Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
on s’en mÊle
Tableau de mœurs
budapestoises.
C’est une espèce de chose budapestoise
que le pourfendeur de mœurs, l’humoriste ironique, voire satirique
corrosif, le modeste auteur de ces lignes, a observé et que dans ce qui
suit il souhaite fustiger avec tout le respect désirable.
Cet observateur à la vue
perçante, cet excellent psychologue des masses, le modeste auteur de ces
lignes a observé la chose dans l’avenue Andrássy.
Une bonne accompagne deux enfants, deux
petits garçons, l’un doit avoir six ans, l’autre doit avoir
cinq ans. Ils portent tous les deux un bonnet, des sortes de passe-montagnes
couvrant les oreilles. L’un des enfants, celui de cinq ans, nommé Ödi comme on le verra par la suite, se fait tirer. Une
personne qui a déjà accompagné des enfants dans la rue
n’ignore pas ce que c’est quand un enfant se fait tirer. Il se
passe que l’enfant se tend en arrière, il n’utilise pas les
jambes à la façon dont on s’en sert habituellement, en les
alternant, mais il les fait pendouiller, il se laisse glisser dessus comme sur
un traîneau. Pendant ce temps il pend au bras qu’il considère
quasiment comme un attelage de locomotive ou une sorte de bateau à
vapeur qui remorque des péniches. Si la route est accidentée ou
si une pierre dépasse, l’enfant en profite, il y accroche le pied
pour qu’il soit plus difficile à tirer. Pour effectuer cette
opération, l’enfant a coutume d’afficher un rictus satisfait
car il s’amuse, d’une part, de la nervosité de
l’adulte qu’il fait gesticuler des bras comme pour une danse
rituelle, et aussi du désespoir de l’adulte, également
conséquence de cette nervosité, dans lequel il n’a de cesse de crier, trois
cents fois de suite : « Ödi, ne
te fais pas tirer ! », il pourrait pourtant deviner que
c’est un effort de ses cordes vocales complètement stérile.
Bref, après que la bonne a
répété trois cents fois à Ödi
de ne pas se laisser traîner, de colère, elle tire un coup brusque
sur le bras de l’enfant, sur quoi l’enfant se met à
sangloter d’une joie maligne et se bloque définitivement cette
fois, comme pour signaler qu’il ne peut bien sangloter qu’à
l’arrêt. La madone se met en colère, ne chiale pas,
charogne, dit-elle (à mon avis à juste titre), et elle inflige
une tape sur l’oreille de Ödön. La
tape n’a pas pu faire mal à Ödön
puisque son oreille est protégée par l’oreillette,
toutefois il se croit suffisamment offensé pour ouvrir sa bouche sur une
largeur de trois mètres et prendre une inspiration si grande
qu’elle mit en perspective le sanglot suivant d’une puissance
inhabituelle, même chez Ödön.
Mais à cet instant, avant même
que n’éclate l’explosion, un manteau se met à
parler :
- Pourquoi frappez-vous cet
enfant ?
La bonne lève un regard
éberlué sur l’inconnu qui est aussi inconnu qu’un
inconnu qui interpelle une bonne peut être inconnu. Et en outre aussi
vertueux que qui se serait levé le matin en se disant
qu’aujourd’hui ou jamais il châtierait des bonnes cruelles
qui se refusent de jouer le rôle de remorqueur de péniches sur
l’avenue Andrássy.
- Pourquoi frappez-vous cet
enfant ? – répète-t-il sur un ton soutenu. – Cet
enfant vous a-t-il fait du mal ?
Trois hommes s’arrêtent. La
bonne revient un peu de son hébétude causée par
l’attaque soudaine.
- En quoi ça vous
regarde ? – réplique-t-elle (à mon avis à juste
titre). Mêlez-vous de vos affaires !
- Quoi ? Vous
répondez ? Comment osez-vous frapper cet enfant ? Est-il votre
enfant ? On vous l’a confié pour que vous le frappiez ?
– dit le protecteur des veuves et des orphelins, tout en
s’approchant de la bonne, menaçant.
Un des trois hommes qui se sont
arrêtés prend
- Pourquoi vous vous en
mêlez ? – le gronde-t-il (à mon avis à juste
titre). – Que savez-vous de toutes les souffrances qu’un sale gosse
de la sorte fait supporter à cette pauvre jeune fille ?
Cinq hommes supplémentaires
s’arrêtent. Le plus intelligent des cinq adresse son discours, au
nom de plusieurs, au deuxième intervenant :
- Vous n’avez pas honte de vous
mêler des affaires de cet homme honorable qui a rabroué cette
bonne qui tape l’enfant de ses maîtres. Que diriez-vous si on
frappait vos enfants ?
De nouveaux orateurs se présentent
parmi les sociopolitiques de rencontre.
- J’ai vu qu’elle lui a
donné un coup de pied au ventre, dit l’un d’eux avec
conviction. Comment pouvez-vous vous permettre de défendre le monsieur
qui disait qu’il ne fallait pas défendre ce monsieur parce
qu’il a invité la jeune fille à ne pas faire mal à
ses enfants. Avez-vous des enfants ?
- Autant que vous voulez. Avez-vous
déjà été bonne ?
Une voix ample se mêle à la
discussion :
- Les problèmes de ce genre ne
se règlent pas dans
L’observateur attentif que je suis
n’a pas entendu le reste car à ce moment la foule était
déjà si dense qu’elle lui a dissimulé les
débatteurs. Le fustigateur de la société, le modeste
auteur de ces lignes est d’avis que c’est inouï à quel
point les Budapestois sont importuns et indiscrets et prétentieux, ils
se mêlent de tout, ils formulent un avis sur tout, ils sont
médisants, ils prétendent tout mieux savoir. Si l’auteur a
écrit son avis là-dessus, c’est parce qu’on ne
l’a pas laissé parler, en effet, il aurait voulu le leur dire sur
les lieux, mais comme je le disais, il a été repoussé par
la foule, on l’a fait taire, il le publie donc par la présente,
très respectueusement.