Frigyes Karinthy : "Parlons d’autre chose"
rÉsurrection
La croûte solide de la Terre est
recouverte d’une couche d’air haute de soixante-dix
kilomètres. À la surface de cette couche d’air, nous
étions quatre à nager, nous les anges, à brassées
régulières : Henrik, Vilmos,
Sándor et moi. Les autres anges nageaient éparpillés ou se
baignaient dans le bon air frais,
ou plongeaient sous la couche d’air, jusqu’à la
terre, et pariaient : lequel tenait plus longtemps dans l’air ;
ceux-là, nous les appelions des
hommes ; certains y tenaient cinquante ans, d’autres quarante,
il y en eut un qui a pu rester même cent ans. D’en haut ça
nous amusait de les voir barboter en dessous, les yeux fermés, sans nous
reconnaître, dans une grande bousculade.
Sándor me dit :
- Écoute, parions, nous aussi,
qui de nous deux tiendra plus longtemps, tu veux ?
- Je n’aime pas beaucoup
plonger, hésitai-je, l’ange y ramasse toutes sortes de boues et de
vases, il met ensuite des années pour bien les laver à
l’air.
- Mais si, viens, allons-y,
m’exhorta Sándor.
- Bon, d’accord, je veux bien,
dis-je, mais j’emporte un bâton ou une arme car j’ai entendu
dire qu’en bas se trouvent toutes sortes d’animaux
dégoûtants : Maladies, Argent, Critique, Stupidité et
autres reptiles. Tiens, je prends ce bon rayon de soleil dur et pointu.
Et alors nous plongeâmes tous les
deux. Sándor a beaucoup changé sous l’air : ses yeux
se sont exorbités, comme ceux des poissons. Nous nous parlions peu au
début car nous craignions que l’air ne nous rentre dans la bouche.
Vite nous touchâmes le sol. Les anges
nous couraient autour ; nous n’en reconnûmes aucun tellement
l’air les avait transformés, ils avaient des formes animales,
c’est-à-dire humaines, leurs fines ailes transparentes avaient
complètement disparu, elles ne sont visibles qu’en haut.
Nous tînmes tous deux facilement une
vingtaine d’années. Notre compétition paraissait
très ouverte. Les chances étaient égales :
Sándor supportait mieux la vase des côtes, et moi je maniais mon
petit bâton pointu pour repousser les poissons et poulpes
désagréables. Sándor avait les yeux de plus en plus
exorbités. Nous ne nous parlions pas du tout, nous attendions. Pendant
tout ce temps, autour de nous, tantôt les anges s’immergeaient,
tantôt les hommes n’y tenaient plus, ouvraient leur bouche,
fermaient leurs yeux et montaient vers le haut, à la surface de la couche
d’air…
Au bout de huit nouvelles années une
expression d’impatience s’afficha sur le visage de Sándor.
Apparemment il craignait de perdre le pari au cas où je tiendrais plus
longtemps. Tout à coup il s’approcha de moi et se mit à me
chatouiller.
- Ne fais pas le fou, Sándor,
lui dis-je, tu sais que je suis très chatouilleux. Ça
m’empêcherait de tenir.
Mais comme il n’arrêtait pas,
j’eus recours à mon petit bâton pointu pour le repousser.
Sándor prit un air furieux et
réfléchit quoi faire de moi. Très vite nous fûmes
entourés d’hommes qui regardaient en rigolant
lequel de nous réussirait à asticoter l’autre au point de
lui faire perdre le pari.
Pour être franc, je me sentais de
plus en plus mal à l’aise, je n’aime pas la populace,
j’avais envie de tout laisser tomber, mais zut, un pari est un pari. Puis
j’ai aussi pensé que moi j’avais mon bâton, alors que
Sándor n’avait rien.
Bien sûr, seulement Sándor se
mit à fouiller dans le sable et il en retira un gourdin impressionnant.
Le gourdin était très long et son bout était boueux. Je
commençai à me faire du souci sur ce qui allait se passer, les
gens rigolaient.
Alors Sándor se mit à me
piquer avec son gourdin long et boueux. Je me suis vraiment fâché.
- Dis donc, Sándor, ce
n’est pas réglo, dis-je. Ce n’était pas dans le pari.
Le pari ne tient plus si tu fais des choses comme ça. Tu sais bien que
moi je n’ai que ce bâtonnet de rayon de soleil.
- Qu’est-ce que c’est que
ce baratin de trouillard ? – demanda Sándor. De quel
bâtonnet de rayon de soleil parlez-vous ? Je ne vous connais pas, je
ne comprends pas ce genre de plaisanterie tordue. Demandez à
n’importe qui, ici, s’il comprend ça. Ils ne comprennent que
mes plaisanteries à moi.
Les gens hochaient la tête et
rigolaient avec approbation. Sándor gesticulait avec son gourdin, moi
j’étais plein de boue. Je me défendais autant que je
pouvais avec mon petit bâton pointu, mais en vain, le gourdin
était long et épais et boueux.
- C’est une cochonnerie, dis-je
à Sándor, cela n’est pas valable. Viens contre moi à
armes égales.
Mais Sándor n’arrêta pas.
D’un seul coup je sentis que je
n’en pouvais plus. J’étais recouvert de boue, de vase,
j’avais la poitrine en feu, l’air sentait mauvais autour de moi.
J’étais plein d’amertume, eh bien, me dis-je, moi je
remonte, ce café ne me convient plus.
- Tu sais quoi ? – dis-je
à Sándor. Sois content : tu as gagné.
C’était le dimanche de pâques, j’ouvris la bouche, je fermai les yeux et pris un grand élan ; je remontai en décrivant une immense courbe, quand je touchai la surface, je fis une grande toilette, je pris une profonde respiration et je me suis mis à frétiller gaiement dans les rayons du soleil.