Frigyes
Karinthy : Légende de
l’âme aux mille visages
-
IV -
- Il
désire parler à Monsieur le Président, annonça le
secrétaire.
Le directeur du Cabinet ne
comprenait toujours pas.
- Il veut parler au
Président des États-Unis ? Qu'est-ce qu'il croit ? Il a
rendez-vous ? Avons-nous été avertis ?
Le secrétaire haussa les
épaules. On voyait qu'il souffrait.
- Alors ? C'est
quoi ? Qui c'est ? – s'impatienta le chef.
Le secrétaire n'en pouvait
plus.
- Que le diable l'emporte,
si je ne savais pas que le ministre Simpson a été
assassiné il y a trois semaines, je dirais que c'est lui.
- Vous êtes devenu
fou.
- Allez le voir, Monsieur.
- Hum. J'y fais un saut.
L'homme qui voulait parler au
Président des États-Unis était assis sur un canapé
en cuir du hall. Le directeur du Cabinet se frotta les yeux et peina pour les
tenir ouverts : le diable me joue des tours, c'est Simpson ! Au
premier instant sa raison vacilla, l'instant suivant il se dit : âne
que tu es, peut-être qu'il n'a pas été assassiné, tu
l'as seulement rêvé. Au troisième instant il sourit
obligeamment.
- Monsieur le
Président est-il déjà au courant que votre Excellence se
trouve ici à
- Je crois qu'il le sait,
sourit calmement Simpson.
- J'ai immédiatement
reconnu votre Excellence.
Tout alla très vite, le
temps de joindre le Président au téléphone, et
déjà un secrétaire introduisait le visiteur au cabinet de
travail présidentiel.
Le Président des
États-Unis mit ses lunettes, les ôta, puis les remit. Il dit
simplement : "Damned !" puis il rougit. Puis il rejeta la
tête en arrière.
- Eh bien, vous êtes
un sacré farceur, Simpson ! Very strange jokes indeed !
L'histoire a déjà produit que, pour des raisons de haute
politique, on a tu la mort de Soliman en montrant au peuple un mannequin de
cire. Mais répandre la nouvelle du décès de quelqu'un qui
est bien vivant… Il devait y avoir une bonne raison. Parlez, Simpson.
L'étranger sourit.
- Je ne suis pas Simpson.
Simpson est mort, dit-il doucement. C'est Titus Telma qui vous parle, Monsieur
le Président.
Le Président tritura sa
cravate. Puis il recula jusqu'à son bureau pour y chercher quelque
chose, ses lunettes brillaient louchement vers l'étranger.
- Asseyez-vous, Monsieur le
Président. Ne craignez rien.
Il fit un geste méprisant
en voyant les doigts tremblants du vieil homme tâtonnant à la
recherche du bouton de sonnette.
- Laissez, n'appelez
personne. À quoi bon multiplier les bagarres. J'en ai eu ma part depuis six
mois, croyez-moi. Je vais vous montrer quelques tours de ma façon, vous
vous en contenterez, j'espère, après cela nous pourrons parler.
- Simpson… Est-ce
vraiment vous… Ou bien… Je ne comprends pas…
- Monsieur le
Président, je vous en prie, asseyez-vous. Vous allez tout comprendre.
Trouvez un bout de papier sur votre bureau, vous allez noter ce que je vais
vous dire. Mais je vous prie de laisser cette sonnette tranquille (là,
les yeux de Simpson lancèrent des éclairs et sa voix se remplit
de colère), sinon je me fâche. Rappelez-vous Telma et ses
actes ! Rappelez-vous Simpson dont vous voyez le visage devant vous !
Le Président chercha sa
respiration, il voulut crier.
- Allons, ne soyez pas sot.
Ne comprenez-vous pas qu'il est impossible de me tuer ? Simpson, lui, a pu
être assassiné (il arrache sa chemise et désigne un trou
profond dans sa poitrine), c'est moi, Titus Telma, qui ai fait ça. Alors
choisissez vite, je n'ai pas le temps, êtes-vous prêt à m'écouter
ou préférez-vous manger les pissenlits par la racine comme les
autres ? Il est absurde que, pour qu'on croie que je peux tuer n'importe
qui, je doive tuer tout le monde.
Le Président s'assit.
Titus Telma poursuivit, un peu plus calme.
- Bon, attendez, je vais
vous montrer quelques trucs pour vous rasséréner. Vous êtes
tous des enfants, vous aimez les tours de magie.
Il se leva, se dirigea vers le
mur où le corps empaillé d'un albatros aux ailes
déployées trônait sur son socle. Titus Telma le toucha du
bout des doigts, une flamme mauve jaillit, l'albatros se secoua et se mit
à battre des ailes.
