Frigyes
Karinthy : "Livre de contes"
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BARAGOUIN[1]
Ça s'est passé au
café.
Un monsieur s’assoit
près de moi, un jeune homme modeste et bien élevé. Nous parlons
de choses et d'autres. Puis quelques minutes de silence.
Mon compagnon prend de nouveau la
parole :
- Excusez-moi, dit-il
modestement, à vous aussi, le garçon a remini
baté sibore, comme
à moi ?
- Pardon, dis-je en me
penchant plus près de lui, je ne comprends pas.
Il répète
poliment :
- Je demande si le
garçon vous a autant remini baté volu.
Je rougis
légèrement. Zut, qu'arrive-t-il à mes oreilles pour que je
n'entende pas ce que dit ce type ? Pourtant il prononce bien,
manifestement.
Donc, après une minute de
pause :
- Je vous prie de m'excuser,
il y a beaucoup de bruit dans ce café. Je suis désolé,
mais je n'ai toujours pas compris ce que vous avez dit.
Mon voisin semble contrarié.
Il lève d'abord sur moi un regard interrogateur, comme s'il se demandait
si je le fais marcher. Ensuite il répète, gêné, un
peu plus fort.
- Je voulais simplement
savoir si dans ce café aussi le garçon vous remini
baté gotibout, si
possible.
Que m'arrive-t-il ? Est-ce
que mes oreilles bourdonnent ? L'idée horrible d'avoir perdu
l'esprit me traverse même un instant. Depuis longtemps déjà
j'en observe d'ailleurs certains signes… Hier, en sortant du café,
j'ai voulu jeter ma cigarette allumée dans le petit aquarium
placé sous la caisse et où nagent des poissons rouges, c’est
à la dernière seconde que je me suis ravisé et que je l'ai
jetée par terre. L'explication m'est apparue plus tard : j'ai eu
pitié des poissons, je ne voulais pas que l'un d'entre eux se
brûle à ma cigarette.
Maintenant des mots tintent
sourdement à mes oreilles, un entassement de sons incohérents et
embrouillés – c'est épouvantable ! Ma perception est
en déroute ! Je ne suis plus capable d'enchaîner les
notions ! Connaissez-vous cet état torturant et abrutissant quand
on se répète plusieurs fois le même mot, par exemple le mot
"soupe", et à la fin on ne sait plus du tout de quoi il
s'agit, tout ce qu'on sait c'est "soupe", on en a perdu le sens et
à la fin on n'est même plus sûr s'il faut dire
"soupe" ou "souper".
Mes tempes battent sous
l’effet de la panique. Je lève mon regard sur mon voisin. Il
attend, déçu, et observe avec étonnement que je n'ai
toujours pas répondu à sa question pourtant simple. Gêne
d'une longue pause. Dehors les tramways tintinnabulent. Je frissonne et des
visions de cimetière m’apparaissent. De la même façon
tintinnabuleront les tramways, et moi je reposerai sous terre, il y aura de la
poussière au-dessus et au-dessous, et mon pauvre cerveau
crétinisé et paralysé se desséchera là-bas
dans les alvéoles osseuses de mon crâne…
- Le garçon me
quoi ?… Demandé-je affaibli, dans un dernier espoir.
- Ici dans ce café,
est-ce que moi aussi je peux payer en remini baté colipa surabalin.
Ça ne peut plus durer.
- Oui, je dis avec
fermeté, évidemment vous pouvez.
- Alors donnez-les-moi, je
les emporte.
- Quoi ???
Il me fixe avec effarement.
- Mais les cinq
couronnes !
Il paraît
interloqué.
- Ah bon, pardon,
balbutié-je bleu de peur, et je lui tends cinq couronnes. Puis je prends
congé et je descends dans le hall en titubant. Tiens, même mes
jambes se sont mises à trembler. C'est la fin. Si jeune ! Mon
Dieu ! Si jeune !
Je suis abordé par un ami.
- De quoi as-tu
discuté avec ce baragouineur, là-haut ?-
- Avec qui ? Mon
Dieu !
- Avec ce baragouineur !
Alors toi aussi tu t'es fait avoir ?
Il me regarde, il comprend tout,
il rigole.
- J'aurais dû m'en
douter. Sache que cet homme-là a inventé le "baragouin".
Il mélange dans la phrase des mots qui n'ont pas de sens, et quand son interlocuteur
est à moitié fou, il lui extorque cinq couronnes.
Ah, c'est donc ça !
Je me redresse, mes jambes se
consolident. Je toise mon ami insolemment.
- ça alors ! Si tu crois que je me suis fait
avoir ! J'ai compris le truc dès le début. Tu me connais
bien mal !
