Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
DE L’AVENUE CSÖMÖRI À LA DIGUE
Filatori !
___
- Roman fantastique –
(qui aurait pu être écrit par Jules Verne)
chapitre
I.
Un pari téméraire
- J'accepte le pari,
Général.
- Parfait,
Milord.
Ce
dialogue court et ferme se déroulait dans la salle de restaurant, au
deuxième étage d'un hôtel installé avec un
goût plutôt médiocre. Deux hommes de grande taille se
faisaient face, l'un, Lord Appen-Dice
Rochester, quadragénaire à la barbe blonde, le regard
pondéré. L'autre se nommait le Général Sanlesou, homme agile, aux pas rapides, on pouvait
immédiatement reconnaître qu'il était natif de la Gaule
allègre. Sa vivacité était en opposition manifeste avec le
tempérament mesuré de l'aristocrate britannique.
- Vous
prétendez donc, poursuivit Lord Rochester (en attendant la fin de ma
description) sur un ton mesuré à deux centimètres
près, vous prétendez être en mesure de parvenir d'ici, du
bout de l'avenue Csömöri à la digue Filatori en 1,5, autrement dit un virgule cinq jour, avec
le droit de recourir à tous les moyens de transport possibles.
- Oui,
mon cher Lord, je prétends cela. À première vue le projet
peut vous paraître fantastique et les connaisseurs de la situation ne
m'épargneront pas leurs sarcasmes. Mais cela ne fait que redoubler mon
ambition. Vous me connaissez : j'ai la réputation d'être
homme de parole.
- D'accord,
mais ici il ne s'agit pas d'un voyage dans la lune. Ça, je le
comprendrais. Avec un peu d'énergie on peut y parvenir. On prend une
boule et on s'envole. Mais savez-vous ce que signifie l'avenue Csömöri ? Savez-vous seulement où se
trouve la rue du Calvaire extérieur ? Imaginez-vous seulement ce
que représente l'impasse de la Foulure à Buda ? Et avez-vous
déjà vu l'avenue Rákóczi un jour de travaux ?
Avez-vous seulement vu Budapest la nuit ?
- Faites-moi
confiance, cher Milord. L'essentiel c'est que vous acceptiez le pari.
- Je
l'accepte, Général
- Parfait,
Milord.
chapitre
II.
Préparatifs
Le
général Sanlesou quitta l'hôtel
à deux heures trente minutes. Le temps était doux et
agréable, une odeur rafraîchissante de pavés parvenait
depuis le boulevard Aréna. Il rentra chez lui et sonna son valet. Il lui
déclara sèchement :
- Prépare-toi,
départ dans une heure. Apporte-moi mes cartes !
- Pour
où ? demanda le vieux domestique.
La
réponse sonna sèchement :
- À
Buda
Pas
un muscle ne se contracta sur la figure du fidèle domestique. Il apporta
les cartes, le microscope, les sextants, deux règles à calcul et
le grand télescope diastigmatique. Le
général plongea dans des calculs.
- Si
l'on admet que l'axe de la terre est long de
, où d est la composante factorielle de l'avenue Csömöri,
tu vois donc bien, mon cher Puss, que nous devons
partir cet après-midi à quinze heures trente.
À
cet instant un vif coup de sonnette retentit. Ils sursautèrent. La
silhouette d'un homme trapu, costaud, apparut sur le seuil.
chapitre
III.
Tournure inattendue
- Qui
êtes-vous et que désirez-vous ? demanda le
général, tout en gardant son sang-froid.
- Je
suis le concierge, dit l'homme et il fit un pas en avant. – Je suis le
concierge.
Le
général recula. Il enfonça une main dans sa poche et
agrippa son cure-ongles de Tolède. Puis il réitéra sa
question d'une voix rauque :
- Que
voulez-vous ?
- Je
suis seulement venu vous dire de ne pas actionner les robinets jusqu'à
six heures de l'après-midi. Il y a des travaux de canalisation avenue Csömöri et l'eau est coupée.
chapitre
IV.
Pénurie d'eau. Rayons de
lumière dans la nuit
Ainsi,
dès le départ de son expédition, le spectre
menaçant d'une pénurie d'eau surgit sur la route menant notre
héros vaillant et résolu vers son objectif !
- Qu'allons-nous
devenir ? demanda le domestique.
Le
général parut hésiter une minute. Mais seulement une
minute. Puis il saisit un tube à calcul et se plongea dans ses chiffres.
À peine dix minutes plus tard il déclara :
- Le
départ doit obligatoirement être imminent. Nous devons changer nos
plans. S'il y a des travaux de canalisation avenue Csömöri,
il n'y a aucune chance qu'âme qui vive y passe ! Sais-tu seulement
comment est mort le pauvre et malheureux Michel Strogoff ?
Une fois qu'il fut parvenu de Moscou à Irkoutsk et du pôle Nord au
pôle Sud, sa témérité le poussa à tenter de
traverser les travaux de canalisation de Budapest…
- Et… ?
demanda le domestique en tremblant ?
- Son
cadavre fut retrouvé étalé sur les pavés au coin de
la rue des Maquignons, répondit le général sourdement. Il
essuya même une larme. Puis, surmontant son émotion, il
poursuivit :
- Nous
devons donc tenter notre traversée du côté de la promenade
des fiacres, avenue Stéfánia, à
travers les steppes du Bois de la Ville. Il n'est pas question d'emporter de
l'eau. Nous emballons nos instruments dans de la peau de phoque, et nous
essaierons de nous immiscer jusqu'au campement des indigènes que les
sauvages appellent le "Luna-Park" avec une lampe Davy et une
échelle de corde. Partons.
chapitre
V.