Quelques minutes plus tard, quand
le Président reprit ses esprits, Titus Telma lui dit :
- C'est incroyable, les
penseurs les plus éminents ne voient pas plus loin que le bout de leur
nez. Ils voient la même manifestation sur des corps différents
mais il ne leur viendrait pas à l'esprit de chercher une cause commune.
Cela fait six mois que les polémiques sur Telma me tintent aux oreilles
et j'attends que quelqu'un approche enfin la réalité. Non, ils en
sont encore à l'hystérie collective. Les contemporains de
Galilée, Newton, Volta étaient plus intelligents que les miens,
Monsieur le Président. Vous me fixez bêtement, bouche bée
et cherchez votre respiration, Monsieur le Président, c'est le seul
effet que mon exploit a pu susciter en vous. Il n'y a donc personne qui,
plutôt que béer de stupéfaction, pose son front sur sa main
pour réfléchir sérieusement quelques minutes ?
- Moi… Je
réfléchis…, dit le Président et en geste
d'impuissance il montra les paumes de ses mains.
- Mais non, vous ne
réfléchissez pas. Vous piochez désespérément
parmi les pensées qui ont servi à votre éducation, que
vous avez reçues toutes faites, mais naturellement vous n'en trouvez
aucune qui convienne. Pour bâtir sa vision du monde il faut commencer au
début, chacun doit recommencer au début s'il veut comprendre le
monde. Croyez-vous que c'est par bêtise ou par manque de culture que
Descartes a monté son système en doutant de sa propre
existence ? Ou parce qu'ils n'avaient pas lu assez de philosophie que des
auteurs ne doutaient pas qu'ils eussent réussi à résoudre
le mystère de l'existence ? Si Volta avait été un
homme aussi cultivé et intelligent que les magnifiques piliers de votre
science matérialiste, à la vue des contractions des cuisses de la
grenouille, une trentaine d'ouvrages épais des différents savants
physiologistes lui seraient venus à l'esprit, il aurait peut-être
fini par trouver que les cuisses de la grenouille ont une âme à
elles, et aujourd'hui encore la science qualifierait les foudres de l'orage, de
feu du Ciel. Grâce à Dieu il était passablement naïf
et suffisamment doué pour recourir à sa propre tête et
méditer sur les tenants et aboutissants de la chose qui ne se comprennent
pas uniquement selon les règles du saut de cheval sur
l’échiquier.
- Vous commenciez à
vous douter que ce n'est quand même pas un éléphant qui
tient le globe sur son dos ; mais vous jongliez aussi facilement qu'avant
avec les mots "extraterrestre", "transcendant" ou
"métaphysique". Combien de millions de fois les mots
"âme" ou "force vitale" ont été
prononcés jusqu'à ce qu'arrive Titus Telma et qu'il se plante un
jour devant ces mots, à la manière de Newton qui, à seize
ans, s'est mis à s'étonner qu'une pomme lâchée en
l'air se mette en mouvement sans hésiter dans une certaine direction.
Durant six mille ans ça n'avait étonné personne,
simplement parce que quelqu'un avait inventé le verbe
"tomber", et durant six mille ans, rassuré et réjoui de
ne plus être obligé de réfléchir, chacun
acquiesçait avec satisfaction : "mais bien sûr, elles
tombent".
- Vous avez parlé des
propriétés de l'âme, de l'affection, de l'attirance, vous
avez même parlé de l'immortalité car l'odeur de cadavre
vous a tout de même irrité le nez, et la chair pourrie
était phosphorescente. Vous avez péniblement pigé qu'il y
a là quelque chose qui ne tourne pas rond et qui rappelle quelque chose.
Vous vous êtes cassé la tête pendant quelques milliers
d'années avant de pondre enfin le terme "énergie
vitale", ce qui vous a permis une fois de plus de vous apaiser comme
après un travail bien fait. C'est après que vous avez
commencé à chercher quelque chose comme un professeur distrait
qui ne trouve pas ses lunettes parce qu'il les porte sur le nez. Où
est-ce ? Mais où est-ce donc ? Un point est sûr, ce doit
être quelque part. On l'a bien vu passer par là, il court, il
court le furet, le furet du bois, Mesdames – c'est ainsi que vous jouiez
sur l'échine dorsale du cadavre disséqué – bien sûr
qu'il a couru par-là, il a même laissé des traces : la
chaleur, la lumière que vous aviez par ailleurs l'honneur de
connaître. Mais tout cela n'avait pas de valeur parce que vous n'avez
utilisé que vos yeux et vos oreilles, sans comprendre qu'après
avoir vu et entendu il faut fermer les yeux et les oreilles pour
connaître la vérité : en effet, la
vérité se trouve au dedans. Même l'aveugle voit que la
foudre enflamme le toit de la maison exactement comme elle allume des fagots,
néanmoins il continue d'assimiler l'éclair au divin, il faut
attendre Volta pour le faire méditer sur des symptômes similaires.
