Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
josÉphine baker
35e
dimanche
« Et je vis une femme assise sur une bête
écarlate, emplie de noms de blasphème… »
« Cette femme était vêtue de pourpre et
d'écarlate… Elle tenait dans sa main une coupe d'or pleine des abominations
et des impuretés de sa prostitution… »[1]
Ainsi parla le prophète.
À
Vienne on fait sonner les cloches, le grand prêtre invite Satan
d’une voix tremblante à quitter le corps de la jeune fille.
À
Pest un député de petite pointure prend le Parlement pour une
église et se prend lui-même pour Godefroy de Bouillon et
prêche la croisade. Le ministre (sa clairvoyance sera prouvée plus
tard) l’avertit de se retenir de faire de la réclame à ce
contre quoi il se bat.
Spengler[2]
fait un geste las de la main. Pourquoi diable caquetez-vous ici de
péché et de vertu ? Ce n’est pas de la Femme ni de
Satan qu’il s’agit – ce n’est que pure
métaphysique ! La vérité tangible, la peau noire de cette
femme montre clairement le but dans lequel elle a été
envoyée, en éclaireur, afin de me justifier. L’Europe est
moribonde, notre civilisation a trop vécu – qu’adviennent
les nouvelles migrations de peuples, que viennent les Nègres, et…
les Mongols – la preuve que j’ai bien résolu
l’équation à deux inconnues par la méthode
d’élimination, comme je l’ai écrit dans mon ouvrage
en deux tomes : l’une des deux inconnues, la Salomé noire,
vient de faire son apparition.
Un
poète simultanéiste[3]
fait une rapide allusion sans trop insister à ce que selon lui ces
tremblements de terre des Balkans ont commencé et se renforcent sans
cesse depuis que cette Joséphine a quitté Paris et se dirige de
plus en plus vers l’est. Il ne veut pas paraître alarmiste mais je
ferais mieux de penser à lui qui m’aura averti, le premier mai, si
vraiment elle chante au Royal Orpheum.
« Sur son front était écrit un
nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des
impudiques… »
Je
dois tout de même avoir ou avoir eu quelque parenté avec tous ces
visionnaires. Dois-je faire la même chose que les miens – dois-je
à l’aveugle porter jugement sur Hérode qui,
d’après des témoins oculaires, a déclaré
fermement à plusieurs reprises qu’il ne souhaitait pas ma
tête, qu’il voulait tout au plus me vendre comme à tout un
chacun un billet d’entrée à quatre pengoes ?
Non.
En tant que Gros Jean j’ai toujours estimé que la substance vaut
mieux que les formes – et aussi longtemps que mes yeux voient et mes
oreilles entendent, je ne remplacerai pas le spectacle par une vision. Si vous
voulez savoir, je sortirai de la citerne, je descendrai de la colonne, et
j’irai voir cette Salomé, cette Thaïs, cette Femelle
Tentatrice, cette Grande Impudique.
- Madame
vient tout de suite.[4]
Dans
la pièce voisine, sur le côté, près du miroir, des
bras bruns s’élèvent, étonnamment maigres.
L’instant d’après une jeune femme noire très grande
et maigre, aux cheveux bizarrement ramenés, portant une robe du soir en
satin profondément décolletée se hâte
d’apparaître par la porte.
Je
l’aperçois d’abord de profil.
Pour
moi la surprise est immense. Salomé ressemble étrangement
à une dame de Lipótváros[5]
prénommée Jolán que je connais
depuis longtemps, d’avant la guerre, et dont je peux dire que je ne
l’ai jamais trouvée sympathique, elle a fréquenté
l’université sans aucune raison, elle était
féministe, elle était galiléiste[6],
elle était freudienne, néanmoins elle était aussi néocatholique, elle montait à cheval, elle
dansait, elle discourait, elle aimait exprimer son opinion, elle était
globalement tout le contraire de la féminité ce qui ne
l’empêchait pas de mépriser les hommes qui,
d’après elle, ne voyaient en elle que la femme, pourtant il
n’en était rien.
