Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
saint sylvestre
52e
dimanche
Occasion.
Les
gens cherchent des occasions pour secouer, suer,
chasser de soi tous les ennuis et toutes les joies, toutes les passions et
emportements coincés en eux – c’est tout. Anniversaires,
jour de l’an, Saint Sylvestre, jubilé, dimanche,
commémoration, repas de funérailles : autant de titulus bibendi et titulus vivendi.
Ces nœuds du calendrier dans la chronologie monotone des jours, nous le
savons tous bien, ne représentent pas des limites réelles ni ne
différent pas des autres jours et moments. On a beau arrêter sa
montre, le temps ne s’arrête pas pour autant – sur la
gigantesque et spectaculaire partition de la voûte céleste, le
Soleil et
J’ai
donc l’honneur de prédire pour l’année mille neuf
cent vingt-huit que tout se passera de manière très belle et
souhaitable : l’agneau ne dévorera pas le loup si celui-ci a
un comportement convenable.
Mais
le poète, fichons-lui la paix à ce pauvre en ce jour de
fête sacrée. Le poète n’a pas de fête
puisqu’il n’a pas de jours ordinaires. Lui, il n’a
qu’une seule fête, mais celle-ci dure du moment de sa naissance
jusqu’à l’instant de sa mort – et cette fête
s’appelle : l’instant
présent. C’est une unique occasion pour lui – il
n’a aucune autre occasion en ce monde. Mais quelle occasion,
Seigneur ! Si vous l’aviez ressentie ne serait-ce qu’un
instant, vous n’auriez plus jamais envie ou besoin de célébrer
des dimanches ou des anniversaires ! Instant, maintenant, jubilé permanent, millénaire qui ne
reviendra jamais – quelle occasion merveilleuse, aventure palpitante sur
la grande route, vers des paysages inconnus ! Se tenir ici sur la berge du
passé, la paroi de la montagne, le bord du ravin – se tenir sur la
berge, encore un pas, et c’est l’océan, l’air, la mer
inconnue. C’est ce qu’a dû ressentir Christophe Colomb debout
au bord de l’Océan Atlantique, les yeux rivés sur
l’horizon dont il ne pouvait pas encore savoir s’il touchait un
monde étranger ou directement la voûte céleste.
Derrière
le poète des paysages quittés. Il se souvient. « Il
est passé près de la source des désirs enfantins –
il a franchi le gué du ruisseau de la froide déception, dans le
tunnel obscur il a été transporté sur les trains
brinquebalants, douloureux du désespoir. » Mais tout cela est
maintenant derrière lui, de façon inaltérable.
L’image mobile s’est arrêtée, les personnages se sont
figés une jambe en l’air, la bouche ouverte, le bras levé.
Une main qui se tendait vers lui, un mot qu’il avait attrapé, une
tuile tombant du toit de la maison qu’il avait évitée en
sautant de côté. Tout ceci s’est arrêté,
s’est figé en l’air.
En
revanche ce qui est devant lui – personne et rien n’en a encore
décidé. N’importe qui peut encore y mettre son grain de sel, s’en mêler, ni sage
raisonnement, ni science intelligente ne le régentent – personne
n’y a encore mis les pieds, personne n’y a posé des rails,
personne n’y a tracé des lignes, personne n’y a construit de
maison, il n’y a là ni tien ni mien, n’existent là ni
dossiers, ni certificats, ni cachets, ni tampons, son destin n’y figure
dans aucun registre car cette contrée n’appartient encore à
personne, elle n’a encore été occupée par personne,
les puissants ne l’ont pas encore distribuée entre eux. Car les
routes de cette contrée n’ont pas encore été
balisées, on n’y a pas disposé de panneaux ni de
clôtures, personne ne connaît encore ses routes – qui
d’ailleurs conduisent peut-être vers les nuages ou peut-être
sous la terre – là-bas peut-être est blanc ce qui ici est
noir, et peut-être en haut ce qui ici est en bas, la pierre lancée
en l’air ne retombe peut-être pas là-bas sur
Dans
cette contrée-là il a peut-être encore ses chances. Ce qui
se trouve là-bas, il peut y toucher, il peut le changer, il peut le
déplacer. Sur un signe de lui peut faire demi-tour ce qui est parti, et
peut s’élancer ce qui était inerte. Car là-bas notre
compagnon taciturne, l’imagination cent fois enchaînée, cent
fois bafouée, arrachera les attaches de ses poignets et les brides de
ses yeux.
