Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

 

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le balayeur de rue

J’ai assez balayé.

Aux autres de balayer.

Je lis que la ville de Vienne a pris directement en main le balayage des rues, et elle a licencié ses trois balayeurs vieillissants. Les trois balayeurs se sont suicidés. Vinrent de nouveaux balayeurs et ils balayèrent. L’un d’eux, en balayant la rue, trouva une lettre dans une poubelle des papiers : la dernière lettre d’un des balayeurs qui s’étaient suicidés. Il lut à haute voix et avec émotion ce qui suit :

 

Aujourd’hui je balaie pour la dernière fois. Que ce jour soit consacré au souvenir de ma vie finissante : quand tu liras cette lettre, ô, jeune et solide balayeur qui balaie mieux que moi, je ne serai plus parmi les vivants. Je ne parviens pas à supporter l’humiliation, je me donne volontairement la mort, elle m’apportera la délivrance.

Intrigues et méchancetés sont les causes de ma déchéance, ô, jeune balayeur, et moi je rends les armes. J’ai balayé le parcours d’une magnifique carrière et le rayonnement tardif d’une gloire évanouie réconforte mes dernières minutes.

J’ai émergé d’une quasi-obscurité pour brusquement apparaître sur une scène publique. Mon père et ma mère étaient des gens simples, ils furent contraints de m’envoyer à l’école. J’ai fini l’université et obtenu un diplôme d’enseignant. Pendant une décennie de tristes étoiles scintillèrent amèrement au-dessus de ma vie, quand soudain la chance m’a souri. La ville avait offert un poste de balayeur de rue, je me suis porté candidat et – j’ai  été nommé. J’ai été choisi, moi seul, parmi trente candidats – je soupçonne la clé de cette énigme dans la force suggestive de ma présence, le diplôme de professeur que je leur avais présenté à cette occasion ne les avait pas impressionnés, mon titre n’a que très peu pesé dans la balance : il y avait au demeurant trois avocats et quatre médecins parmi les candidats, ils ont tous été refusés.

Et ma carrière commença, le succès me grisa, cette ivresse permanente augmenta même de jour en jour. À cinq heures de l’après-midi je prenais place dans la rue, je balayais jusqu’à dix heures, je me présentais alors au bureau où on me remettait mes trois couronnes jour après jour. Je devais cet essor matériel à la reconnaissance morale et artistique ; mon art était en effet partie intégrante de ma personnalité, mon art et moi ne faisions qu’un. J’étais conscient de ma perfection à la place que j’occupais, je ne crois pas que dans ce pays il y en eût eu un autre qui connût les nuances de l’art de balayer à un tel degré de perfection. Le succès ne tarda pas : bientôt je fus affecté à l’avenue principale et la haute autorité de la municipalité me confia de solutionner les tâches les plus complexes. Je fus nommé balayeur-chef : durant quinze années il m’incomba de contrôler que les déchets balayés dans les caniveaux fussent correctement transportés jusqu’aux poubelles. D’aucuns se gardent encore le souvenir de cet apogée de ma carrière ; mon respectable ami Alajos Grün qui à cette époque avait la charge de portefaix public au coin de la Merkerstrasse peut témoigner de ma vie d’alors : à ma table, autour de laquelle je recevais les fonctionnaires les plus éminents du quartier, le bouillon de viande ne manquait jamais, et même, l’ouverture de canettes de bière brisa plus d’une fois le silence. Je louai à temps partiel un lit fait de vrai bois, commandé spécialement à mon usage personnel, placé dans le voisinage direct du poêle, en plein centre d’une romantique chambre au mois ; l’ambitieuse génération des jeunes balayeurs de rue, enivrés du vertige de ma grandeur, colportait des légendes à propos de mes chapeaux et de mes chaussures : j’avais en effet des chaussures pour lesquelles j’avais gaspillé jusqu’à huit couronnes.

Il se peut que ma disgrâce ait été causée précisément par ma passion pour les folles dépenses. Mais j’avais aussi des jaloux : les jeunes ne pouvaient pas regarder impunément cette carrière. Quand le soir, épuisé, dans la fièvre de mon succès, je rejoignais mon lit chez le marchand de sommeil, eux se faufilaient dans la rue et éparpillaient des détritus à l’endroit même où une demi-heure auparavant j’avais balayé. Il y avait, je sais qu’il y en avait, même si je ne peux pas le prouver, il y avait de perfides mouchards qui complotaient contre moi auprès du gouvernement, prétextant des déchets négligés, afin de m’ébranler dans mon poste à responsabilité. Ce gouvernement a d’ailleurs été attaqué de toutes parts : la situation du ministre des finances devenait délicate à cause des dépenses de guerre, et il fallait trouver un bouc émissaire dont la chute détournerait l’attention de ses difficultés. Je me doutais depuis des années que ce fusible, ce serait moi : j’avais trop grandi, je leur portait ombrage. Mais ils n’osaient pas prendre des mesures directes contre moi ; dans un premier temps ils m’invitèrent à quitter le boulevard et m’attribuèrent une rue latérale. Mais la malheureuse politique étrangère de Berchtold[1] fit le reste : apparemment je tombai en disgrâce à la cour également. Hier enfin je fus avisé qu’après vingt ans dans la fonction publique, j’étais relevé de mes fonctions.

Je sais qu’il y aurait d’autres possibilités de vivre pour moi. J’ai reçu des offres, notamment des canalisations, mais pour moi c’est fini. On a arraché le balai de mes mains, on l’a retourné la tête en haut – je préfère, comme un soldat son drapeau, le serrer contre ma poitrine et mourir. Mais vous qui venez après moi, pensez à mon destin et que votre cœur se serre de terreur. Les temps ont changé, les esprits ont déraillé, l’Apocalypse est proche si cela a pu arriver – je préfère ne pas attendre l’écroulement général. La comète s’approche qui balayera de sa queue cette Terre criminelle et vermoulue, la balayera comme un morceau de peau d’orange, qu’elle les étouffe, la peau d’orange s’accroche toujours dans le balai, on ne peut pas s’en débarrasser, pourquoi faut-il qu’il y ait toujours quelque imbécile fieffé qui les éparpille sur les pavés. Jeunes balayeurs qui viendrez après moi, écoutez les conseils d’un confrère qui part pour mourir : il faut balayer la peau d’orange dans les rails, c’est le mieux ; le papier, s’il n’obéit pas au balai, on peut le laisser, il est probablement poisseux ; mais méfiez-vous des noyaux de cerise, ils abîment le balai de sorgho. Adieu : le reste n’est que muet silence.

 

Suite du recueil

 



[1] Leopold Anton Johann Sigismund Josef Korsinus Ferdinand Graf Berchtold (1863-1942). Ministre des affaires étrangères de l’Autriche-Hongrie en 1914.