Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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j’ai compris quelque chose

Et maintenant je publie cela pour que mes congénères s’en instruisent. Je venais de téléphoner à l’administration où j’avais l’intention de demander pour quelle raison, si je téléphone au centre, je ne l’obtiens pas, en revanche, une demi-heure plus tard on me connecte avec quelqu’un qui me reproche de ne pas lui avoir livré son pardessus dont j’étais censé faire disparaître les taches de graisse. C’est la question que je voulais poser à l’administration, mais le standard ne répondit pas, en revanche, une demi-heure plus tard j’eus au bout du fil une voix cassée d’homme qui poliment mais fermement m’intima de bien vouloir ne pas oublier sur moi son étui à cigarettes la prochaine fois que je dînerai chez lui.

Normalement, dans des cas similaires on répondrait :

- Je suis désolé, c’est une erreur. Veuillez raccrocher, je suis en ligne.

La suite normale, régulière de la procédure est, n’est-ce pas, que la personne déclare qu’elle n’a nullement l’intention de raccrocher, vu qu’elle est aussi en ligne, je n’ai qu’à raccrocher moi, ce à quoi je réponds, n’est-ce pas, que je ne raccroche pas, qu’elle doit le faire elle, ce à quoi elle répond, n’est-ce pas, qu’elle verra bien jusqu’à quand j’aurai le culot d’occuper sa ligne, j’en aurai bien marre un jour, n’est-ce pas, quand j’aurai compris que je n’avais pas affaire à un quelconque demeuré, mais à un authentique gus de Budapest, ce à quoi moi, n’est-ce pas, je remarque doucement qu’alors sa seigneurie devra prévoir de pourrir au pied de son téléphone, car n’est-ce pas, je ne suis pas assez fou pour raccrocher parce que je sais, moi, ce qu’est l’honneur, contrairement à certains sales individus, ce à quoi, n’est-ce pas, nous prolongeons notre petite discussion encore une petite heure, jusqu’à ce que le standard en aie marre et nous connecte, chacun de son côté à d’autres contrées où nous pourrons continuer nos conversations.

Comme je le disais, c’eut été la démarche normale et monotone qui aurait dû suivre et que j’ai déjà suivie tant et tant de fois. Eh bien, pensai-je, aujourd’hui il faudrait se renouveler. Je poussai bien une petite demi-heure la voix d’homme à raccrocher – alors intervint le standard et me connecta avec une femme.

- C’est toi, mon lapin ? – demanda-t-elle dans un chuchotement langoureux.

Que faire ? Lui expliquer encore un bon moment que je ne le suis pas et qu’elle devrait raccrocher ? N’est-il pas plus simple d’accepter d’être son lapin, peut-être même qu’elle raccrocherait ainsi plus vite.

- Oui, c’est bien moi, languis-je en retour.

- Mon petit lapin, languit la voix, je t’attends à neuf heures, ce soir. Le vieux ne rentre qu’à onze. Tu viendras ?

Hum. Devrais-je y aller ? Ce pauvre vieux qui ne rentrera qu’à onze heures à la maison ! Ce vieux m’est infiniment plus sympathique que le lapin.

- Je n’irai pas, dis-je fermement.

- Pourquoi ?

- Parce que j’en ai ras le bol de toi, si tu veux savoir. Tu es très détestable, même un peu ; j’ai donc pensé que ça suffira bien comme ça. Voilà, je veux rompre, si tu veux savoir, parce que, parce que, comment dire, tu me donnes déjà envie de vomir, oui, c’est l’expression juste. Je n’irai te voir ni aujourd’hui, ni un autre jour, ne téléphone plus, ne m’écris plus de lettres car je te les renverrai et ne m’adresse plus la parole, je ne veux plus entendre parler de toi. À part ça, comment vas-tu ?

La réponse, je ne l’ai plus entendue, parce qu’entre-temps le standard m’a une fois de plus connecté une voix d’homme.

- Eh bien ?! – réclama la voix d’homme très excitée. - Alors ?! Lequel je dois choisir ?

Je compris sur-le-champ de quoi il s’agissait.

- Mise, s’il te plaît, mise placé sur Crevard, gagnant sur Pourri et placé sur Zigomar. Mise sur Mison et mise sur Bison. Et mise sur Vatefairefoutre et rends-moi un service, va te faire enterrer.

Une nouvelle voix d’homme.

- Mon cher Monsieur Auerbauer, vous pourriez peut-être… quand même… rembourser au moins une partie…

- Écoutez, dis-je, je n’ai pas beaucoup d’argent sur moi. Mais je peux vous passer deux cents couronnes. Montez chez moi tout de suite pour les chercher et pardonnez-moi pour le retard…

- Oh, mon cher Auerbauer… ce n’est pas grave ! Je peux donc monter ? J’arrive tout de suite. Une dernière question : quels boutons dois-je coudre sur le frac ?

- Des rouges. Deux rouges devant, un vert derrière, et un plastron, naturellement, pour plastronner.

Et ainsi de suite, j’ai arrangé les affaires de chacun. Je n’ai pas beaucoup discuté, j’ai fait ce qu’on me demandait. J’ai promis de livrer immédiatement le charbon pour la moitié du prix qui avait été négocié ; j’ai promis de venir et casser la gueule à ce salaud ; j’ai promis d’intervenir auprès de son Excellence pour la licence de buraliste et j’ai promis de surtout ne rien dire à son Excellence à propos du bureau de tabac, et j’ai promis que j’insisterai, et j’ai déclaré que la veille je ne voulais pas l’insulter, et j’ai pris sur moi d’en parler à Manci et je lui demanderai de transmettre la lettre à Monsieur Ziegler, et j’ai téléphoné au boy de livrer le chapeau et de le payer, et j’ai congratulé pour la naissance du bébé, et je lui ai dit d’être là à la Gare de l’Ouest demain à douze heures, mais s’il préfère on peut même aller jusqu’à trente.

Et finalement j’ai obtenu qu’à sept heures du soir on me connecte à l’administration où on a répondu à ma question qu’ils n’ont reçu aucune réclamation de la journée au sujet du téléphone, tout le monde a pu régler ses affaires le mieux du monde, le central a été béni par les mères, on a augmenté le traitement du directeur, Budapest est une ville heureuse, les problèmes de chacun sont résolus, et la bourgeoisie prie le gouvernement d’augmenter le nombre des recrues, car elle aimerait mettre au monde quelques milliers d’hommes, en cadeau, pour l’armée.

 

Suite du recueil