Quelqu’un
m’a qualifié de menteur et de chafouin parce que je n’ai pas
dit certaines de mes observations sur certaines choses au moment où les
choses se sont produites – j’ai préféré les
garder pour un autre moment car les dire sur-le-champ m’aurait
paru inopportun et la situation s’y prêtait mal. J’ai
médité sur la chose – serais-je vraiment un menteur ?
Il est vrai que je ne me suis pas contenté d’un simple
silence : par quelques affirmations innocentes et néanmoins
inexactes j’ai essayé de faire passer la chose, de gagner du
temps.
Toutefois,
dans mon for intérieur l’intention de dire sans cesse, dès
que le lieu et le moment s’y prêteraient, dès que je pourrais escompter que mon observation
soit comprise et bien comprise par celui à qui je la destinais, était toujours là.
Je
ne crois pas qu’en matière de sincérité on puisse
aller plus loin. La sincérité a ses conditions, non seulement
quant à la personne qui confesse, mais aussi concernant la personne qui
reçoit l’aveu. Du point de vue de la vérité vraie un
innocent mensonge est chose plus belle, plus noble qu’être
sincère tout en sachant de façon sûre que de ce qu’on
a dit, le confesseur se trouvant dans un état d’âme
impropre, bouleversé, comprendra justement l’exact contraire de la
vérité.
Défaut
masculin : confondre la sincérité et la
vérité.
Péché
féminin : confondre la sincérité et
l’exhibitionnisme.
L’homme
qui m’a qualifié de menteur, se frappant la poitrine, disant que
lui, il n’hésite pas à dire ouvertement ce qu’il
pense, sa fatuité m’a fait sourire : où va-t-il
chercher l’outrecuidance de supposer qu’il pense juste ?
À
la femme qui m’a accusé de cachotterie j’ai simplement
répondu : Madame, courir tout nu dans la rue n’est pas
forcément de la noble sincérité ou le rejet des
chaînes de conventions mensongères – cela peut aussi
n’être qu’une simple impudeur conventionnelle. En ce qui
concerne la dissimulation, permettez-moi, mais j’attends quand même
une occasion plus particulière que celle-ci pour dévoiler une
autre partie de moi-même que ma figure.
J’ai
rencontré l’homme aux rayons X, le sondeur des reins, devant
lequel il n’y a pas de secret. Celui qui sonde la profondeur, qui perce
les surfaces de son regard et je te dis en face ce que tu ignorais ou niais
à toi-même, ou en tout cas dissimulais à autrui. Que ton
omoplate est tordue, que l’os de ton bassin manque de chic, que tes deux
mâchoires ricanent largement et déplaisamment, et
qu’à travers l’orifice arrière de l’orbite de
tes yeux on aperçoit le spectre qui s’y blottit.
Au
début ça me fascinait, ça me donnait des frissons dans le
dos, que l’Invisible soit devenu visible sur la plaque scintillante dans
la lumière bleue de ses yeux profonds – le cabinet obscur, les
instruments mystérieusement scintillants ne faisaient que renforcer
l’effet.
C’était
il y a longtemps. Aujourd’hui ça ne m’emballe plus de voir
mon squelette – je me suis habitué à l’idée
que ce n’est pas de l’extérieur que menace le grand
faucheur, mais il habite là, installé confortablement, patiemment
en moi, attendant le soir où gentiment je me déshabillerai de
moi-même – j’ôterai ma pelisse d’une
pièce, le chapeau fourré de ma tignasse, la doublure grasse de ma
pelisse, la chemise de mes muscles, la chaîne de montre sensible de mes
nerfs, pour qu’ensuite il puisse s’allonger aussi. L’homme
aux rayons X ne m’ensorcellera plus non plus – j’ai
découvert en lui certaines déficiences qui n’est ni plus
petite ni plus grande que
Les
secrets de l’Existence…
Pour
l’instant c’est la vie qui règne, et cette petite partie de
l’existence offre suffisamment de choses à voir et à
concevoir pour une vie : manifestement afin que je voie et que je
comprenne. Si une sorte d’existence existe pour moi avant et après – j’aurai le temps de comprendre
et de concevoir, en possession des moyens adéquats, ce qui existe avant
et après et autour.
Or
le sceptre doit être dans la main de celui qui, s’il frappe, frappe
au moins là où il regarde…