"Full
face[7]"
en revanche, la Baker était amusante et charmante. Bourrée de
contradictions. Sous ses yeux de jais intelligents, sans larmes et sans
sourire, sans cesse sautillants, les deux bananes rouges de ses lèvres,
ses dents éclatantes pouffent de rire de bon cœur à tout
instant, mais sans aucune transition elle abandonne son sourire comme si ses
zygomatiques étaient actionnés par des fils, alors elle devient
carrément trop sérieuse. Ses mains fines et nerveuses se
terminent en bouts de doigts complètement noirs.
Je
lui pose quelques questions qui se veulent sérieuses pour réprimer
mon envie de rire, car j’ai une envie irrésistible de rire en
voyant à quel point, malgré toute son étrangeté,
elle m’est familière.
- J’ai
entendu dire, Joséphine, que tu es croyante et tu vas
régulièrement à la messe. Es-tu pratiquante depuis
l’enfance ?
- Oh
oui, je l’ai toujours été.
- Dis-moi
franchement : comment voyais-tu Dieu ? Blanc ou noir ?
Elle
lève sur moi un regard soupçonneux.
- Dieu
n’a pas de peau. Dieu est invisible. Dieu est la pureté.
- Tu
m’as mal compris, Joséphine. J’ai demandé comment tu
t’imaginais Dieu quand tu
étais enfant, quand tu ne savais encore ni sentir ni croire,
seulement imaginer.
Mais
elle s’entête et répète, soupçonneuse et
quasiment hostile :
- Dieu
est invisible. Dieu est la pureté.
Elle
tient bon. Elle a des bases métaphysiques solides, prière de ne
pas l’embarrasser. J’abandonne rapidement, je ne veux pas risquer
qu’on déclare que Satan c’est moi.
Les
deux imprésarios, un petit Italien et un petit Français, ne
voient pas d’un bon œil notre conversation en anglais. Ils
interviennent, ils protestent, puis faisant taire Joséphine, ils
m’expliquent en larges gestes : « N’est-ce pas,
comme elle est intelligente, on ne l’aurait pas
supposé ! »
Toujours
en gesticulant ils me citent des exemples de l’intelligence de Joséphine
en se surpassant l’un l’autre. Comme c’est étonnant ce
qu’elle a dit par exemple à Dekobra[8]
qui lui a écrit un film.
Comme
s’il s’agissait d’un petit chien ou d’un singe savant.
« Croyez-nous, elle a plus d’intelligence que beaucoup
d’hommes. »
Je
me sens mal à l’aise, je guette Joséphine, elle affiche un
sourire furtif, mécanique. Me serais-je trompé ? Impossible.
- Dites-moi,
chère Baker, lui chuchoté-je dans un moment d’inattention,
cela ne vous gêne-t-il pas si en votre présence on parle de vous
comme d’un objet ?
Déjà
elle me regarde.
- Vous
aussi vous avez fait une grimace que personne d’autre n’a
remarquée.
- Quand
cela ?
- Lorsque
Monsieur Z. qui vous a présenté à moi m’a
assuré en votre présence que vous êtes un écrivain
considérable, de grand talent.
Bravo
Baker ! Désormais je reconnais les yeux fermés que… tu
danses à merveille !
Sauvagerie !
Sauvagerie
exotique – force archaïque, beauté bestiale !
Homme
préhistorique, feu animal – instincts archaïques,
violents ! Femelle nue !
Et
cætera, et cætera.
Allons
donc.
J’ai
observé l’autre jour une photographie, apportée par un
voyageur australien, des hommes et des femmes sauvages accroupis autour
d’un feu, l’un joue du pipeau, un autre médite.
