Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

 

afficher le texte en hongrois

robinson DuCruchon

———

(Adaptation libre d'après Defoe)

 

Chapitre I.

 

(Dans lequel on relate la naissance et l'enfance du jeune Ducruchon

 et sa conversation avec son père.)

Je suis né dans une maison au n° 34 de la rue du Négrillon-Faubourien, au premier étage, derrière la porte n° 119, à proximité immédiate de la gaine d'éclairage.

Mon père était un marchand de bonne réputation dans le même immeuble sur la façade donnant sur la rue, il faisait commerce permanent et bien achalandé de fromages et autres produits laitiers. Il était en relations d'affaires avec presque tous les numéros de portes et gaines d'éclairage respectables de l'immeuble, même avec la famille Goldberger alors respectée : il y livrait chaque jour deux litres et demi de lait pasteurisé sous le 32, le demi-litre à part, pourtant ils avaient une bonne.

Mon père s'appelait Robin S. N. Ducruchon. C'est pour cela que dans ma tendre enfance, dans l'accourse du deuxième étage, le concierge me giflait sous l'épithète de "der, der verfluchte, ist der Robin's Sohn[1]" ; c'est de là que je me suis donné par la suite le nom de Robinson.

C'est peut-être notre commerce de crémerie qui a véritablement décidé de mon sort : c'est ici que j'ai appris à connaître et à aimer mon élément principal, l'eau, qui par la suite acquit une importance décisive dans le déroulement de ma vie. En effet, assis au pied des bidons de lait, je voyais quantité d'eaux devant moi : des océans et des mers flottaient dans le brouillard de mes yeux. Un authentique sang de marin circulait dans mes veines. Je haïssais, méprisais les minables petites eaux douces.

- Alors Maurice, mon gaillard, m’a dit mon père en espagnol, il paraît que tu n'aimes pas te laver ?

Alors j’ai éclaté en sanglots et je lui ai tout avoué : à quel point j'avais horreur de cette misérable eau douce et que tous mes désirs m'attiraient vers l'onde amère du grand large.

- Je t'en foutrai moi des ondes amères, dit mon vieux père à la tête chenue en langue portugaise. Fous le camp, disparais !

Puis il m'expliqua que quelques années auparavant mon frère avait aspiré avec la même obstination que moi à l'onde amère jusqu'à ce qu'il aille en avaler ailleurs, loin de la maison paternelle. Il s'était fait mousse sur un bateau, mais le sort contraire lui avait fait traverser le Danube et l’avait rejeté à Buda, aux bains Lukács où il traîne actuellement la vie d'esclave d'un arracheur de cors aux pieds.

Le sort de mon malheureux frère émut mon père aux larmes : c'est en sanglotant qu'il m'administra trois coups de pied au cul et me supplia de prendre le droit chemin.

Je lui en fis la promesse et durant quelques jours je m'efforçai d'étouffer en moi les mauvaises concupiscences. Mais nul ne peut forcer la nature. De même pour moi : une occasion suffisait pour qu'elles ressurgissent en moi avec une vigueur redoublée et cette occasion ne se fit pas attendre.

 

Chapitre II.

 

(Dans lequel est raconté comment le jeune Ducruchon quitta la maison paternelle et comment il fit la connaissance d'un capitaine de bateau à hélice,

ainsi que l'histoire d'un naufrage.)

 

Un jour Brechmittl descendit de l'étage et s'adressa à moi en ces termes :

- Toi, gars, viens stuler.

("Stuler" signifie en portugais ancien : faire les cent pas, marcher, cavalcader, déambuler. Grand dictionnaire de Ballagi.)

On poussa notre promenade jusqu'à la rue Dob. Le jeune Brechmittl me dit alors qu'il voulait aller au bord du Danube et qu'il connaissait la route directe. Un très vieux rêve ressurgit en moi que Brechmittl  ne faisait qu'attiser en me tiraillant les tifs et les oreilles. C'était plus fort que moi, impossible de résister d'une part au désir d'apercevoir enfin le grand large, objet de mes rêves, et d'autre part à la force de la poigne de Brechmittl dont il usait pour me tirer les cheveux par-devant.

("Poigne" signifie en portugais ancien : poignet, poignant, poignarder, poinçonner, cognassier, connasse du quartier, cornichon au vinaigre, cucul la praline. Au sens figuré : turbine à vapeur, gourougourou corrompu, saute-mouton. Grand dictionnaire Ballagi.)