Dans le plus obscur des Luna-Park
La
dense forêt du Bois de la Ville s'étalait majestueusement au loin,
entre les mornes poteaux dressés dans la nuit. Les fauves avaient
déjà rejoint leur couche nocturne, seuls quelques troufions
solitaires déambulaient encore sur la prairie virant au noir. Le
général Sanlesou et son fidèle
domestique s'établirent au pied d'un chêne à l'abondante
frondaison, leur canoë prêt à appareiller.
- Regarde !
chuchota brusquement le général.
À
quelques pas de leur campement un spectacle horrible transperçait la
pénombre. Entre de flottantes draperies rouges, de nombreux fauves des
tropiques tournoyaient dans une folle cavalcade : autruches, chevaux,
pingouins et éléphants et, chevauchant ces fauves, lançant
des hourras sauvages… :
- Les
indigènes, chuchota le général. Attention ! À
plat ventre ! Nous nous approcherons en silence en rampant dans l'herbe.
Ils
rampèrent en retenant leur respiration. Ils s'arrêtèrent
à une dizaine de pas et durant de longues minutes observèrent
l'horrible scène épouvantés.
- Absteigen ode' zahlen ![1]
hurla tout près d'eux une voix menaçante. Au même instant
la cavalcade s'arrêta de tournoyer, les indigènes sautèrent
à terre, les lumières s'éteignirent.
- Nous
sommes sauvés ! soupira le général, soulagé.
Le plus dangereux est derrière nous. Maintenant, en avant !
chapitre
VI.
À travers les
lignes !
À
sept heures du soir, le quinze septembre, le général Sanlesou et Puss, son
fidèle domestique se tenaient à l'embouchure de la Grand-rue dans
la rue Gizella. Ils avaient l'intention de traverser
le soir même la cascade nommée Promenade Stéfánia,
face aux fortifications du wigwam Kolegerszky[2],
où ils escomptaient se procurer quelques denrées alimentaires.
Le
ciel était dégagé, une pénétrante, chaude et
lourde odeur d'oignon émanait de la pampa de la rue Király.
Le
général planta ses instruments dans la terre et s'immergea dans
des calculs : ils se trouvaient par 38°41' de latitude, par 47° de
longitude et par 100° de puanteur. Quelques indigènes des villages
voisins s'attroupèrent et, poussant des cris d'allégresse, ils
hurlèrent des chants nationaux bien particuliers.
Le
général en nota quelques bribes :
- Tam,
Tam !… Cachons-nous dans les bois… jouons-y du hautbois…
Tam, Tam…
Puss et le
général brisèrent brutalement le cordon des attaquants et
se frayèrent un chemin vers les rives de la Promenade.
Un
horrible spectacle s'offrit à leurs yeux. Les Indiens du Club se ruaient
dans l'isthme étroit de la rue avec une rage guerrière, les uns
sur les autres, des femmes et des hommes en habit folklorique se
défoulaient en une multitude étourdissante, une pagaïe
incroyable. De l'autre côté les sauvages prirent aussi d'assaut le
wigwam Kolegerszky : les femmes, la tête
ornée de plumes d'oiseaux et autres futilités, des chaînes
et des anneaux dans les oreilles et le nez, étaient assises et buvaient
un liquide fumant brun foncé, leurs yeux étincelaient dans un
accompagnement de ricanements barbares. Dans un brouhaha indéfinissable
un farouche chant guerrier parvenait d'une estrade : le sirocco leur
amenait les accords épouvantables du chant patriotique intitulé
"Torna di Sorrento".
Le même chant florissait, sorti par les yeux de tous les
indigènes.
- Ici
nous n'arriverons pas à passer, dit Puss en
pâlissant. Il faudra trouver un moyen.
- Pourtant
nous n'avons pas de temps à perdre, répondit le
général avec un sombre regard. Nous devons agir. As-tu ton
couteau ?
- Que
comptez-vous faire ?
- Nous
percerons un tunnel sous cet isthme et nous parviendrons ainsi sur l'autre
rive. Suis-moi.
chapitre
VII.
Trahis. Entre les mains des
sauvages
Ils
s'y attaquèrent sans tarder. Ils creusèrent le sol caillouteux
sous un banc avec leur couteau émoussé, ils y
découpèrent un orifice carré. Cela leur prit dix minutes.
Tout
à coup le général crut entendre un cri derrière son
dos. En même temps il eut l'impression qu'une main lourde
s'appesantissait sur sa nuque, de plus il lui sembla également avoir
reçu trois énormes coups de pied émanant d'une chaussure
alerte dans le bas de son dos.
Une
question lui traversa l’esprit :
- Qu'est-ce
que c'est ? Nous aurait-on trahis ?
Il
saisit rapidement son compas afin d'exécuter certains calculs. Mais il
n'en eut pas le temps.
Une
force irrésistible le poignit par le col et fit pirouetter le
général autour de son axe magnétique en trois
centièmes de seconde. Il n'eut même pas le loisir de calculer sa
vitesse de rotation. Une horrible figure enflée, coiffée d'un
béret rond et orné d'une queue-de-cheval le fixait en face.
