Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
abattoirs
28e
dimanche
Ça aussi il fallait aller le voir.
Et
encore parce que je l’ai voulu. Cette splendide journée
d’automne ensoleillée, je passe par là à bord de mon
taxi – un large portail, avec sur ses deux piliers la statue de
garçons bouchers maîtrisant un bœuf. Qu’est-ce que
c’est, demandé-je au chauffeur ? ça, Monsieur, ce sont les abattoirs.
Arrêtez-vous
donc.
Je
me sens comme contraint d’aller voir comment ça se passe.
C’est
la même contrainte qui me fait aborder la foule, me fait frayer un
passage jusqu’aux rails où un tram a écrasé un
enfant. C’est à elle que je dois que je n’ai pas vu
exclusivement de doux couchers de soleil, le rire heureux des patineurs sous
les lampions, célébrations et puddings de Noël, mais aussi
le visage de mourants recouvert de sueur, de lourdes interventions
chirurgicales, des veillées mortuaires et des pendaisons d’hommes.
Mais
comment peut-on aller voir cela ?
La
nouvelle psychologie est un peu courte
là-dessus :
Au
fond de mon psychisme je serais habité par un fauve, mon ancêtre
sanguinaire. Je trouverais un plaisir pervers dans le bain de sang –
j’y éprouverais de la délectation, inconsciemment.
Derrière mon visage blême empreint de compassion grognerait en ces
instants un animal repu – bref, en un mot : du sadisme
dissimulé. Autrement pour quelle autre raison irais-je voir ce genre
d’horreur de mon propre chef ?
Hé,
pas si vite, nouvelle psychologie !
Ne
penses-tu pas que ta sentence qui m’a condamné est un peu trop précipitée ?
Sans même me donner la parole – avec l’ardeur
impétueuse des législateurs débutants appliquant les lois,
sans distinguer, hâtant la généralisation.
Nouvelle
psychologie, ta sentence est cruelle ; je sais qu’elle est cruelle
simplement parce qu’elle me fait mal, je ressens comme injuste que tu
aies réglé mon cas aussi vite. C’est toi qui es sadique, nouvelle psychologie,
entends-tu ?
Il
n’est pas vrai que j’aime voir le sang et la souffrance et
Alors
pourquoi ? Dans quel but ?
Comment
dire cela ? J’y ai déjà beaucoup
réfléchi. Vous ne l’avez pas encore compris ? Moi oui.
J’ai souvent eu ce sentiment diffus, angoissant, qu’un jour quelque
part je passerai un examen. Que toute
ma vie, ma façon de l’avoir traversée, avec tout mon
bagage, moi-même compris,
m’a été attribué à titre d’exercice ou
d’étude par un jury inconnu, et que, tout ce que j’ai vu et
que j’ai vécu, je devrai un jour en rendre compte, ils me poseront
des questions : as-tu vu cela ? Et alors, comment
c’était ? Que se passera-t-il si je ne sais pas
répondre ? Dans cette école on nous a distribué des
pensums et pas uniquement la vie et la joie et les besoins – la mort et
la souffrance en font également partie, et ce n’est pas pour rien
que des réserves de cette Université Supérieure on
m’a distribué d’onéreuses fournitures
scolaires: mes yeux, mes oreilles et mes nerfs ; je devrai répondre
à quoi je les aurai utilisés. Oh oui, nouvelle psychologie qui
dissèque cruellement, crois-moi – ce sentiment d’être obligé de voir et
d’observer ne concernait pas uniquement la joie et la souffrance
d’autrui – je l’ai souvent constaté avec effarement
pendant ma propre joie et ma propre souffrance, et j’ai souvent senti
quand j’avais mal aux dents ou j’étais en train de donner un
baiser qu’il y a une parenté entre les deux, que ce n’est ni
le baiser ni le mal de dents qui importe à ce moment-là, mais le
fait que je dois découvrir
comment est le baiser et comment est une rage de dents.
Nouvelle
psychologie, tu t’intéresses beaucoup au songe – tu
interroges les gens avec prédilection sur ce qu’ils ont
rêvé. Et bien moi je m’imagine
cette Veille Supérieure dont j’ai déjà souvent
parlé – ce Scrutateur d’Âme Supérieur qui
m’y attend, qu’en penses-tu, ne voudra-t-il pas savoir si
j’ai rêvé l’abattoir ?
Dans
l’immense cour, entre des bâtiments propres et bas, je suis
guidé par un aimable jeune homme, employé de la ville.
Il
m’explique en marchant.
Nous
nous trouvons ici dans l’estomac
de cette métropole – toute la viande que l’on mange à
Pest passe par ici. Cinq mille bœufs et autant de porcs par semaine. Des
troupeaux entiers sont conduits ici – (n’avez-vous jamais vu dans
les nuits silencieuses les paisibles troupeaux de nos prairies arpenter
lentement nos rues ?). Là-bas dans ce grand hangar on
négocie, et les bêtes sur pied sont vendues aux
commerçants. Il y a même des étables, les voici –
nous avons notre propre usine de glace, là-bas des entrepôts, des
usines de transformation pour la viande, un atelier pour le saucisson –
on ira tout visiter dans l’ordre. Aujourd’hui c’est un jour
calme - les mardis et vendredis sont infernaux. Aujourd’hui c’est
samedi, le travail cesse vers quatorze heures.
En
effet, on ne voit guère d’hommes sur le site. Le soleil brille,
des mouches tardives dansent dans l’air azuré où il
n’y a aucun signe de vie. Tout a été nettoyé,
balayé, lavé – je n’ai pas encore vu la moindre
goutte de sang.