Je décidai de quitter la maison parentale. Je sautai le pas, je me jetai dans le monde avec la tête folle de ma jeunesse. Oh, que de fois je l'ai regretté par la suite, chacun voit midi à sa porte, ventre affamé n'a pas d'oreille, honore ta vie pour avoir un long père et une longue mère sur cette terre.

Après bien des déambulations nous arrivâmes enfin au bord du Danube et je pus découvrir les écumes de l'eau infinie que je trouvai plus écumeuses qu'infinies. Grande agitation en bas, au port fluvial : l'élégante frégate à hélice de sept tonnes se balançait déjà sur ses chaînes.

- Montons à bord, me dit Brechmittl, pour le moment ce n'est pas payant, et nous nous sauverons vite avant qu'elle n'appareille.

Et le perfide faux ami avec ses tapes dans le dos m'entraîna à bord de la frégate. Ébahi, j'observai les objets, et dans ce grand ébahissement je ne remarquai pas que Brechmittl n'était plus près de moi. Un vif vent du nord soufflait. En me retournant j'aperçus tout à coup, fixé par un filin à la cheminée, une voile carrée bien tendue, que le vent gonflait.

- On a hissé les voiles ! - m'écriai-je, épouvanté. - Je suis resté à bord !

Un grand échalas se trouvait près de moi. Je reconnus immédiatement le capitaine. Il me regardait avec étonnement.

- Les voiles ? - demanda-t-il. – Si vous parlez de ce mouchoir que l'on a mis à sécher…

- Monsieur le capitaine ! – l'interrompis-je. – Ne voyez-vous pas que le vent gonfle nos voiles ?

- Ah oui, je vois, bien sûr, dit-il avec une certaine incertitude. Je sais quand même ce qu'est un bateau ! Monsieur pense-t-il vraiment que c'est une voile ?

- Naturellement.

- Alors ça va, cria-t-il en bombant le torse. C'est ce que j'ai toujours dit, mais personne ne voulait me croire. Topez là, mon jeune ami. Un vieux loup de mer salue son jeune émule. Vous, vous me comprenez. Enfilons-nous une clope et reste ici, jeune phoque, tu sais quoi ? Tu ne devras même pas payer les cinq thunes. Holà, holà, hissez les voiles, vers le large, vers le large !

Et, me prenant dans ses bras, il se mit à danser de joie. Pendant ce temps on entendit un fort sifflement et le navire s'ébranla.

Le capitaine fit apporter du rhum, s'installa confortablement à bord et me raconta ses aventures d'autrefois, des naufrages, des tempêtes, des bâtiments ; j'écoutais ces histoires en frissonnant.

C'est ainsi que nous naviguâmes longtemps le long des côtes, avant d'oser prendre le large. Mais le capitaine avait un peu trop caressé sa bouteille de rhum et le soir, en nous séparant, pendant qu'il descendait l'escalier, une énorme secousse ébranla le bâtiment et m'arracha de ma cabine. Je courus et je trouvai le capitaine étalé de tout son long.

- Que se passe-t-il ? – criai-je.

- Je me suis cogné la tête, gémit-il, j'ai ouvert une voie d'eau dans ma sale caboche.

- Une voie d'eau ? – criai-je, épouvanté. – Mais alors on va couler !

- Vous croyez ? – demanda-t-il.

- Capitaine, vous ne savez pas qu'un bateau qui a une voie d'eau va couler ?

- Même si c'est dans la tête du capitaine ?

- Le capitaine et le navire ne font qu'un.

Il réfléchit.

- Que faire ? - demanda-t-il.

- Nous devons immédiatement plonger dans l'eau pour essayer de sauver nos vies à la nage.

- Plonger ?

- Oui. D'abord vous, capitaine, puis moi.

- Non ! – cria le capitaine d'une voix sonore d'une grande pureté. – Vous me connaissez mal. Un capitaine ne quitte son navire qu'en dernier, même s'il doit périr ! Plongez si vous voulez. Courage, courage !

Et il me poussa. Que pouvais-je faire d'autre, je plongeai dans les flots mugissants, que je trouvai plutôt mouillés que mugissants.

 

Chapitre III.

 

(Dans lequel le jeune Ducruchon se trouve dans l'eau, mais après moult réflexions il en sort et s'en tire à bon compte.)

