Frigyes
Karinthy : Légende de
l’âme aux mille visages
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Vi -
La cessation des livraisons
d'armes n'a pas pris le monde au dépourvu. L'Amérique
avançait des arguments diplomatiques et se retranchait derrière
des contrats commerciaux. Officiellement
C'était un de ces
processus de fermentation lente et indécelable de près qui
caractérise les événements qui transforment radicalement
le monde et qui est toujours en cours. Apparemment le monde semblait n'avoir
changé en rien : les états, les contrats sociaux
restèrent en place ; tout se déroula comme si les
événements se succédaient régulièrement,
selon les lois en vigueur. Le deus ex machina de la tragédie du monde,
Titus Telma, était présenté par des metteurs en scène
habiles et rusés comme s'il était un des acteurs normaux,
lui-même entre les mains du destin ; et si Titus Telma existait
réellement, on peut supposer qu'il ne désapprouvait pas cet
arrangement puisqu'il aurait eu tout loisir d'élever des protestations.
Dans ces circonstances la
conférence d'Anvers se déroula normalement et sans encombre, sa
nécessité ayant été abondamment commentée
par les diplomates dévolus à cet effet. Le nouveau nom, celui du
comte Müller, dès avant la conférence les oreilles avaient été
soigneusement préparées à s'y habituer, se faufila
habilement entre les autres noms, sans que les procès-verbaux
révélassent que dans toutes les questions les décisions
avaient été prises par l'homme portant officiellement ce nom.
Quant à la convention qui
suivit l'accord de paix de la Haye, il n'était évidemment plus
possible de faire comme si les grandes puissances s'y fussent
préparées depuis longtemps et comme si cet
événement majeur, signé naguère d'une
volonté commune par les états civilisés, eût été
précédé d'une totale unanimité. Quelques
têtes de potentats durent tomber, quelques régimes politiques
durent s'écrouler. Or l'écroulement des organisations et des
institutions, si haut bâties durant des milliers d'années par la
contrainte comme par le pouvoir, ne put pas se produire sans craquement et
tremblements des murs, sans que s'élève un immense nuage de
poussière.
Mais il s'avéra que le
monde se connaissait mal quand il ne pouvait imaginer son corps sans ces
attributs, et il s'avéra que l'homme n'avait pas besoin
d'épée, il considérait pourtant l'épée comme
son troisième bras.
Une fois passés les trois
mois convenus, les bateaux et les trains démarrèrent donc depuis
les centres des pays, de derrière les sombres montagnes, le long de
l'étroit bassin des rivières ; ils s’ébranlèrent
vers les mers libres et ils déposèrent leur chargement sur le
littoral. Des montagnes de munitions s’accumulèrent et ces
montagnes furent vidées jusqu’au fond de la mer par des
fossés. Des ponts et des quais conduisirent jusqu’au large, les
wagons qui arrivaient avancèrent sur les quais et vidèrent leurs
bennes directement dans l’eau. Les usines suspendirent leur production
pour deux mois afin de mieux transformer les matières ; les ponts
de fer grondaient sans discontinuer pendant qu’on transportait les canons,
les mortiers, les divers armements vers l’atelier pour les
démonter et les fondre. Les milliards de projectiles explosifs furent
transportés ainsi par des trains durant des semaines,
déposés par lots sur les points désignés – et
six mois suffirent pour creuser à l’explosif le plus grand canal
du monde, l’International.