Frigyes
Karinthy : Légende de
l’âme aux mille visages
-
IIi -
Curieusement,
même après la retraite de Kolm[1],
peu de personnes crurent en l'existence de Titus Telma. Il est vrai que les
sphères officielles se refusaient obstinément de
reconnaître certains faits pourtant tangibles. Le troisième corps
d'armée vida effectivement ses positions et se replia sur une nouvelle
ligne de défense derrière Kolm, mais les rapports officiels
firent simplement leurs comptes rendus sur les raisons de cette retraite dans
les termes stratégiques habituels. Les articles confus des journaux ne
contribuèrent aucunement à la compréhension, non plus les
récits des témoins oculaires. Une multitude de gens
jurèrent avoir vu Titus Telma et avoir parlé avec lui, mais
chacun donna des descriptions différentes voire contradictoires de sa
personne, pourtant l'imagination de la foule, s'agissant simplement d'un nom, ne
pouvait appréhender ce nom qu'en une seule personne. Les rapports des
correspondants de guerre, sous les titres tels que "Panique à
Kolm" ou "Folie collective à Kolm" paraissaient
plutôt illustrer des cauchemars absurdes : ils décrivaient
des bagarres incompréhensibles, des foules prises de retournements
inattendus. Or Titus Telma était présent partout, sous des formes
diverses, tantôt c'était un prêtre qui prétendait
l'être, tantôt un vieillard, tantôt un officier, tantôt
des gens qui n'avaient aucune identité.
Les psychiatres réussirent
à résoudre l'énigme avec un succès relatif apparent
et leur position se maintint assez longtemps. Il se serait simplement agi
d'après eux d'une nouvelle maladie psychique, et manifestant leur
dédain, ils affichèrent un sourire supérieur à
propos de toutes ces combinaisons de troubles et de frayeurs. Il n'y a pas de
saut dans la nature, disaient-ils, et la science ne connaît pas de
miracle. Cette nouvelle maladie est la conséquence du nouveau mode de
vie trépidant, mais de plus elle n'est pas tout à fait nouvelle,
ce genre d'hystérie collective s'est déjà souvent produit.
Les mots "telmaïsme" ou "telmamanie" restèrent
longtemps des termes médicaux à la mode : les psychiatres
citèrent des quantités de données pour illustrer les
divers cas et les symptômes qui accompagnent cette maladie chez des
individus de différentes classes sociales. Dans l'asile
d'aliénés de Varsovie on traita de tels malades à au moins
huit reprises, tous les huit décédèrent, ils se
suicidèrent, mais Titus Telma persistait.
Plus tard quelqu'un devina qu'il
s'agissait d'une mystification des sociétés spiritistes. Cette
théorie était plus obscure, mais par là même plus
plaisante : à cette époque, suite aux expériences de
certains savants américains, le spiritisme était justement
redevenu d'actualité. Les notions d'incarnation, de
matérialisation, étaient plus populaires que jamais et il est
indéniable que des mots sensés, semés çà et
là par Titus Telma, ne manquaient pas d'y faire de fréquentes
allusions. L'hypothèse que l'Amérique voulait faire le lit de
quelque nouvelle religion, plus facile à harmoniser avec sa politique
internationale que le christianisme humaniste du vieux monde, s'imposait. Les
francs-maçons hurlaient que l'Amérique voulait asservir et étrangler
l'Europe : elle ne veut pas seulement nous refiler son blé et son
bœuf, elle ne se contente pas de s'approprier les ventes d'armes, elle
nous tend un calice de poison pour nous pousser au suicide et se
déclarer notre légataire universel ; même la religion,
elle veut désormais nous la livrer : une foi méchante et
hypocrite qui nous incite à renoncer à la vie, de toute
façon nous n'y perdrions prétendument rien.
Évidemment c'en fut fini
comme par enchantement de tout cela le 31 octobre, anniversaire du jour
mémorable où Martin Luther avait accroché les
quatre-vingt-quinze préceptes de la Réforme sur le mur de la
cathédrale de Wittenberg : le manifeste de Titus Telma,
résumé en cinquante points apparut sur la porte du Parlement de
Londres.
Chacun en connaît le
contenu. Après une introduction générale
célébrant l'importance de l'individu et les droits de l'homme
né libre, et démontrant par quelques arguments étonnamment
simples que la foule, composée pourtant d'individus, était
victime d'une erreur à la fois infantile et effroyable, Titus Telma
invitait les représentants des gouvernements à s'asseoir autour
d'une table à Anvers où il apparaîtrait parmi eux sous une
forme adéquate. Ensuite il énumérait nommément,
sans haine ni révolte mais avec une fermeté douce et
pondérée, les hommes qui connaissaient bien la folie suicidaire
de la foule, mais qui par méchanceté ou par sottise la poussaient
toujours plus vers le maelstrom. Ces personnes-là, il les invitait à
quitter sans tarder les postes qui leur assuraient un pouvoir exécutif,
« car sinon, moi, Titus Telma, je me sentirai obligé de les
extirper de l'herbe et de l'arbre ou de la pierre, d'entre les vivants et
d'entre les morts ».
Toute la construction puisait sa
force élémentaire dans celle des œuvres qui agissent parce
que les idées qu'elle recelait, tout le monde les avait eues et personne
ne les ignorait, mais par suite d'une incroyable inhibition, personne ne les
avait exprimées, voire n’avait simplement remarqué qu'il était
possible de les exprimer, de crainte que les autres ne les comprissent pas.
La police bien sûr
n’approfondit pas vraiment la valeur littéraire du manifeste. Il
parut évident qu'on était en présence d'une secte
d'anarchistes : durant quinze jours le manifeste apparut chaque jour sur
la porte, aucune surveillance ne s'avéra efficace. C'est un ouvrier qui
le premier l'avait affiché en brisant le cordon de police, assommant
même un ou deux gardiens ; l'ouvrier fut arrêté mais
dès la nuit il décéda en prison et le lendemain apparut
une vieille femme qui fut arrêtée à son tour. Au demeurant
la Telmamanie se répandit parmi les forces de l'ordre. Il y eut un cas
où le militaire de faction afficha lui-même le manifeste. La
majorité des membres du personnel de surveillance dut être
internée en clinique psychiatrique ou en asile d'aliénés
en raison des inepties qu'ils racontaient : l'un aurait vu une corneille
se poser sur la porte tenant le manifeste dans son bec, il aurait tiré,
la corneille serait tombée mais quelques instants plus tard une autre
aurait pris sa place.
Les choses en étaient
là lorsque, le trois novembre, eut lieu le mémorable triple
attentat. Un des hommes d'État bannis par le manifeste fut
assassiné par un ouvrier, deux autres par un même soldat. Tous les
deux prétendaient être Titus Telma ; l'un fut
exécuté, l'autre s'enfuit.
L'ambiance alors était
déjà telle qu’il fallut user de menaces de mort pour
contraindre des mercenaires ou tout autre de participer à
l’application du moindre décret gouvernemental relatif d’une
façon ou d’une autre à l’affaire Telma.