 

C'était épouvantable. Je fus immédiatement conscient de ce que j'étais arrivé à un tournant crucial de mon existence. Il m'arrivait quelque chose de totalement inattendu, jamais ressenti : tout mon corps au sens propre devenait humide. Ce liquide bizarre, ici très abondant, que je n'avais vu jusque-là que dans les bidons de lait de ma mère, remplissait toutes mes poches, me touchait partout, quels que fussent mes efforts pour le chasser. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, les eaux mugissaient autour de moi et les vagues moutonnaient à la hauteur d'un clocher, surtout si l'on considère qu'un clocher ne sait pas du tout moutonner.

Dans mon désespoir je me mis à réfléchir et il me revint que d'après Defoe c'est la natation qui permet de sauver sa vie en un tel cas. Comment on fait pour nager, ça, je le savais. Un jour, dans la boutique de mon père j'avais vu un cafard s'exercer dans un des bidons de lait : il faisait gigoter ses pattes et en même temps il sentait mauvais. Je n'hésitai plus, j'entrepris vite de gigoter, le reste ne me posa pas de problème.

Mais dès le premier geste je fus pris d'une panique effroyable. Il s'avéra qu'il m'était impossible d'allonger les jambes sans les cogner dans quelque chose de dur qui était boueux. J'essayai d'allonger les bras, mais ils s'y cognaient aussi. La seconde suivante mon ventre s'y cognait également.

Ce fut un instant horrible. L'idée éclaira mon esprit que si je me cogne constamment les jambes et les bras et même le ventre contre le fond, je ne pourrai pas nager, et si je ne peux pas nager, je périrai immanquablement. C'en était fini de moi.

J'adressai une fervente prière au Seigneur des cieux qui m'entendit. Après une brève demi-heure de gigotements je vis sur l'eau un objet sombre qui flottait vers moi : une sorte de planche ; j'attendis anxieusement de savoir si elle était assez plate pour que je monte dessus. Le ciel entendit ma supplique : c'était les Œuvres complètes de Sándor Hangay[2] réunies en un unique tome, prix 2 couronnes.

 

Chapitre IV.

 

(Dans lequel le naufragé Ducruchon est rejeté sur un rivage et il se convainc qu'il se trouve sur une île déserte.)

 

Les contours d'une masse énorme me jetaient de loin un sombre regard figé : je la pris pour une sorte d'amas rocheux. Je l'atteignis bientôt et mes doigts s'accrochèrent à des brins d'herbe réguliers, une espèce de gazon. Je grimpai hors de l'eau et m'allongeai sur la rive. Je m'endormis, et je passai la nuit dans cette position.

Le lendemain matin je fus réveillé par le soleil levant, je sautai sur pieds et jetai mon premier regard sur les flots en scrutant la frégate à hélice. Oui, elle était toujours là : elle flottait à l'horizon à une distance infinie, inatteignable, quasiment à Buda, sur la rive opposée. J'aperçus le capitaine à son bord en train d'extraire un comédon au-dessus de son œil gauche, sous la pression de deux ongles, il arracha un poil de sa barbe avec ses molaires. Il me faisait des signes chagrinés et il me demanda en chuchotant si par hasard je n'avais pas emporté une bouteille de rhum.

Je fis tristement demi-tour et partis à la découverte de la région. Dès les premiers pas je compris que j'avais débarqué dans un paysage probablement africain encombré d’une végétation tropicale exubérante. De toutes parts j’étais accueilli par d'étonnantes fleurs exotiques, des palmiers géants, de denses forêts de fougères arborescentes. Le plus étrange était qu'on ne pouvait pas cueillir ces fleurs : elles étaient tenaces et élastiques comme si elles étaient en coton sur des tiges en caoutchouc. Après avoir touché l'une d'elle ma main se trouva trempée de teinture.

La végétation qui m'entourait apparut de plus en plus merveilleuse et multicolore. Une heure de marche suffit pour me convaincre que je me trouvais sur une île, une île ronde, étrange, inhabitée ; en son milieu s'élevait un plateau rond, recouvert d'une forêt dense et d'une végétation tropicale. Au début je n'aperçus pas d'animaux. Toute la longueur du littoral de l'île était protégée par une digue en remblai ; dans le corps de ce remblai je découvris des grottes tapissées de mousse.

Je me tourmentai pour deviner sur quelle portion du globe mon sort m'avait jeté. Mon seul souvenir de géographie m'aurait suggéré les îles Kalahari, mais dans ma mémoire il y avait des pingouins. Malheureusement je n'avais pas la moindre idée de quoi un pingouin pouvait avoir l'air. Or une féroce bête brune à tête pointue surgit d'une grotte et se jeta sur moi dans un élan horrible, elle me mordit au cou, je poussai un cri. Je reconnus immédiatement l'animal nommé Pulex[3] Budapestensis ; j'eus tout juste le temps de la frapper à la tête avec le tome de Hangay que je tenais toujours à la main : la Pulex tomba à terre, le crâne fracassé.