- Qu'est-ce
qui se passe ici, bande de brigands ? hurla la figure dans sa langue
nationale. On bêche ? On fait des trous ? Ouste, au
commissariat !
Le
sens de ces mots effroyables et étranges échappait tout autant au
général qu'à notre lecteur. Il saisit néanmoins
leur importance.
Il
chuchota à Puss :
- Ils
exigent une rançon. Ce peuple vit de troc, ils attribuent une grande
valeur à toutes sortes de babioles. Leur plus grand dieu est Nimolé qu'ils honorent en crachant et par des
fumigations ; Pour procéder à cette dernière
cérémonie, ils prennent des petites barres fumigènes dans
leur bouche. Fort heureusement j'ai tout prévu, je me suis muni de tels
accessoires. Nous allons tenter d'improviser une cérémonie, pour
leur faire croire que nous appartenons à leur tribu.
Et
il sortit de sa poche un de ses rouleaux de feuilles brunes. Mais l'effet en
fut désastreux.
chapitre
VIII.
Heures épouvantables
- Quoi ?
hurla le chef maori en sortant de ses gonds. Tu t'imagines peut-être me
corrompre, salaud de zazou ? Et qui plus est, avec un Portoricain
puant ? Gare à toi ! Je t'en donnerai, moi du Portoricain !
Une
crise terrible s'ensuivit. Le général sentit seulement que son
col était soulevé énergiquement par la résultante
des vecteurs force verticaux dans la direction. ,
pendant que la gravitation de la terre entrait en fonction dans le sens
contraire. Il put tout juste calculer l'inertie gravitationnelle, puis
dire :
- Nous
sommes perdus.
On
les emmena dans une pièce exiguë passée à la chaux
où ils furent présentés à un sauvage au regard
glacial que les autres appelaient Monsieur Subal-Terne.
À la place d'un de ses yeux, un œil de verre rond et poli
était serti dans son visage.
- Ka-denas-sséleu ! il
proféra son verdict en se raclant la gorge. Puis il cracha. Puss et le général furent enfermés
dans une cellule basse de plafond et glaciale où il y avait un banc
recouvert d'une étoffe de bure. Ils se regardèrent à la
faible lumière d'un lampion.
- Qu'allons-nous
devenir ? chuchota Puss.
- Tout
est perdu, répondit le général d'une voix sourde. Monsieur
Subal-Terne, le grand prêtre, a
décidé de notre sort. Tu as vu qu'il a craché ?
- C'est
affreux ! Qu'est-ce que cela signifie ?
Le
général le regarda dans les yeux. Deux larmes pâles
apparurent sous ses paupières. Mais il surmonta son émotion et se
mit à parler d'une voix terne d'outre-tombe :
- Dès
que le soleil s'élèvera à l'est et que l'étoile du
berger aura terminé sa course, on nous hachera en menus morceaux et
Monsieur Subal-Terne et les autres nous
dévoreront. Prions, Puss !
chapitre
IX.
Dernières minutes. Un
nouveau nom
Il
était cinq heures du matin. Une lumière gris cendre
pénétrait par la fenêtre à barreaux. Puss et le général attendaient leur sombre
fin en somnolant, à demi-inconscients. Le général tenta de
calculer combien de minutes il leur restait quand une voix étrange,
semblable à un ronflement, sortie de dessous le banc d'en face leur
parvint aux oreilles.
Ils
se recroquevillèrent dans l'attente. La voix redoubla.
- On
dirait que quelqu'un ronfle sous le banc ! chuchota Puss.
- Cela
m'en a tout l'air, acquiesça le général. Et ça ne
peut avoir qu'une seule raison…
- Laquelle ?
- Que
quelqu'un se trouve sous le banc et qu'il ronfle.
À
cet instant il saisit le bras de Puss. Sous le banc
une tête rousse apparut brusquement et elle les fusilla d'un regard horrible
avec ses deux yeux, fantomatique. La tête était
auréolée d'une étonnante crinière brun
roussâtre, ornée de plus d'une étrange petite plaque ronde
en tôle. Sur la plaque on pouvait lire, tel un blason mystérieux,
le chiffre "333".
- Écoute !
chuchota le général.
Ils
retinrent leur respiration.
- Gentóg ! dit la tête et le son de sa voix
sortait comme du plus profond d'une crypte.
chapitre
X.
Gentóg !
- Gentóg ! répéta la tête.
L'homme
fit deux pas en avant et aperçut les prisonniers.
- Aïe
véh ! dit-il encore, et il fit un geste
de dédain. Le général fit issir de ses poumons un soupir
de soulagement. Il se fit un plaisir de demander au sauvage :
- Vous
parlez donc l'allemand ?
La
conversation se poursuivit en langue allemande. Ils apprirent que le sauvage
s'appelait Dorius Patriote, il avait beaucoup
roulé sa bosse, il avait un niveau d'instruction élevé,
bien au-dessus de celui des autochtones du désert budda-pesse-tois. Il raconta qu'il remplissait ici la plus
élevée des fonctions possibles, celle de "por-tefaiq", autrement dit "ap-pariteur."
Dans la hiérarchie son subordonné direct est le Cherif-chef,
autrement dit le Rédacteur-chef, celui qui procède aux sacrifices
humains. Il avait parcouru et connaissait à fond toute la région
montagneuse : il s'était rendu rue des Radis, il s'était
battu rue du faubourg de Vác, il avait pénétré dans
la foule de la place Erzsébet et un jour il avait délivré
une lettre au domicile de Sándor Braun en franchissant les bosquets du
bois-delav-ille. Il finit
par dire avec bienveillance :
- Ne
vous inquiétez nullement, je connais les usages d'ici. Nous attendrons
que les autres aillent prendre leur petit-déjeuner, et nous filerons
tranquillement à travers la pièce voisine. Faites-moi confiance.
