Frigyes
Karinthy : "Livre de contes"
BARAGOUIN triomphant
J'ai
évoqué récemment le "baragouin", ce
langage ; j'ai relaté ce qui m'est arrivé. Je me suis fait
rouler. Quelqu'un s'est assis près de moi en débitant des phrases
telles que "Cher Monsieur, voudriez-vous remini baté farajuli de cinq
couronnes ?" Moi, je n'en ai pas compris un traître mot, j'ai
cru que j'étais devenu fou et je me suis fendu de cinq couronnes.
Comme
ça s'est passé en public, le cas a fait grand bruit, j'ai
reçu un tas de lettres dans lesquelles mes lecteurs demandent
d'être informés rapidement sur la grammaire et le dictionnaire du
baragouin, s'il se trouve déjà dans le commerce et où se
le procurer. L'Académie m'a également honoré par l'envoi
d'un essai documenté dans lequel elle développe la théorie
selon laquelle les termes "remini", "baté" et "farajuli"
ne seraient pas du tout d'incompréhensibles permutations de lettres
comme je le pensais, mais ils ont bel et bien un sens, et elle les comprend, et
que le mois suivant, si je le souhaite, je pourrai tenir une conférence
sur le sujet.
Une
chose est sûre, pour une fois dans ma vie je me trouve projeté au
premier plan – et je ne suis pas celui qui jette sa chance au fond d'un
puits. Je déclare donc par la présente – en me
référant à Marinetti[1]
et aux autres futuristes – que le baragouin a bel et bien un sens, je
dirai même que c'est la langue de l'avenir qui balaiera
l'espéranto, le volapük et autres vieux rogatons.
Tout
au long de la semaine passée je me suis consacré à
l'étude approfondie des règles particulières du baragouin,
je me suis également pas mal exercé, et vendredi midi j'ai
compris que vu les conditions budapestoises, je parlais passablement le
baragouin.
J'ai
immédiatement téléphoné à la police.
- Allô !
Police ? Ici parucovigibouton. Veuillez, s'il
vous plaît, m'envoyer immédiatement deux agents, car le taglon principal du burogabatrop acritouillaste sous la flamatique.
- Allô !
Allô ! On ne comprend pas. Comment ? Comment ?
Comment ?
- J'ai
crié plus fort, je perdais patience :
- Je
vous en prie, cessez de plaisanter quand il s'agit de pareilles urgences de massiassages ! Deux agents immédiatement, dans
les lieux du parucovigibouton.
- Ou…
Oui, sur le champ – balbutia quelqu'un effrayé.
Un
quart d'heure plus tard deux policiers ont claqué les talons à ma
porte, attendant mes ordres.
Ah
bon, me suis-je dit. Alors tout va bien. Je leur ai dit :
- S'il
vous plaît, je suis très pressé, faites-moi accompagner de
trois lépcherzeux, il faut aller
défiler.
- Pardon ?
- A dit l'agent.
- Allons,
arrêtons de plaisanter, ai-je dit sur un ton ennuyé. Vous vous
trompez si vous croyez que méguet saïde. Je vous prie de mettre à ma disposition
des béduvossamélaguipardoçadas.
- Ouais,
a-t-il dit, huit suffiront-ils ?
- Oui,
ça ira.
Bientôt
je défilais sur la place Rákóczi, entouré de huit
hommes et de deux agents de police. Il y avait justement une grande
réunion publique.
- Vivat !
Vivat ! - Hurlait la foule avec enthousiasme.
L'effet
fut indescriptible. Tel un héros du peuple, on m'a arraché de
l'estrade pour me hisser sur les épaules et, avec les deux agents de
police en uniforme, les huit gratte-papier et la foule en liesse, nous avons
entrepris une marche triomphale vers l'université.
- Jeunesse
studieuse ! – hurlai-je sur les épaules du peuple. – La
tyrannie madouméssiféra partout !
En avant, en avant, pour une commune quissédura
mora patriotique !
La
jeunesse enflammée tonna :
- En
avant, en avant ! C'est lui, c'est notre homme !
Toute
la ville bouillonnait. Personne ne savait pourquoi, mais ils bouillonnaient.
Même l'armée, il était impossible de l'appeler parce que
personne ne savait pour qui et contre qui il faudrait envoyer les soldats et
pour quelle raison.
Moi,
dans l'après-midi j'ai été convoqué au
ministère des affaires étrangères. J'y étais attendu
par des diplomates anglais, russes et allemands d'humeur sombre qui
m'accueillirent en disant :
- Vous
êtes l'unique personne qui pourrait rétablir l'ordre. Dites-nous,
Majesté, quel message envoyer à
- Faites-lui
dire, dis-je avec une belle fermeté, que conformément au dernier savadiagre nous sommes tout à fait prêts
à mipella nivassa.
- Bravo,
bravo.
L'ultimatum
partit.
J'apprends
que
Je
dois reconnaître en toute modestie que c'est grâce à moi,
tout cela. Ainsi, cher lecteur, je vous demande de vidiava
saborer fulidarement la
prochaine fois si moi aussi mivasukarbel. Vous y
penserez, n'est-ce pas ?
[1] Filippo Marinetti (1876-1944).
Écrivain italien, initiateur du mouvement littéraire du
futurisme.