Et alors, dans un tournant, je me trouvai soudain devant une gigantesque boule lumineuse qui paraissait sortir du flanc pentu d'une colline. En face d'elle, sur l'autre versant vallonné se dressait un énorme dard pointu d'une dizaine de mètres.

À ce moment-là je compris tout et mon cœur fut inondé de la torpeur du désespoir. Oui, je me trouvais bien sur une île, sur les vestiges d'un continent disparu, perdu ici depuis les temps antédiluviens que les flots n'avaient pas pu emporter. Une de celles que les savants nomment petasus feminæ, chapeau de femme.

 

Chapitre V.

 

(Dans lequel Robinson Ducruchon se prépare à une longue solitude et se construit une maison.)

 

Je m'assis sur une des moitiés de l'île et je recouvris l'autre de mon chapeau à moi. J'allongeai enfin mes jambes, elles heurtaient quelque chose. Je les posai dessus. Comme je suis un peu myope, je ne distinguais pas clairement l'extrémité de mes jambes, elles se perdaient dans le brouillard du lointain, dans la ligne d'horizon des eaux, par conséquent je ne pouvais absolument pas savoir sur quoi je les avais posées.

Je pensais en même temps à mon amer destin et j'essuyai deux grosses larmes dans mes narines pendant que mon âme simple d'enfant évoquait plaintivement les illusions heureuses du passé.·

- Ouille-iou-iouille - gémissais-je, en heuheutant les si adorés klaxonnages des automobiles budapestoises. - Pourquoi ai-je abandonné la maison de mes parents, les gifles éducatives de mon père clément à la tête chenue ? Me voici loin en terre étrangère, chacun est le forgeron de sa propre chance, ne lance pas de pierres au ciel, tu risques d'y tomber toi-même, les voyages forment la vieillesse.

- Pourquoi gémissez-vous si fort ? demanda une voix derrière moi.

- Comment ne pas gémir, répondis-je en colère, alors que je me trouve sur une île complètement déserte, tout seul, seul comme un nenfantsansmère, abandougné de tous. Et vous osez me dire de ne pas gémir.

- Alors, comment voulez-vous être un bon Robinson ? poursuivit la voix. – Vous voulez peut-être faire le Robinson à la fête de Madame Krepec ? Vous voulez être le Robinson du Cours de danse et d'étiquette de M. Buzalka, le dimanche soir ? Ou c'est après une première que vous voulez être Robinson aux vestiaires du théâtre ? Cela va de soi qu'un Robinson doit être tout seul. C'est pour ça qu'il est Robinson.

- Mais que dois-je faire ? demandais-je.

- Tout d'abord ne vous tourmentez plus. Je suis là pour ça. Je représente la "Société Anonyme d'Équipement des Robinson en Accessoires et en Cannibales". J'ai l'honneur de vous proposer les articles suivants.

Et alors la voix tendit son bras et déballa devant moi les uns après les autres les articles qu'elle désigna.

1.    Une panoplie complète de Robinson avec une garantie de 25 ans. Bonnet de fourrure écrue avec lambeaux de chair, veston de peau de chat excellemment mal taillé, boutons de ferraille rouillée, le tout cousu au fil de fer, indispensable pour un Robinson moderne.

2.    Une paire de mocassins élégants en écorce, avec des nœuds gros comme des patates, doublés de mousse. Veuillez apprécier la société : satisfait ou remboursé.

3.    Une boîte de sable sélectionné, trempé dans de la graisse de chien, pour la toilette. Authenticité prouvée par l'estampille "Yes".

4.    Une lampe de caverne réglable, imitation en argile séchée, ampoule électrique dissimulée, pendant le fonctionnement elle répand une odeur de suif authentique, en quantité désirable.

5.    Une araignée automatique, à placer dans un coin, sous la pression d'un bouton elle descend et mange dans la main dudit Robinson. Il convient de ne pas lui donner plus d'une mouche à la fois, sous peine de panne mécanique. La même chose avec fermeture libre, tous coloris, moins cher à la douzaine.

6.    Un détecteur de traces de pieds pourvu d'une échelle de mesure, permet de reconnaître sans tarder les traces du pied nu d'un cannibale. De même…

- Arrêtez ! l'interrompis-je en criant. – De quelles traces de pieds parlez-vous ?