Ils
étaient sauvés !
chapitre
XI.
En Khal-èche
sur l'avenue Thököli
Ils
étaient sauvés !
Une
heure plus tard Puss, le général et le por-tefaix attendaient au début de l'avenue Gizella, à l'endroit d'où on avait une vue
directe jusqu'au centre du royaume. Le général mit Dorius au courant de leur hardi projet de voyage.
- Je
vais chercher une Khal-èche, dit le por-tefaiq, et nous pourrons partir ensemble.
La
Khal-èche est un moyen de transport
particulier dans cette région. Ce n'est autre qu'un étui de peau
appliqué sur trois, ou parfois sur quatre roues, tenu par des sangles.
On attelle devant un animal insuffisamment étudié par les
savants, appelé "khan-asson". Cet
animal montre fréquemment quelque ressemblance avec un cheval ordinaire
(caballus equus), mais il
porte un squelette apparent et il ne s'alimente pas.
Un
de ces véhicules fut bientôt trouvé : Puss fut saisi et fourré dans l'étui de peau,
pendant que le por-tefaiq s'assit auprès du
fauve qui conduisait le "khan-asson" tout
en murmurant dans sa barbe des prières en marmonnique
ancien, invoquant souvent les noms des grands dieux
"La-mère-de-ta-mère" et "Ta-marraine-aussi". Dorius les rassura en disant qu'il ne mord que si on le
paye.
chapitre
XII.
À la vie, à la mort
Ils
démarrèrent. À gauche et à droite ils laissèrent
les unes après les autres les mornes et grises fortifications
derrière eux. Au bas des portes cochères se trouvaient des
concierges au regard menaçant. Le général les connaissait
déjà des œuvres d'anciens voyageurs. Il raconta à Puss comment ils poussent un cri de guerre pour
assiéger les passants désireux de passer le seuil :
"Pour-le serre-vice", dans quelle cérémonie ils coupent
avec leurs dents les oreilles des enfants de leurs prisonniers s'ils osent venir
jouer dans la cour, etc.
Pendant
cette conversation apparurent les sommets enneigés de la gare. Le voyage
ne dura guère plus de trois heures, alors qu'à pied il eut
nécessité plus de dix minutes.
Mais
soudain un malheur survint.
chapitre
XIII.
"Nous n'avons pas de temps
à perdre !"
C'est
peut-être qu'on lui avait dicté une allure insupportable, toujours
est-il que le fougueux "khan-asson" stoppa
définitivement, juste devant la gare : il s'étala par terre
et creva, un sourire béat au museau.
Ils
durent descendre.
Ainsi
un obstacle infranchissable barra une nouvelle fois la route du vaillant
général. Oh, cruelle destinée !
- Que
faire ? demanda Puss et il suspendit son
blême regard à la face du général.
Mais
celui-ci ne répondit rien. Les dents serrées, les bras
croisés, pâle mais calme, il fit face au soleil couchant pendant
que depuis le détroit Rottenbiller une odeur vive et glaçante de
fromage lui piquait les yeux. Lesquels yeux se mirent à lancer des
flammes obstinées. Il leva les bras et cria d'une voix ferme et
enthousiaste :
- Nous
n'avons pas de temps à perdre ! Ne nous affolons pas,
agissons ! J'ai un plan de vaste envergure, et d'ailleurs nous n'avons pas
trop le choix. C'est en tramway que nous foncerons jusqu'à la place Eskű, avec un ticket de section !!!…
chapitre
XIV.
Une belle âme
Ils
voulurent partir, mais au même instant un cri effroyable retentit
derrière leur dos. Ils se retournèrent et aperçurent le
directeur de la Khal-aiche, le visage
défiguré, animé de gestes effrayants. Une écume
rouge suintait entre ses lèvres, ses yeux étaient
exorbités, il vomissait du sang et faisait tournoyer ses bras à
une vitesse rotative de
- Que
se passe-t-il ? demanda le général, effaré.
Mais
le por-tefaiq se hâta de le rassurer.
- Ce
n'est rien. Vous lui avez donné trop peu d'argent, ça lui fait
généralement cet effet.
Sanlesou enfonça sa
main dans sa poche, sortit une pièce de monnaie qu'il tendit à
monsieur la Khal-aiche. Le récipiendaire
l'attrapa de ses deux mains et pendant qu'il invoquait bruyamment
"La-mère-de-ta-mère" et "Ta-marraine-aussi"
il la fourra dans sa gorge avec une voracité étouffante. Puis il
cracha trois mollards sur les souliers du général, il fouetta le
cheval crevé et fila.
Ils
étaient sauvés !
chapitre
XV.
En avant jusqu'à l'idole-Baross[3] !
Des
vents froids soufflaient, semblables à la bora. Le tramway jeta l'ancre
et il tangua sur ses rails sans trouver le calme.
Le
général se procura rapidement l'équipement juste
nécessaire, indispensable à quelqu'un rompu aux voyages. Instruit
des circonstances grâce aux œuvres d'auteurs anciens il acheta quelques gondoles à la librairie Gril, qui par
la suite, nous le verrons, lui seront très utiles.
