il chiffonne son papier.

Ce n’est pas ainsi qu’on imagine un ministre des finances et pendant une minute on se sent troublé, est-ce que notre image était erronée ou est-ce ici qu’une innovation révolutionnaire est en train de se produire dans le métier ? Une chose est sûre, les tenants et aboutissants aussi directs des choses ne se trouvent pas sous les pieds d’un cheval et nous laissent pantois – néanmoins en à peine deux minutes on trouve ce style naturel, judicieux et approprié, et même une minute de plus et on s’étonne qu’un ministre des finances puisse être autrement : en effet, tout ce qui serait en sus serait pure vanité et gesticulation ridicule. Et on voit le bonhomme autrement que juste après la lecture de sa carte de visite. Il devient tout d’abord Monsieur Kollmann commerçant, qui par ailleurs est devenu aussi le maire de Baden et en troisième lieu, en plus du reste, ministre des finances de l’Autriche.

Une fois que, grâce aux informations recueillies au cours de la conversation, on découvre que Kollmann, commerçant de Nuremberg, est un monsieur très sensé et intelligent et logique et circonspect, un commerçant possédant un bon jugement, il semble aller de soi qu’en sa qualité de ministre des finances il fait également un excellent travail, étant donné que ce dernier poste exige les mêmes qualités que le commerce : raisonnement, honnêteté, jugeote, circonspection, prudence. La balance dans sa réalité incarnée qui trône au milieu de l’épicerie ne diffère pas de la balance désignée par ce terme abstrait qui équilibre la saine pulsation du budget d’un État.

Voilà l’essentiel d’une véritable démocratie, telle qu’elle a existé dans les périodes normales ou de convalescence depuis le commencement du monde. C’est la "ligne politique" dont la compréhension ne nécessite pas d’être un homme politique – vu que la démocratie n’est pas une orientation politique, mais simplement l’unique forme possible de la coexistence du troupeau appelé société, celle qui parmi vingt-huit formes "politiques" impossibles s’établit d’elle-même une fois tous les cent ans, uniquement à partir de traits négatifs, quand les géniaux apôtres du bonheur du monde s’enfoncent dans l’obscurité. Jonathan Swift écrit, dans une de ses satires, que pour gouverner un pays on n’a besoin ni de génie ni de talent, ceux-ci mettent le pays en danger – si les lois existantes sont bonnes, il suffit parfaitement de quelques hommes intelligents et honnêtes qui appliquent ces lois et veillent sur leur respect. Le gouvernement est la loi elle-même – le dirigeant du pays n’est que celui qui tient le gouvernail.

Ce monsieur jovial que tout le monde appelle "Pepperl" justifie classiquement cette thèse simple de la démocratie. Un homme intelligent, un homme honnête, un homme bon et un homme vertueux. On n’entendra pas dans sa bouche une théorie géniale des problèmes de l’économie mondiale quand on trinque avec lui à la petite table rouge de la buvette de Baden. Mais si on élargit le regard et on étudie un peu les institutions qui ressortissent à sa compétence, on commence à changer d’idée, et on a un peu honte au nom des "grands hommes d’État" rêvant des utopies dont chaque parole entrera dans l’histoire, mais au-delà il ne restera rien derrière eux.

L’histoire ne retiendra pas d’aphorismes à la Talleyrand ou machiavéliques de "Pepperl". En revanche, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, celui que j’ai par hasard vu de mes propres yeux, allez faire un tour dans les nouveaux bains de Baden récemment terminés. Sans aucun diplôme d’économie ou de science politique vous comprendrez, peut-être pour la première fois, que payer des impôts municipaux n’est pas une sorte de cérémonie religieuse ou une pieuse tradition ancestrale, mais cela peut être une très bonne affaire bien concrète dont vous pourrez bénéficier personnellement. Ce qui a été fait ici, c’est pur bénéfice et résultat direct pour tous les citoyens de Baden.

En trois mois on a construit ici quelque chose qui sert l’intérêt général de la population. Deux bassins longs de cent mètres chacun à l’eau bleue thermale sulfureuse, équipés des moyens les plus modernes de confort et de bien-être – tout autour des cabines palais pour quatre mille personnes, tout un lotissement, une ville de bains en terre ferme, véritable piscine. Baden a beaucoup d’hôtels touristiques et thermaux – ils entrent en âpre concurrence entre eux et il s’ensuit que le public peut choisir à sa guise entre les opportunités de convalescences et de vacances pour pas cher. Ça ne nuira à personne.

Les gens en tireront-ils bénéfice ? Les quelques lignes que j’ai développées ci-dessus sur la question de la vraie démocratie sont un bénéfice. Un bénéfice pour moi d’avoir fait la connaissance d’un des personnages les plus intéressants et les plus originaux de la démocratie, mon excellent concitoyen Josef Kollmann, ministre des finances de l’Autriche, Père "Pepperl", sur qui je dois encore ajouter une autre source de son rang social et de son autorité : pendant la guerre il a gravi les échelons militaires jusqu’au grade de sergent.

Il est le seul sergent du gouvernement autrichien – les autres n’étaient que caporaux et soldats de première classe.

Sa femme est toujours assise à sa place dans la boutique. Dans ce brave pays travailleur. Elle dit que c’est une affaire solide. Dans un brave pays travailleur, les remaniements ministériels sont plus fréquents que les faillites.

 

Suite du recueil

 



[1] Maire de Baden près de Vienne, député, ministre des finances de 1920 à 1934.

[2] Hebdomadaire humoristique ayant paru à Munich de 1844 à 1944.

[3] Vin de l’année.

[4] On a eu ce qu’on mérite, hein ?

[5] Eh, c’est comme ça, on n’y peut rien.

[6] C’est comme quelqu’un qui se trouve en haut d’une tour et l’autre qui se trouve en bas...