- Que voulez-vous, Monsieur, me rétorqua-t-il, combien de temps voulez-vous séjourner ici ? Il faut bien qu'un Robinson trouve un jour les traces de pas de cannibales. Je recommande ces traces rouges, par douzaines ça ne coûte que…

- Arrêtez, répondis-je, je n'ai pas d'argent.

- Ne vous faites pas de souci, sourit affablement la voix en se frottant les mains, nous avons déjà envoyé la facture à monsieur votre père.

- Par Saint Jérôme ! Que vais-je devenir ?

- Vous ferez le Robinson ici jusqu'à ce qu'un cannibale arrive.

- Mais que ferai-je d'ici là ?

- C'est à moi que vous le demandez ? Vous penserez. L'homme pense dans ces circonstances.

- Je penserai à quoi ?

- J'aurais bien une idée à vous proposer, dit la voix qui rempocha la liste des prix, mit son chapeau et boutonna son pardessus, pensez pourquoi on a élu Pál Róka[4] membre de la société Petőfi. Je vous dis adieu, à la prochaine fois.

Et la voix disparut.

 

Chapitre VI.

 

(Dans lequel Robinson consacre son temps à d'utiles méditations et inversement.)

 

Lourd de chagrin, je revêtis l'uniforme de Robinson, le bonnet de fourrure n° 227 avec les lambeaux de chair, je mis l'araignée en marche et je m'assis pour méditer : pourquoi donc a-t-on élu Pál Róka membre de la Société Petőfi ?

Mais je ne parvins à aucun résultat. Les heures passèrent dans une triste monotonie, mais que faire ? Je n'en avais pas la moindre idée. Enfin, après trois jours de ces méditations je n'en pus plus, et sous la signature "Femme malheureuse" j'adressai à la rédaction de la "Gazette de Pest" les questions suivantes :

Très honorée Rédaction !

1.    Une amitié sincère peut-elle, oui ou non, exister entre un homme et une femme, et si oui, pourquoi pas ?

2.    Est-il vrai qu'une puce est trente fois aussi forte qu'un éléphant, et qui écrit sous le pseudonyme de Alba Nevis[5] ?

3.    Pourquoi Ferenc Claque n'écrit-il pas sous un pseudonyme ?

4.    Celui ou celle qui signe Alba Nevis, où habite-t-il (elle) ?

5.    Pourquoi serait-il indécent pour une jeune fille honnête qu'à Balatonfüred quelqu'un lui gratte la plante des pieds ?

6.    Pourquoi la queue du lapin est-elle courte ?

La réponse me parvint quelques jours plus tard.

À l'intention de Femme malheureuse, n° 218. 1. De nombreuses personnes se sont déjà tourmentées pour déterminer si une amitié sincère, authentique et noble était possible entre un homme et, disons, une femme. Permettez-nous de nous placer dans la position des dubitatifs et de soupirer avec István Szomaházy[6] : qui sait ? Nous ne pouvons que le conjecturer. Nous ne recommandons pas ce genre de choses à une femme honnête, en l'absence de son mari. 2. On vérifiera. Alba Nevis écrit lui-même sous ce pseudonyme. 3. Oui. 4. Pour le moment il ne le sait pas non plus. 5. Possible. 6. C'est le sage Cadi qui répondra à cette question dans "Problèmes quotidiens".

 

Chapitre VII.

 

(Dans lequel notre Robinson en tant que tel deviendra le centre de quelque intérêt.)

 

Un matin, je sortis de la grotte, je la repliai rapidement et la rangeai dans son étui. Le soleil chauffait fort, je partis faire une promenade sur la rive. Mais dès le premier tournant, tous de mes cheveux se pétrifièrent sur ma tête et une froide écume de terreur me recouvrit.

Sur le gazon en peluche était assis un sauvage d'un aspect terrifiant, il laissait pendouiller ses jambes dans l'eau tout en mangeant un directeur de coopérative. Le directeur était déjà à moitié dévoré, seule sa moitié haute, de la ceinture à la tête, sortait encore de la bouche du cannibale, mais par gestes colériques il lui expliquait que dès le mois d'avril il avait bien remis les actions en question et qu'on lui fichât la paix, sinon il intenterait un procès en diffamation. Le cannibale, lui, continua de le calomnier sans se gêner, il signala seulement d'un léger geste de la main qu'il n'était pas en mesure de répondre la bouche pleine.