Il acheta en outre de la ferraille imperméable, des étaux
coudés, des denrées alimentaires imperméables et de l'eau
imperméable ; en conserves ils étaient suffisamment pourvus,
déjà depuis le départ de chez eux.
À
neuf heures cinq minutes du matin, par un vent favorable, plein de confiance et
d'espérance – le tramway démarra vers son incertain destin.
La
montée s'exécuta dans une relative simplicité. Un panneau
"con-plaît" était suspendu au-dessus du marchepied, ce
qui signifiait que pas plus d'une trentaine de personnes pouvaient encore y
grimper. Il en résulta un tumulte épouvantable : les
indigènes, selon leurs coutumes locales, mordirent leurs voisins
à la gorge et leur piquèrent les jambes avec des clous de fer. Puss et le général dégainèrent
leur revolver et, par-dessus quelques
cadavres, ils se frayèrent un chemin jusqu'à la
plate-forme du tramway. On entendit un drelin intense, le tramway
s'ébranla et quitta le port. Quelques indigènes mâles et
femelles (ces dernières reconnaissables à d'immenses chapeaux)
s'accrochèrent aux marchepieds en hurlant, ceux-là se faisaient
poignarder par le capitaine du tramway, le comte-roller.
Ils
gagnèrent le large dans l'océan Thököli.
Le
général allait entamer son installation dans un coin, quand
quelqu'un l'appela en chuchotant dans son dos. Il se retourna et dehors, sur le
mécanisme tintinnabulant et protubérant du tramway, il
aperçut un homme qui s'y recroquevillait.
C'était
le por-tefaiq. Il chuchota :
- Ne
dites rien à l'intérieur et passez-moi le prix de votre voyage.
J'ai des tickets sur moi. Mais ne me trahissez pas.
Et
il tendit deux tickets jaunes au général.
Le
général comprit tout.
C'était
les tickets de section.
chapitre
XVI.
L'Idole-Baross.
Minutes atroces
Vers
dix heures du matin une bâtisse particulière et
intéressante se dessina tel un spectre dans le lointain du
brouillard : l'Idole-Baross, apparemment un des
fétiches des indigènes. Avec ses membres rigides, difformes, ses
yeux exorbités, il exerçait un effet étrange, à
faire frémir. Elle avait été fabriquée par un ancien
prêtre des indigènes nommé Nulli-Simme,
et le peuple lui vouait apparemment un grand respect ; les os, peaux de
salami et mégots de cigares dispersés tout autour étaient
autant de témoignages des sacrifices sanglants et fumigènes que
la superstition débridée organise en hommage à cette
idole.
Le
tramway entra dans la baie Rákóczi par temps clair. Ils
étaient presque enclins à espérer atteindre le
détroit Erzsébet sans encombre ni malheur quand, face aux ruines
du Hauer[4], un brusque
vrombissement digne d'une explosion emplit l'air environnant.
- Les
gondoles ! cria le général. C'est l'ouragan ceux-ringue !
Mais
il ne put achever son discours. L'instant suivant des trombes d'eau tombaient
du ciel et tourbillonnaient devant leurs yeux. Des hurlements et une
énorme bousculade s'ensuivirent, un sauve-qui-peut
général. La trombe impitoyable, mortelle, entrait par la
fenêtre ouverte avec une force irrésistible.
Le
général eut tout juste le temps de fournir à Puss les explications du phénomène. En effet,
la chute d'eau appelée par ici ceux-ringue-de-Rue
était un fléau naturel connu dans cette région. Il
jaillissait aveuglément, de façon la plus inattendue, il
détruisait tout sur son passage. Parfois il faisait sombrer des tramways
entiers avec leurs passagers.
Puss se
dépêcha de sortir les gondoles pour en fabriquer un radeau. Mais
à ce moment-là une main lui toucha l'épaule. Il se
retourna. Sur fond de pénombre, deux yeux foncés, froids et
cruels le fixaient. Un frisson glacé parcourut ses membres. Une voix
caverneuse, à faire trembler les cœurs sourdit
de l'obscurité :
- Tickets,
s'il vous plaît !
chapitre
XVII.
Tickets, s'il vous
plaît !
Le
général mit la main dans sa poche et sortit sans mot dire les
deux tickets reçus du por-tefaiq. Le grand
échalas brun les saisit sauvagement avec sa main et les porta avidement
à ses yeux. Puis un hurlement rauque jaillit de ses poumons.
- Mais
ce sont des tickets usagés ! Ouste, dehors, descendez !
Personne
ne put faire le compte rendu des événements survenus juste
après. Ils furent saisis par une force irrésistible et brusquement
ils se sentirent flotter en l'air. Un craquement, une chute, et ils virent le
tramway filer sous leur nez.
Et
ils étaient là, sans nourriture, sans eau, sans espoir,
abandonnés, déconcertés, en plein milieu du désert
du Boulevard.
Qui
plus est, non loin d'eux se trouvait l'abîme de la pire obscurité,
de la pire sauvagerie, de la terreur ; non loin d'eux c'était la
niche de la vie effroyable des Apaches Scri-bouille-hards et Journa-Listes
anthropophages : le café New-York ! !
chapitre
XVIiI.
