Frigyes Karinthy : Légende de l’âme aux mille visages

 

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La cessation des livraisons d'armes n'a pas pris le monde au dépourvu. L'Amérique avançait des arguments diplomatiques et se retranchait derrière des contrats commerciaux. Officiellement la question Telma n'était pas invoquée, aucune déclaration ni contrat ne citaient le nom de Telma. Les fidèles, dont le nombre était désormais significatif ne portaient pas eux-mêmes le nom de Telma, ils se contentaient de la loi entérinée au Parlement qui, invoquant la tolérance, garantissait l'épanouissement de la nouvelle secte, la protégeait des poursuites et lui permettait de professer son enseignement en toute liberté.

C'était un de ces processus de fermentation lente et indécelable de près qui caractérise les événements qui transforment radicalement le monde et qui est toujours en cours. Apparemment le monde semblait n'avoir changé en rien : les états, les contrats sociaux restèrent en place ; tout se déroula comme si les événements se succédaient régulièrement, selon les lois en vigueur. Le deus ex machina de la tragédie du monde, Titus Telma, était présenté par des metteurs en scène habiles et rusés comme s'il était un des acteurs normaux, lui-même entre les mains du destin ; et si Titus Telma existait réellement, on peut supposer qu'il ne désapprouvait pas cet arrangement puisqu'il aurait eu tout loisir d'élever des protestations.

Dans ces circonstances la conférence d'Anvers se déroula normalement et sans encombre, sa nécessité ayant été abondamment commentée par les diplomates dévolus à cet effet. Le nouveau nom, celui du comte Müller, dès avant la conférence les oreilles avaient été soigneusement préparées à s'y habituer, se faufila habilement entre les autres noms, sans que les procès-verbaux révélassent que dans toutes les questions les décisions avaient été prises par l'homme portant officiellement ce nom.

Quant à la convention qui suivit l'accord de paix de la Haye, il n'était évidemment plus possible de faire comme si les grandes puissances s'y fussent préparées depuis longtemps et comme si cet événement majeur, signé naguère d'une volonté commune par les états civilisés, eût été précédé d'une totale unanimité. Quelques têtes de potentats durent tomber, quelques régimes politiques durent s'écrouler. Or l'écroulement des organisations et des institutions, si haut bâties durant des milliers d'années par la contrainte comme par le pouvoir, ne put pas se produire sans craquement et tremblements des murs, sans que s'élève un immense nuage de poussière.

Mais il s'avéra que le monde se connaissait mal quand il ne pouvait imaginer son corps sans ces attributs, et il s'avéra que l'homme n'avait pas besoin d'épée, il considérait pourtant l'épée comme son troisième bras.

Une fois passés les trois mois convenus, les bateaux et les trains démarrèrent donc depuis les centres des pays, de derrière les sombres montagnes, le long de l'étroit bassin des rivières ; ils s’ébranlèrent vers les mers libres et ils déposèrent leur chargement sur le littoral. Des montagnes de munitions s’accumulèrent et ces montagnes furent vidées jusqu’au fond de la mer par des fossés. Des ponts et des quais conduisirent jusqu’au large, les wagons qui arrivaient avancèrent sur les quais et vidèrent leurs bennes directement dans l’eau. Les usines suspendirent leur production pour deux mois afin de mieux transformer les matières ; les ponts de fer grondaient sans discontinuer pendant qu’on transportait les canons, les mortiers, les divers armements vers l’atelier pour les démonter et les fondre. Les milliards de projectiles explosifs furent transportés ainsi par des trains durant des semaines, déposés par lots sur les points désignés – et six mois suffirent pour creuser à l’explosif le plus grand canal du monde, l’International.

 

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