 J'observai cette scène horrible, pétrifié, devenu bloc de pierre imperméable en fibrociment. À ce moment-là, le cannibale m'aperçut. Il ne fit plus qu'une bouchée du reste du directeur de coopérative et se dirigea vers moi. Terrorisé, je voulus courir, mais il courut plus vite que moi.

- Vendredi ? – criai-je, le souffle coupé.

- Oui, répondit-il, le treize du mois, pile onze heures. À midi on boucle le journal. D'ici là, je dois finir ce papier.

- Que voulez-vous de moi ?

- Rien. Une interview rondelette. Ça ne va pas s'arrondir tout seul. Ne crains rien, mecton. C'est moi qui questionne et c'est toi qui ne réponds pas.

Il sortit un bout de papier et nota les questions en ordre comme suit :

1.      Depuis quand votre seigneurie séjourne-t-elle sur cette île déserte ?

2.      Menez-vous cette vie de façon désintéressée ou représentez-vous un lobby quelconque qui vous soutiendrait avec un bon forfait ?

3.      Connaissez-vous Szterényi[7] ?

4.      Comment trouvez-vous l'état de ces lieux et voudriez-vous accepter le portefeuille de ministre de la culture sur une base libérale ?

5.      Par votre retraite vouliez-vous élever la voix pour le droit de vote secret, signalant par-là que vous désirez rester en dehors de tout parti ?

            Le lendemain, dans "Le Jour" parut l'article suivant.

 

Scandale ! Scandale ! Scandale !

Robinson sur Danube

Mais seulement Ducruchon ! Il s'appelait Robinski.

La main de Szterényi est là-dessous.

Tous au radeau !

 

C'est une putain de saleté ce qui se passe ici chez nous, que dis-je, se traîne. Nous attirons l'attention du gouvernement sur cette répugnante  négligence inouïe : voilà des lustres qu'un vrai, authentique Robinson séjourne au sein de notre capitale. Or il se démène à son poste lourd de responsabilité sans aucune subvention, sans bénéficier du moindre soutien de la municipalité. Mais évidemment ça ne signifie rien pour ces messieurs que ce grand homme magnanime dans sa noble naïveté ait décidé de procurer quelque intérêt à notre minable petite capitale, pouvant potentiellement faire exploser le tourisme local. Pour des traverses on trouve l'argent. Pour soutenir des Robinson, on n'en trouve pas. D'ailleurs, qu'adviendra-t-il du chemin de fer de Bátaszék ?

 

L'article ne manqua pas de faire son effet. Il souleva un intérêt quasi général : les reporters flairèrent le scoop, je dus me soumettre à plusieurs interviews par jour ce qui, compte tenu de ma vie retirée, me fatigua passablement au début. Mais le résultat ne tarda pas.

En effet, la semaine suivante ma photo fut publiée dans "La revue universelle de Tolnai", suivie de l'article suivant :

 

"Nous présentons ici à nos lecteurs le premier Robinson d'origine hongroise qui depuis des années traîne une vie misérable, solitaire et abandonnée sur une île déserte inconnue du fleuve majestueux de notre magnifique patrie. Il se nourrit d'oseille forestière et de citron et il attend avec résignation qu'un navire passe par là et le délivre pour le rendre aux tendres bras de ses parents aimants. Il porte un habit de peau de bête et des sabots de bois. Sa barbe a tant poussé qu'elle a poussé à travers sa propre tête. Notre photo représente l'excellent homme d'État à l'instant où sa barbe est en train de pousser : la partie marquée d'une croix est la barbe, le reste est Robinson. La tache de couleur sale dans un coin de l'image représente les bras aimants des parents du grand penseur entre lesquels il est tendrement attendu, comme les lecteurs l'ont vu plus haut. Nous profitons de la place pour noter la remarque oubliée dans le numéro précédent, c'est-à-dire qu'une puce est en réalité dix fois plus forte qu'un éléphant, parce qu'un éléphant ne saurait pas sauter dix fois plus haut que la puce si c'était  une puce qui illustrait la couverture de la revue."

 

Chapitre VIII.

 

(Dans lequel la situation du vieux Robinson décati déclinera conformément quelque peu.)