---
J'ai raconté, il y a peu,
le baragouin, comment je me suis fait avoir. Comme ça s'est passé
en public, le cas a fait grand bruit, j'ai reçu un tas de lettres dans
lesquelles mes lecteurs demandent d'être informés rapidement sur
la grammaire et le dictionnaire du baragouin, si on le trouve dans le commerce
et où se le procurer. L'Académie m'a également
honoré par l'envoi d'un essai documenté dans lequel elle
développe la théorie selon laquelle les termes "remini", "baté"
et "surabalin" ne seraient pas du tout
d'incompréhensibles accumulations de lettres comme je le pensais, mais
ils ont bel et bien un sens, et que le mois suivant, si je le souhaitais, je
pourrais tenir une conférence sur le sujet.
Une chose est sûre, pour
une fois dans ma vie je me trouve projeté au premier plan – et que
je ne sois pas celui qui jette sa chance au fonds d'un puits. Je déclare
donc par la présente – en me référant à
Marinetti[2] et autres futuristes – que
le baragouin a bel et bien un sens, je dirai même que c'est la langue de
l'avenir qui balaiera l'espéranto, le volapük, ces vieux rogatons.
Tout au long de la semaine
passée je me suis consacré à l'étude approfondie
des règles particulières du baragouin, je me suis
également pas mal exercé, et vendredi midi j'ai compris que vu
les conditions budapestoises, je parlais passablement le baragouin.
J'ai immédiatement
téléphoné à la police.
- Allô !
Police ? Ici parucovigibouton. Veuillez, s'il
vous plaît, m'envoyer immédiatement deux agents, car le taglon principal du burogabatrop acritouillaste sous la flamatique.
- Allô !
Allô ! On ne comprend pas. Comment ? Comment ?
Comment ?
- J'ai crié plus
fort, je perdais patience :
- Je vous en prie, cessez de
plaisanter quand il s'agit de pareilles urgences de massiassages !
Deux agents immédiatement, dans les lieux du parucovigibouton.
- Ou… oui, sur-le-champ
– balbutia quelqu'un effrayé.
Un quart d'heure plus tard deux
policiers ont claqué les talons à ma porte, attendant mes ordres.
Ah bon, me suis-je dit. Alors
tout va bien. Je leur ai dit :
- S'il vous plaît, je
suis très pressé, faites-moi accompagner de trois lépcherzeux, il faut aller défiler.
- Pardon ? - a dit
l'agent.
- Allons, arrêtons de
plaisanter, je lui ai dit sur un ton ennuyé. Vous vous trompez si vous
croyez que méguet saïde.
Je vous prie de mettre à ma disposition des béduvossamélaguipardoçadas.
- Ouais, a-t-il dit, huit
suffiront-ils ?
- Oui, ça ira.
Bientôt je défilais
sur la place Rákóczi entouré de huit hommes et de deux
agents de police. Il y avait justement une grande réunion publique.
- Vivat ! Vivat !
- hurlait la foule avec enthousiasme.
L'effet fut indescriptible. Tel
un héros du peuple, on m'a arraché de l'estrade pour me hisser
sur les épaules et, avec les deux agents de police en uniforme, les huit
gratte-papier et la foule en liesse, nous avons entrepris une marche triomphale
vers l'université.
- Jeunesse studieuse !
– hurlai-je sur les épaules du peuple. – La tyrannie madouméssiféra partout ! En avant, en
avant, pour une commune quissédura mora patriotique !
La jeunesse enflammée
tonna :
- En avant, en avant !
C'est lui, c'est notre homme !
Toute la ville bouillonnait.
Personne ne savait pourquoi, mais ils bouillonnaient. Même
l'armée, il était impossible de l'appeler parce que personne ne
savait pour qui et contre qui il faudrait envoyer les soldats et pour quelle
raison.
Moi, dans l'après-midi
j'ai été convoqué au ministère des affaires
étrangères. J'y étais attendu par des diplomates anglais,
russes et allemands d'humeur sombre qui m'accueillirent en disant :
- Vous êtes l'unique
personne qui pourrait rétablir l'ordre. Dites-nous, Majesté, quel
message envoyer à la Sublime Porte ?
- Faites-lui dire, répondis-je
avec une belle fermeté, que conformément au dernier savadiagre nous sommes tout à fait prêts
à mipella nivassa.
- Bravo, bravo.
L'ultimatum partit.
J'apprends que la Sublime Porte a
été effarée et nous échapperons probablement à
la mobilisation générale.
Je dois reconnaître en
toute modestie que c'est grâce à moi, tout cela. Ainsi, cher
lecteur, je vous demande de vidiava saborer fulidarement la prochaine
fois si moi aussi mivasukarbel. Vous y penserez,
n'est-ce pas ?
[1] Cette nouvelle a
été publiée dans le recueil "Tout l’humour du
monde", nouvelles réunies par Pierre Daninos, Éditions
Hachette, 1958, traduction Ladislas Gara. Elle est ici accompagnée ce la
suivante : Baragouin triomphant.
[2] Filippo Marinetti (1876-1944).
Écrivain italien, initiateur du mouvement littéraire du
futurisme.