Chacun
d’eux ressemble à l’une ou l’autre de mes
connaissances de Budapest, des personnes douces, gentilles, des âmes
pures – aucune ressemblance avec les têtes de criminels types
à la Lombroso[9]
qui dans des pièces ou des romans naturalistes, ou sur des affiches de
films tels que Singe poilu ou La bête et les autres,
représentent, avec des yeux éraillés,
"l’évocation atavique de l’homme
préhistorique".
Ce
terme "sauvage" – ils en abusent depuis le début.
Terme
inconnu dans l’antiquité, pourtant chronologiquement parlant ils
étaient plus proches de l’homme préhistorique. C’est
le Moyen-Âge qui a créé la notion d’homme sauvage
– Ferdinand Cortes et autres condottieres. Des Indiens sauvages, des
anthropophages qu’il fallait (fallait-il ?) anéantir par le
fer et le feu.
Dans
l’imagination naïve des personnes casanières apparurent des
visages effroyables : dents brillantes, cheveux hirsutes. Et encore un hic
dans l’affaire : en effet, l’image représentait les
pauvres agneaux de Dieu paissant paisiblement juste à l’instant
où le "doux" Européen l’assaillait soudainement
avec son fusil.
Ils
s’ensauvagèrent le jour où ils nous ont connus. Le visage
d’un agneau à l’instant des affres de la mort offre un
spectacle plus effroyable que celui du tigre repu qui se repaît de
soleil.
Il
faudra enfin penser que le mot "sauvage" (en allemand « wild » comme « scheu »)
est parent du mot "doux, timide".
Chère
Joséphine, ma chère congénère féminine, je
te le signale en toute confidence – comment faire autrement ? Il
convient d’être sauvage, il faut nous accabler de rythmes de danse
nègres, il convient d’être homme préhistorique suceur
de sang, parce que c’est ce qu’exigent de nous Spengler et la
plèbe et les prophètes criards – si nous ne sommes pas en
mesure de prouver notre ancêtre au sang bleu, la bête de Néandertal, ils nous refusent le droit au bonheur
que nous pourrions nous donner les uns aux autres, entre gens qui se
ressemblent. Si ce n’est pas possible autrement ! La plèbe
veut frissonner de terreur, de violence, de slogans menaçants, de tremblements
de terre – fais donc bouger, vieille Terre, ta croûte paresseuse,
pour que les enfants s’amusent.
Toi,
Joséphine, je te plains aussi parce que tu es une femme dans cette
Europe ensauvagée, ennégrie –
toi, chère petite boniche fidèle et chérie des
années heureuses de Van Zanten ! Allons,
que reprochent à ta pudique nudité ces bizarres hommes blancs au
regard saoul, au regard sauvage ?
Toi,
tu l’as appris, avec l’intelligence du peuple piétiné
dans son amour-propre tu l’as compris.
Ils
veulent de la nudité impudique – remonte donc ces quelques
chiffons flottants qui en laissent davantage deviner qu’ils n’en
cachent ! Ange noir, joue le croque-mitaine et le diablotin, pourvu que le
diable blanc s’imaginant archange frissonne de plaisir !
Je
n’ai pas trouvé en toi non plus la Mauvaise Femme, la Bête,
Satan en jupon dont d’anciens et nouveaux prophètes nous ont tant
menacés. Pars en paix – ce n’est pas toi la grande Babylone.
[1] Apocalypse de Jean.
[2] Oswald Spengler, philosophe allemand (1880-1936).
[3] Mouvement poétique du début du XXe siècle,
introduite, avec le
"dramatisme" de H. M. Barzun (
[4] En français dans le texte.
[5] Quartier excentré de Pest
[6] Mouvement de jeunes intellectuels hongrois de gauche radicale en 1900 et 1914.
[7] De face.
[8] Maurice Dekobra, poète et romancier français (1885-1973)
[9] Cesare
Lombroso (1835-1909) médecin italien, connu pour ses
thèses sur le morphotype des criminels et son caractère
inné.