Frigyes Karinthy : "Parlons
d’autre chose"
mes chaussures sont gravement malades
20 novembre.
Cet après-midi j’ai enfin
acheté ces chaussures vernies américaines. Des chaussures
d’une jolie forme, à pattes : par deux fois les rayons du
soleil ont glissé dessus, ils en sont tombés à la
renverse. Je les ai lacées bien serré, au début ça
me serrait un peu le gros orteil, mais c’est vite passé. Ça
ne m’a coûté que vingt couronnes.
21 novembre.
Le
matin, quand je les ai mises, elles me serraient encore un peu comme hier, mais
ça passera. Le cordonnier m’a dit que je devais les roder.
22
novembre.
Qu’est-ce
que ça serre ! Je rode.
23 novembre.
Oh
là là ! Sacré nom de Dieu,
oh là là ! Encore, le
troisième jour ? Je rode, je rode.
23
novembre.
Oh,
qu’est-ce que ça fait mal, putain, ça fait mal. Ça
fait vraiment mal. Elles me font très mal, ces chaussures. J’ai
même eu un peu de fièvre cet après-midi. Ça
m’élance !…
24 novembre.
Bebebe… vavava… vouvouvou…
25
novembre.
Elles
sont malades ces chaussures, voyez-vous… J’ai enfin compris
ça ! Pourquoi m’a-t-il fallu cinq jours pour le
comprendre ? Durant trois jours je n’ai fait qu’errer au
Val-Frais, j’ai mâché des racines et des sauterelles
forestières dans ma détresse, et j’ai dansé des
danses rituelles comme Monsieur le cordonnier, le petit malin, me l’a
conseillé. J’ai aussi dansé le tango, mais maintenant je
suis un peu nerveux.
26
novembre.
J’ai
en effet compris que ces chaussures sont malades. Elles font mal donc elles
sont malades. Si on a mal à une dent, n’est-ce pas, alors cette dent
est malade, si on a mal au ventre, alors on a le ventre malade : si donc
les chaussures font mal, alors les chaussures sont malades. Je ne dis pas
très malades… hum, elles ont juste attrapé un petit rhume,
ça leur a donné une petite grippe, qu’est-ce que j’en
sais, et maintenant elles font mal. Font gentiment mal. Juste assez pour faire
japper un ou deux coups, au maximum une fois à chaque pas, à
faire hurler un coup, à faire un tout petit peu exorbiter les yeux, mais
vraiment un tout petit peu ; ces quelques étincelles que l’on
aperçoit, ces quelques brillantes étoiles en plein jour, mon
Dieu, qu’est-ce que ça peut faire, on ne va pas en faire un
plat ! Je ferai un saut chez un docteur ès chaussures en rentrant
à la maison. Je les supporterai bien jusque-là !
27 novembre.
Le
docteur ès chaussures, Maître cordonnier, a examiné les
chaussures, les pauvres, il les a tapotées, il les a auscultées,
puis il a redit lui aussi que le mal n’était pas
très grave, elles avaient pris un peu froid, c’est tout, je
n’avais qu’à m’asseoir et à les lui confier, il
allait y remédier rapidement. Il considérait le cas comme
intéressant du point de vue de la médecine interne, il a
longuement parlé de piqûre mal cousue, de pattes incisées,
de tiges mal cambrées mais, moi, je ne comprends pas bien ces termes
médicaux. Il y a introduit une sorte de tuyau, il a probablement fallu
faire un lavage d’estomac, puis il y a appliqué des compresses
froides.
28
novembre.
Je
suis toujours là, à l’hôpital des chaussures, je suis
assis en chaussettes car les cataplasmes n’ont pas eu d’effet,
quand je les ai chaussées, elles ont toujours un peu fait mal, un peu,
non, pas beaucoup, juste assez pour me faire sortir un chouïa la langue,
pas plus qu’un quart de mètre. Mais le maître les a tout de
même retirées, disant qu’il essaierait cette fois les
compresses chaudes, si elles n’étaient pas non plus efficaces,
alors – cela ne devait pas me faire peur ! – je devrais passer
voir le docteur Kobrak, un éminent
spécialiste, parce qu’apparemment le mal serait organique et la
médecine interne seule n’arrive pas à le traiter, il faut
convoquer un conseil. Il a demandé dix couronnes.
29 novembre.
Il
était en effet indispensable de s’adresser au spécialiste
parce que vers huit heures du soir de brusques convulsions se sont produites et
le côté droit s’est enflé. Le spécialiste a
longuement examiné le malade, il a longtemps détaillé le
diagnostic, mais je ne l’ai pas compris. Il allait essayer un tout
nouveau système de repousse cuir, a-t-il dit, mais si par malheur cela
restait inefficace, il fallait envisager une intervention, car cela attesterait
un grave mal organique, or les cataplasmes n’ont fait qu’aggraver
le cas. Le traitement m’a coûté jusqu’à présent
trente couronnes.
30
novembre.
Bulletin de santé :
Les chaussures ont passé une nuit calme (parce que peut-être elles
n’étaient pas à mes pieds). Absence de fièvre, le
pouls s’est redressé. La doublure a été
encollée d’une sorte de substance poisseuse. On a appliqué
deux cuillers à soupe d’esprit-de-sel côté
extérieur. On a couché le malade sur des embauchoirs et dans mon
lit. Moi, j’ai passé la nuit sur le canapé.
1er
décembre.
À
midi, j’ai retiré les embauchoirs et j’ai essayé les
chaussures. Mais dès le premier pas j’ai été pris de
sueurs, je n’ai même pas pu descendre dans la rue, j’ai
dû immédiatement téléphoner au chirurgien savatologue. Il est arrivé en automobile, il a
procédé à l’auscultation et a déclaré
que l’intervention ne pouvait pas attendre, dans une demi-heure ça
risquait d’être trop tard.
2 décembre.
C’était
effroyable. À l’aide d’un couteau recourbé, il a
d’abord incisé la doublure : il s’est alors
avéré que la langue s’était plissée sous la
doublure, une tumeur s’était formée, c’est pour cette
raison que cela faisait si mal, les pauvres. Il n’y avait pas deux
solutions : le chirurgien a extirpé toute la langue, il a
incisé la patte, puis il l’a recousue mollement à
l’empeigne. Puis les chaussures encore anesthésiées furent
replacées sur les embauchoirs. Maintenant il faut attendre.
3 décembre.
Le
cœur brisé de douleur, je vous fais savoir que le malade n’a
pas supporté l’opération. Ce matin, quand je les ai mises,
elles se sont fendues le long de la couture et elles ont perdu leur semelle, au
même instant, les chaussures ont poussé un grand cri et –
elles sont mortes ! (encéphalogramme plat). Qu’elles reposent
en paix.
4 décembre.
Ce
qui est embêtant dans la chose, c’est que jusqu’au quinze du
mois, je reste cloîtré chez moi, parce que j’ai
touché tout mon salaire en avance et je l’ai dépensé
pour les traitements, et c’est seulement le quinze que j’aurai de
quoi m’acheter de nouvelles chaussures.