- Et il a fallu un nouveau
Volta qui cherche la force vitale, l'âme, là où elles sont
accessibles : dans son for intérieur. Cette force, je ne la vois
dans le monde extérieur que décomposée en d'autres forces
comme l'homme sauvage voit la force de la foudre décomposée en
lumière et chaleur, en gestes et effets dynamiques. La question est donc
de savoir s'il y a un moyen de saisir cette force sous sa forme non
décomposée. Parce que, si oui, je peux lui trouver un milieu, je peux travailler avec elle, en
faire des expériences, la juguler et l'utiliser pour faire tourner des
machines, je peux la transmettre, l'empêcher de se
désintégrer et de se décomposer en d'autres forces, celles
que nous appelons la mort.
- Tout ce qui est possible existe bel et bien dans la nature,
parfois sous des formes pâles, nébuleuses, primitives, mais
existe. Il suffit de reconnaître l'importance des signes. Dans les
conditions normales, au moment de la mort, l'âme, la force vitale, se
désagrège ; mais on a déjà vu des cas
exceptionnels où cette force est restée un temps entière,
même après la mort. Ce sont ces cas qui intéressaient le
spiritisme, mais en expliquant bien sûr les manifestations dans un
système carrément erroné. Il tissait des légendes
farfelues, puériles, autour des phénomènes
indéniables. Parce que la matérialisation s'est effectivement produite un certain nombre
de fois, Monsieur le Président, y compris devant moi. Ce qu'ils ont vu a
malheureusement fait perdre la raison aux spiritistes, ils ont hardiment
poussé la spéculation plus loin, confondant tout, empirisme,
intuition, science et croyance, à l'instar des alchimistes autrefois.
- Mais la confuse et stupide
alchimie a généré la chimie… Et le spiritisme devait
être suivi de la nouvelle science. Tout ce que la nature produit ici sur
la Terre, elle en a les moyens ici sur la Terre, et l'homme doit pouvoir
retrouver ces moyens, ces outils, pour les faire travailler,
délibérément et en toute connaissance de cause, pour faire
exécuter ce que la nature sait produire. Il n'est pas permis d'en
douter. Il n'y avait qu'un seul problème, c'est qu'en fouillant dans la
série infinie des possibles, on aurait peut-être été
amené à poursuivre les expériences durant des milliers
d'années avant de mettre la main sur le moyen adéquat.
- De ce point de vue, je le
reconnais volontiers, moi-même je n'ai été autre qu'un
alchimiste chanceux, un Berthold Schwarz[1]
qui cherchait de l'or et a trouvé la poudre à canon. J'avoue que
la théorie de la conservation de l'âme n'a suivi que plus
tard : cela se passe souvent ainsi quand une découverte fortuite
précède la science. Sans cela nous nous serions peut-être
croisés mille ans plus tard, Monsieur le Président.
- Je ne parle pas à
cet instant de la découverte. Une seule chose m'intéresse et me
préoccupe maintenant, c'est compréhensible, n'est-ce pas :
la conséquence de ma découverte et sa courageuse application en
ce qui me concerne. Le fait que je vis, que c'est moi, Titus Telma,
actuellement dans le corps du ministre Simpson assassiné, hier dans
celui d'un ouvrier, avant-hier dans le cerveau d'un soldat victime du carnage,
demain je revêtirai peut-être la carcasse d'une cavale qui a rendu
l'âme – mais partout, en pierre ou en bois, c'est moi, toujours
moi. Titus Telma, l'âme inextirpable, dont le toucher fait bouger la
pierre et ressusciter les morts.
- Monsieur le
Président ! Je ne connais pas encore moi-même toute
l'importance de ma découverte, je n'ai pas pu tester ma force sous tous
ses aspects et la confronter à toutes les forces extérieures.
Cela demandera beaucoup de temps. Mais une chose est déjà
certaine, j'ai eu maintes occasions en six mois de la prouver à
moi-même comme à autrui : il n'y a pas sur cette terre homme
ou animal qui pourrait me détruire, me tuer. Et vous, connaisseur du
droit humain, vous savez fort bien ce que cela signifie : cela signifie
que moi, je peux tuer et détruire impunément qui je veux.
J'espère que cela vous suffit comme preuve, pensez à Simpson et
aux autres. Titus Telma, vous l'avez vu de vos yeux et entendu de vos oreilles,
n'est ni une folie collective ni une maladie. Titus Telma est le seul homme qui
peut changer de corps aussi souvent que d'autres de chemise ; le fait
d'être tué ne lui fait pas plus d'effet qu'à vous de vous
faire arracher votre chemise. Ceci étant dit, après autant de
preuves tangibles, je vous pose la question, Monsieur le Président :
me croyez-vous ou non ? Comprenez-vous ce que j'ai dit ou non ? Si
oui, êtes-vous prêt à négocier avec moi ?