Je
regarde, je murmure des politesses, que je suis surtout intéressé
par l’organisation du travail…
Mon
accompagnateur s’arrête devant une baraque. Il y jette un coup
d’œil. Ah oui, ils sont justement en train
d’éviscérer – ça vous tente ?
Nous
entrons. Deux énormes bœufs ouverts gisent sur le sol – deux
gars les tailladent, les vident à une allure de sorciers – la
graisse blanche comme la neige, la chair rouge brillent huileusement ; en
deux temps trois mouvements la masse énorme pend déjà au
crochet.
- Vous
avez terminé ?
- Ils
en ont abattu un autre. Ils l’apportent déjà.
Je
regarde alentour.
Une
halle vide et basse. Des crochets tout au long des murs, rien d’autre.
Une vingtaine de bœufs éviscérés y pendent. Les
carreaux de faïence du sol baignent de sang. Toutes ces vingt bêtes
ont été abattues et préparées là, en moins
d’un quart d’heure.
C’est
donc ça les abattoirs. Je m’étonne. Nul outil, nulle
machinerie pour tuer, nulle part.
Les
deux gars viennent de terminer le dernier. L’un, un beau Hongrois au
visage ouvert, intelligent, saisit un couperet, il en vérifie le fil,
tend l’oreille vers
Un
magnifique bœuf gris, s’approche dans le couloir, la tête
baissée, rythmiquement, en se dandinant comme pour rentrer dans son
étable. Sa bride est bien tenue en main par un boucher en bras de
chemise, aux moustaches en crocs.
Le
bœuf s’approche. Il ne regarde ni à gauche ni à
droite. Il beugle sourdement. Le faisceau du soleil dessine un instant des
zigzags sur son dos – sa peau frissonne voluptueusement. Il approche
paisiblement.
Et
maintenant.
Il
atteint l’entrée. Il ne regarde pas devant lui. Il ne voit rien.
Pourtant il stoppe. Il rentre
- Hé,
toi !
On
le cogne, on le tire, on le pousse en avant. Il reste planté là
– il ne veut pas entrer. Il ne montre ni frayeur, ni agressivité
– ce n’est pas de la résistance, mais plutôt de
l’hésitation. Il doit ressentir quelque chose d’étrange
– quelque chose de semblable à l’instant où il a vu
le jour.
Car
c’est maintenant l’instant.
Et
n’oubliez pas – pour son instinct à lui cette mort est la mort naturelle. Depuis des
millénaires, à travers tant de générations,
très peu de bœufs ont péri de vieillesse. Le couperet doit
désormais être inscrit dans l’instinct de
l’espèce – cette espèce a dû passer un accord
là-dessus avec son dieu, l’homme. Toi, tu me donnes gratuitement,
sans combat, de la bonne herbe grasse – moi en revanche je renonce aux
deux ou trois dernières années de ma vie. L’affaire est
claire, nette et simple.
En
conséquence la résistance ne dure pas.
Un
dernier coup pour pousser – et, la tête baissée, cette fois
en silence, mais tremblant de tous ses muscles, la bête franchit le seuil.
Je
sens clairement et sûrement qu’il
sait de quoi il s’agit.
À
partir de l’instant où il a passé la porte il tolère
sans la moindre résistance qu’on lui serre le train arrière
contre le mur. Il est là immobile, silencieux. Dans son regard
cloué au sol, de la gêne et de la honte. Ça ne
l’empêche pas de voir quand le garçon boucher se plante
devant lui, à quelques centimètres, et il lève haut le
couperet étincelant. Il le voit bien, pourtant il ne bouge pas. Il ne
relève même pas la tête.
Un
unique coup, bref mais sûr.
Suivi
d’un gros boum.
Tel
une baudruche de cuir gigantesque qu’on vient de faire éclater,
tel une énorme masse de chiffons, l’animal s’écroule.
Tout
se passe sans un mot.
Le
garçon se baisse, il enfonce une barre de fer dans la plaie, il touille
dans le cerveau de l’animal – à partir de ce moment les
pattes aussi cessent de gigoter. On ouvre l’artère enflée
du cou – le sang gicle en un flot épais, il clapote et
résonne dans le seau tendu en dessous.
C’est
destiné à l’usine de peinture. Des milliers de litres par
jour.
Pendant
ce temps des mains sorcières de chirurgien ont déjà ouvert
et découpent la carcasse.
Combien
en abattez-vous par jour, jeune homme ?
Il
lève ses yeux sur moi. Un regard pur, sain, un peu méditatif. Il
sourit. Il répond doucement, respectueusement à mes questions.
Dans
le tram, en rentrant chez moi, j’ai rencontré la charmante madame
X.
Quand
elle a appris d’où je venais elle a eu un mouvement de recul
horrifié.
- Pouah !
Comment pouvez-vous regarder des choses pareilles ?
Puis
nous avons fait
Je
n’y vais pas.
Madame
X. me fait peur. Mon pauvre ami Karcsi, c’est
elle qui l’avait poussé dans ce grand malheur – madame X.
l’a déjà oublié, mais moi j’étais
présent quand elle lui a dit cette chose horrible, avec le sourire,
presque caressante comme une chatte.
Plus
tard elle se défendait en disant qu’elle ne pouvait pas
prévoir que ses paroles auraient un tel effet. Ce n’était
pas de sa faute si Karcsi est un hypersensible. Au
demeurant nous avons appris par la suite que tout cela n’était que
stupide commérage.