Le Simoun. Issue
Ils
étaient là, debout au bord du trottoir et du désespoir. Il
fallait avancer à tout prix, mais comment faire ? Le désert
du Boulevard s'étendait désespérément
jusqu'à l'horizon. Le soir avançait également à vue
d'œil et la pensée même de passer la nuit ici où
à tout instant ils pouvaient se faire attaquer par les hyènes de
la spéculation les terrorisait. Déjà quelques ombres
suspectes tournoyaient autour d'eux, de l'espèce la plus dangereuse de démarcheurs
en livres : des spécimens adultes au poil rayé, aux yeux
sournois. Ils marchent dressés sur leur train arrière. Ils
portent sur eux leurs rejetons nommés Ex-Emplaires
dans une poche de peau. Ils attaquent les gens dans des rues latérales
ou sous des porches, ils font pénétrer leurs griffes dans la chair,
ils leur arrachent les entrailles et ils les tordent et
déchiquètent jusqu'à ce que le cœur de la victime
s'arrête de battre, ses yeux se révulsent, ses membres
refroidissent et… la victime signe.
Mais
le pire était encore à venir.
Vers
les sept heures le bas du ciel se couvrit. Des bruits sourds s'approchaient
à l'horizon. Brusquement le général se jeta à terre
et colla son oreille contre le sol. Puis il se redressa, très
pâle.
- Tous
à plat ventre ! commanda-t-il sur un ton froid et sans
réplique. Restez tranquilles et retenez votre respiration ! C'est
le Simoun de Budda-pesst : la ball-ailleuse-derues.
Puss se jeta
aussitôt à terre. Le por-tefaiq, lui,
resta tranquillement debout, les bras croisés : en bon
indigène il osait affronter l'orage.
Le
général résuma la situation en termes brefs. À
cette heure-ci à peu près, la Ball-ailleuse-derues a coutume de parcourir le
désert à une vitesse folle, elle soulève devant elle une
masse énorme de poussière plaçant pendant quelques heures
les environs du wigwam New-York derrière une barricade de sable. Cela
provoque chaque fois de nombreux cas mortels, mais on ne peut rien faire contre
ce déchaînement des éléments.
Lorsque
le premier nuage de poussière apparut au-dessus de leur tête et
que le quartier fut rempli d'éternuements, gémissements, appels
à l'aide et cris de colère, le por-tefaiq
saisit la veste du général. Il lui chuchota :
- Il
y a une issue. Suivez-moi.
chapitre
XIX.
Une nuit d'horreur
Comment vous dire la suite ?
Une demi-heure plus tard nous
voyons Puss, le général et le brave por-tefaiq derrière les murs du wigwam New-York.
C'est la niche la plus intime, la
plus typique et la plus mystérieuse des indigènes. C'est
là que vivent près de leur tente, formant des groupes à
part, les Apaches Scri-bouille-hards
et les Apaches Journa-Listes. À
première vue ils exercent un effet repoussant : leur tête est
recouverte d'une crinière flottante et ils enveloppent leur corps d'un
unique drap très singulier appelé Kra-vathe,
sans porter d'autres habits. Manifestement ils tremblent de peur devant leurs
chefs, les Garre-sonde-Kafé ;
ceux-ci sont les seuls à posséder des habits corrects et avec une
sévérité sans faille ils font régner une discipline
de fer.
Puss et le
général s'assirent, terrorisés, devant une de ces tentes
de marbre. Mais le général ne manqua pas de remarquer l'attitude
suspecte du por-tefaiq. Celui-ci gigotait sans cesse
et guettait quelque chose à l'intérieur, dans la direction
orientale de la forteresse.
chapitre
XX.
"Voilà donc ton vrai visage."
Alors un des chefs, Béé-La, s'approcha d'eux. Il leur offrit un
liquide noirâtre. Sur un signe du por-tefaiq, Sanlesou but le liquide, y compris les morceaux de bois et
les feuilles de tabac oubliées au fond, apparemment une plante
sacrée de la région. Plus tard ils lièrent conversation
avec le chef par le truchement du por-tefaiq. Le chef
leur rapporta certains épisodes intéressants de la vie du wigwam
que le général introduisit dans le journal de bord. Ils
montèrent également sur le haut plateau nommé Terre-Rasse où le por-tefaiq
leur montra la grotte mal famée du Cour-rier-dePest au fond de laquelle ils virent, assis, un morne
fauve solitaire au regard sombre et sévère. Les indigènes
l'appellent Dass, autrement dit Connaîtpaslapeur,
et ils le craignent : il attire les Apaches Scri-bouille-hards dans sa grotte pour les dévorer. Et il les
dévoile. Cette fois aussi un tas d'Apaches Scri-bouille-hards qu'il venait de dévoiler étaient assis
tout nu autour de lui. Ils buvaient du liquide noir.
Le por-tefaiq
leur fit également visiter la grotte Niouggat[5]
au milieu de laquelle se tenait Adyos[6],
idole de la secte religieuse des adiotes,
sculptée par Ha-Tvani[7],
le richissime Apache. C'est le grand prêtre Os-Vát[8]
qui célèbre les cérémonies : on lâche
une fois tous les quinze jours une écluse sur l'aile gauche et alors il débite trente et un poèmes
À
quelques pas de distance, le général et Puss
terrorisés, observèrent le grand prêtre au regard
sévère, en train d'élever quelques adolescents à
l'art de la cérémonie, un peigne à la main. Brusquement il
se leva et se dirigeant tout droit vers le général il lui
réclama un "article" avec une énergie
démoniaque. Se rendant compte du combat inégal qu'il faudrait
mener, le général préféra battre en retraite, et en
compagnie de Puss, ils fuirent à toutes jambes
le haut plateau. C'est alors que le général s'écria
étonné :
- Mais
où est donc le por-tefaiq ?
chapitre
XXi.