 

Cet exposé des faits fit sensation. Je devins à la mode, les gens parlaient de moi dans les réceptions et des polémiques surgirent dans des rubriques "Divers" pour savoir combien mange dans les conditions habituelles un Robinson normalement développé, et quelle est en jours l'espérance de vie d'un pingouin. "Le Journal" lança à Noël une question circulaire à laquelle je dus répondre : "Une femme honnête peut-elle aimer un Robinson ?". Mon chapeau et mes vêtements furent exposés chez Holzer ; quelques jours plus tard apparurent rue Lajos Kossuth les premiers chapeaux de fourrure pour femme avec des lambeaux de chair, et les sabots de bois devinrent également à la mode. Une fièvre de Robinson secoua la ville de Budapest. Un jour le rédacteur de "Nyugat" fit apparition dans ma demeure afin de m'inviter à publier un poème dans sa revue célébrissime et de tenir ensuite éventuellement une lecture conférence au Royal.

Je relevai le défi et écrivis deux poèmes, un pour "Nyugat" et l'autre pour "Hét".

 

Pour "Nyugat" :

 

Pays Robinson

 

Véhémentement maudit pays,

Robinson petit pays -

Aucun Spasme vital n'y pousse

Aucun Spasme vital n'y pousse.

 

Fils de la vie n'est ici que jachère

Toute la sainte journée jachère

Il faut être Robinson

Il faut être Robinson.

 

Moi Robinson archaïque – mon âme

Cauchemars sacrés, mon âme

Se fait tapoter par des petits Puants

Se fait tapoter par des petits Puants.

 

Erch, calamité, calamité

Orch, puants, calamité

Mais Robinson Ducruchon ne dit mot

Mais Robinson Ducruchon ne dit mot.

 

Pour "Hét" :

 

Sonate Robinson

 

Au creux de ma grotte, moricaud à douce tête

Oh frais logements, filles flasques

Oh rideaux délavés, oh cape

Ombres, lait dans un vieux verre, soies vertes.

 

Piano vert, sur sa touche délabrée

À la mélodie dorée, de la poudre somnifère

Aiguière d'argent, clair de lune, vass gout und toyère[8]

Un tas Biedermeier sur la terre pavée.

 

De vieilles sonates résonnent en sanglotant

Et mon estomac titanesque gargouille sourdement

Comme ô ponts, grimoires vrombissants

 

D'ivres tambours effrayés résonnent

Et à l'appel des cors râlants claironnent

Pour cinq sous j'avale des grattons de friponne.

 

Mes poèmes provoquèrent secrètement une sensation générale et secrète : personne n'en parlait mais tout le monde était remonté contre. Nous tînmes une lecture au Royal devant un public énorme. J'exposai la triste situation désespérée d'un Robinson qui vit seul et abandonné, loin de la multitude humaine, et que personne ne comprend. La lecture fut accompagnée d'une robinsonate. Nous encaissâmes cinq mille couronnes.

En retournant sur l'île, j'aperçus déjà de loin les contours de la charpente d'un immense palais en construction. C'était l'hôtel "Au Fin Robinson" qui allait s'ouvrir à la pointe nord de l'île avec un millier de chambres, chauffage au gaz. Selon le dépliant, la société anonyme exploitant l'entreprise avait prévu pour moi un travail un peu laborieux.

Tous les matins on me libérait durant deux heures sur un large espace clôturé. Le public averti de Lipótváros[9] et du Centre-ville s'entassait déjà, très intéressé, autour des barrières. Moi, je devais sortir d'une grotte, revêtu de toute ma panoplie, d'une longue barbe blanche et d'une expression de sauvage, faire le tour un certain nombre de fois sans cesser de réciter le monologue commençant par "Ô ma solitude" composé à cette fin par József Pakots[10] et primé. Ensuite un groom de l'hôtel en uniforme me remettait deux jolis troncs d'arbre ornés de sculptures, je devais les frotter jusqu'à ce qu'ils prennent feu, c'était le plus difficile car ils avaient une fâcheuse tendance à s'enflammer prématurément. L'alimentation d'araignées et autres babioles achevaient mes heures de service.

Pour ce travail à l'hôtel j'avais droit à une chambre joliment meublée, éclairée, chauffée et à la nourriture, etc. Au début je fus satisfait, mais plus tard, au fur et à mesure qu'augmentait la fréquentation, les gens présentaient toutes sortes d'exigences, courir en rond, émettre des sons inarticulés, lancer en l'air les troncs d'arbres enflammés et les attraper avec la bouche. Je devais jouer le sauvage, j'avais du mal. D'après le prospectus chaque spectateur ayant payé son entrée avait le droit de me tripoter ; ils n'hésitaient pas à découper des morceaux souvenirs de mes habits, d'arracher des mèches blanches de ma barbe hirsute.