Trahison
Oui,
le por-tefaiq avait disparu.
Et
ils ne mirent pas longtemps à découvrir la raison de cette
disparition. À peine arrivé dans la vallée, le
général aperçut avec horreur que des Apaches au regard
affamé approchaient sauvagement et en masse de tous côtés.
Dans la main de chacun d'eux un couteau, un man-u-script étincelait
(cruelle arme des Apaches).
Le
général s'arrêta.
Le
mai-tredo-tel s'approcha de lui tout excité et
lui souffla à l'oreille :
- Vous
avez été trahi. Le por-tefaiq a dit
à ces gens-là que vous êtes Rédacteurdejournalsatirique.
Ils s'apprêtent à vous attaquer.
En
effet un terrible assaut s'ensuivit. Le général fut
encerclé par les phalanges d'une foule compacte et
menaçante : ils criaient, des man-u-scripts sifflaient de toute
part.
Sanlesou
pâlit et se mordit les lèvres.
-
C'en est fait de nous ! chuchota-t-il à Puss.
Mais vendons chèrement notre vie, mourrons en hommes. Passe-moi mes
armes.
chapitre
XXiI.
Les ambu-lances !
Oui,
la fin semblait proche !
Les
Apaches brandissant haut les man-u-scripts s'approchaient dangereusement. L'un
d'eux que les autres appelaient Mi-nable saisissait
déjà la cape du général et levait son bras pour
tremper le man-u-script dans sa poitrine quand des cris de frayeur et un
tohu-bohu s'élevèrent dans les rangs des assaillants. Quelqu'un
hurla :
- Voilà
les ambu-lances !
La
fourmilière humaine se dispersa soudain, fuyant dans toutes les
directions de la rose des vents tels des bêtes effrayées, seul un
cri de guerre plaintif "Oseille, Oseille" se fit entendre encore
quelque temps.
Et
de l'autre côté du wigwam, soulevant d'énormes nuées
de poussière arrivèrent les premiers princes charmants Ambu-lanciers, les yeux flamboyants, ils se
lancèrent résolument à la poursuite des fuyards, serrant
les Ti-rlires dans leurs mains tendues.
Puss saisit le
général par le bras. Il lui souffla à l'oreille :
- Fuyons !
Ils
coururent vers la sortie du wigwam. Ils pointaient leur revolver contre la
poitrine d'un Garre-sonde-Kafé
qui proféra dédaigneusement : "Encore un faux
journaliste ?" et les laissa passer. Une demi-heure plus tard ils se
trouvèrent dehors sur le haut plateau Rákóczi.
Ils
étaient sauvés !
chapitre
XXiII.
Faim et soif dans la montagne
Toutefois
de nouveaux obstacles inattendus surgirent devant ces intrépides
explorateurs.
En
fait ils étaient directement tombés, bêtement et sans le savoir,
dans un chantier de canalisations. Le haut plateau Rákóczi
était envahi de cimes atteignant le ciel, de masses rocheuses, en
alternance avec des abîmes étourdissants. Des chemins tortueux
sinuaient entre les cimes. Durant des jours, Puss et
le général s'accrochèrent sans aide aucune dans cette
jungle rocheuse inexorablement inhospitalière, sans qu'aucune issue,
aucune fuite se présentât. Bientôt il fallut envisager le
pire : ils allaient peut-être périr ici, misérables,
impuissants.
Un
soir ils épuisèrent définitivement leur stock de
ravitaillement. Ils se faisaient face, pâles, décharnés,
les yeux révulsés.
Tout
à coup, pendant qu'ils essayaient de franchir un col dans la lourde
montagne de granit, il n'y eut plus de sol sous leurs pieds… ils se sentirent
tomber… l'obscurité leur voila les
yeux… et ils perdirent connaissance…
chapitre
XXiV.
Le geyser
Quand
ils reprirent connaissance, ils se trouvaient entourés d'une
épaisse obscurité. Le général chercha à
s'informer en tâtonnant…
- Nous
nous trouvons dans un ravin profond, expliqua-t-il à Puss,
il ressortit aux travaux de canalisation. Nous tombons toujours à une
vitesse de
vers le centre de la
terre… Si le centre de la terre est R²+R-r(x+y) et si notre volume est , alors que mille millions de tonnerres
foudroient l'administration de cette municipalité…
lité… lité…
Ils
perdirent de nouveau connaissance. Leur chute se poursuivit.
chapitre
XXV.
Une tournure inattendue
Quand
ils revinrent à eux, ils se sentirent comme entraînés par
un courant irrésistible. Des écumes bruissantes grondaient
près de leurs oreilles… Une force mystérieuse les emportait
quelque part à une vitesse folle… ils ignoraient où…
ils ignoraient pourquoi…
Ils
reperdirent connaissance.
chapitre
XXVI.
Encore un geyser
Quand
ils revinrent à eux, pouf patatras : ils se ramassèrent au
bout d'un moment, les membres douloureux… Ils se retrouvèrent
étalés au seuil du réseau Lajos Kossuth et non loin de
là un jet d'eau puissant jaillissait en sifflant…
L'eau
de ce geyser rejeta nos hardis voyageurs à la surface de la terre
à travers les cavernes des ai-ggouts. Ils
étaient sains et saufs.