La crise survint en janvier. En effet, à cette époque-là notre entreprise de cirque était déjà si prospère qu'elle suscitait une jalousie générale. Au début de ce mois une concurrence téméraire surgit contre nous : pour nous doubler, elle monta un contre-Robinson sur l'île voisine des Moustiques, avec un programme clérical. Le nouveau Robinson parcourait la région et promettait toutes sortes d'innovations : une île fraîche, une grotte désodorisée à l'huile, un personnel bien pourvu en sauvages et des morceaux de bois suédois de qualité, à frotter.

Nous lançâmes un magazine sous le titre de "Robinson et sa Région", soutenu par la Première Banque d'Escompte Hongroise, Robinson, et on m'en confia le rôle de rédacteur en chef. Le succès attira des foules énormes sur notre île. Une extension du lotissement prévu pour les curistes s'avéra absolument nécessaire ; l'enclos qui m'était destiné devint chaque jour plus resserré. Un soir je ne fus même plus en mesure de réciter normalement mon monologue intitulé "Ô, pénible solitude !" car l'espace à l'intérieur de mes barrières était tellement exigu que pendant mes gesticulations je me cognais constamment les mains aux nez de la foule densément accumulée et je crevai de nombreux yeux. Un jour je n'en pus plus et dans mon désespoir montai voir le directeur. Je luis dis :

ça ne peut plus continuer, je ne peux tout simplement plus allonger les jambes. Au demeurant je suis complètement désespéré, abîmé par ce boucan continuel de l'énorme foule. Je vis dans une fièvre nerveuse permanente, je suis à bout de nerfs. Donnez-moi une minute de solitude, rien qu'une minute !

Je pleurais.

Le directeur haussa aigrement les épaules.

- Que pourrais-je faire de vous ?

C'était vrai, que pouvait-il faire ? Le cœur serré je me frayai un chemin à travers la foule pour regagner mon enclos désert robinsonien, mais c'était trop tard. Il n'était plus question d'aucun espace autour de ma grotte. Je voulus sortir ma tête par-dessus les têtes de la multitude mais il m'était désormais impossible d'allonger les bras. Ils m'arrachèrent à l'extérieur, ils me pressèrent à travers la barrière, ils me balayèrent de la berge, ils me comprimèrent dans l'eau.

Il ne resta plus un pouce de terre pour moi sur mon île.

Je nageai en sanglotant jusqu'à la rive de Pest. Je courus à travers les rues, à la recherche d'un recoin où je pourrais être seul… J'eus aimé me fourrer dans les égouts, me hisser sur les fils du télégraphe – en vain.

Une porte béante, noire, s'ouvrit devant moi. Je m'y enfonçai aveuglément. Une fraîcheur humide frappa mon visage. Je regardai autour de moi : je fus accueilli de tous côtés par un vaste vide heureux. Je soupirai dans un râle de soulagement et je m'affalai par terre. Puis je levai les yeux.

Je vis devant moi sur une hauteur un vieillard chenu à barbe blanche qui se prosternait.

- Où suis-je et qui es-tu ? lui demandai-je, hébété.

- Je suis Ödön Mihálovich[11], répondit le vieillard avec un sourire de sage. Nous sommes ici sur une représentation de "Eliana" sur la scène de l'Opéra Royal Hongrois.

Ses mots furent suivis de longs applaudissements et acclamations. L'immense espace résonnait et tremblait en bourdonnant comme un coquillage titanesque des océans. Soulagé, je m'étalai par terre dans un long soupir et je rendis mon âme au public en un tome unique, édité par Athenaeum, prix : trois couronnes.

 

Suite du recueil

 



[1] Ce voyou, c'est le fils Robin

[2] Poète (1888-1953)

[3] puce

· Illusion : illusoire, illustration, illustrissime, illumanie, illuspation, lustrine. Populairement : concocter la lustrine, lustiole, promine ou protigo énéfrétique, clin d'œil frénétique. (Dictionnaire de Ballagi.) (Note de l’auteur)

[4] Pál Róka (1877-1924) célèbre professeur de danse

[5] Pseudonyme de la poétesse Ilona Unger (1886- ?).

[6] István Szomaházy (1864-1927), écrivain, jouenaliste, pionnier du "cabaret hongrois".

[7]József Szterényi (1861-1941) Homme politique, ministre du commerce

[8] Allemand phonétique : tout ce qui est bon et cher

[9] Quartier de Budapest

[10] József Pakots (1877-1933) journaliste

[11] Ödön Mihálovich (1842-1929) – Compositeur d’opéras. Eliana, opéra en trois actes d’après The Idylls of the King  de Tennyson