Puss posa la question
douloureuse :
- Et
la digue Filatori ?
Le
général se tourna vers Puss, les yeux
brûlants d'un mystère secret et chuchota d'une voix rauque :
- Tout
va pour le mieux. Regarde ! Tu vois cette eau sale au courant si violent,
d'une nuance grisâtre, près de nous ? C'est le fleuve O-deu-Vaissel, cours d'eau
principal de Budda-pesst qui irrigue toute la
région. Suis-moi !
Plouf,
ils plongèrent. L'eau les accueillit aimablement et, glougloutant
abondamment, les transporta vers l'aval… vers l'aval… à
travers tout le réseau Lajos Kossuth, à travers les gorges du
Corso… vers l'aval, jusqu'au pont de la place Eskü.
chapitre
XXVII.
Encore six heures
Ils
sautèrent hors de l'eau.
- Il
nous reste encore six heures ! En avant, tous derrière moi !
cria le général en reprenant haleine.
Ils
coururent vers le pont. Ils écrasèrent les bandits
éberlués qu'ils croisèrent et qui, vêtus de haillons
bariolés, étaient assis paresseusement le long de la rive,
portant ostensiblement à leurs doigts des morceaux de charbon et de
pain, voire d'autres pierres précieuses. Le général
hurla :
- Plus
que six heures ! Tous derrière moi !
Ils
sautèrent sur le pont.
Mais
alors surgit un fauve épouvantable qui leur barra le chemin. Il les
saisit à la gorge et leur hurla :
- Paie-Haje !
- Lâche-moi !
dis le général en plein désarroi car il devina de quoi il
s'agissait. Lâche-moi !
On les repoussa.
- On ne passe pas !
reprit le fauve.
C'en
était fini.
Le
général entendit une chute derrière son dos. Ses yeux
s'injectèrent de sang. Il se retourna.
Puss, le brave et
fidèle domestique, gisait mort à ses pieds. Il comprit dans un
grand désarroi que tout effort était vain, qu'il n'atteindrait
jamais la digue Filatori. Il avait ingurgité
un verre d'Opott-able budda-pesse-toise,
ce poison redoutable, et en était mort.
chapitre
XXVIII.
Un corps, une âme
Le
général se tenait là, debout, les bras croisés,
taciturne, pâle, les dents serrées. Voilà qu'à
quelques pas seulement de son but son magnifique projet venait
définitivement de tomber à l'eau.
Son
hésitation ne dura pas. D'une résolution brusque il s'adressa
d'une voix rauque au por-tefaiq qui se tenait
près de lui.
- Qu'est-ce
que c'est que cette eau-là ?
- C'est
le Danube.
- Où
aboutit-il ?
- Dans
la Mer Noire.
- Je
comprends.
Il
se retourna et partit. .
chapitre
XXIX.
Épilogue
Le
21 juillet 19… à trois heures vingt-cinq minutes de
l'après-midi, sa montre à la main, Milord était assis dans
sa chambre londonienne et affichait un sourire ironique. Il grommela :
- Mon
terme arrive à échéance dans cinq minutes. C'est alors que
le Général Sanlesou devrait se
présenter ici pour nous annoncer qu'il a atteint la digue Filatori. Compte tenu du fait que, selon la dernière
dépêche, il est resté coincé sur la rive du Danube,
je ne crois pas que… Un-deux… trois… quatre… cin…
La
porte s'ouvrit en grinçant.
Le
général entra.
- C'est
vous ! s'écria Milord plein d'admiration. Le général
avait grossi, il semblait heureux et rayonnant de santé.
- Oui,
c'est bien moi !
- Mais
alors, au pont… Avez-vous atteint la digue Filatori ?
Le
général redressa fièrement la tête.
- Je
l'ai atteinte. Un moment il semblait déjà que tout était
perdu. Nous fûmes arrêtés au pont. Alors j'ai eu une
idée salvatrice. J'ai emprunté une automobile et je me suis rendu
à l'express de l'est. La solution la plus simple qui soit. L'œuf de
Christophe Colomb. J'ai fait le tour de la Mer Noire. Tranquillement,
confortablement, sans aucun effort, j'ai pu me rendre de l'autre
côté du Danube. Comment se fait-il que personne n'y avait
pensé ! Évidemment les voyageurs voulaient tous traverser le
pont pour parvenir à Bou-dda et naturellement
ils se sont trouvés coincés, ils se sont perdus, sont morts de
faim… on ne les laissa pas… on prononçait Paie-Haje !
sur leur tête… Pauvre… pauvre… Puss !…
Il
essuya une grosse larme dans ses yeux.
- La
suite ? - demanda Milord dans une grande excitation.
- La
suite ? - répondit le général solennellement.
Avant-hier j'ai planté ma bannière sur la digue Filatori ! En voici un morceau !
Il
posa sur la table un caillou de la digue.
- Votre
main ! s'écria Milord, enchanté.
Et
les deux grands amis s'étreignirent là, sous 25°47'11'' de
Latitude, 2°3'11'' de Longitude et 400° de Stupiditude.
[1] Descendez ou payez !
[2] Kiosque dans le Bois de a Ville
à Budapest
[3] Il s’agit de la statue de
Gábor Baross (1848-1892). Urbaniste, plusieurs
fois ministre.
[4] Hauer :
Célèbre salon de thé.
[5] Nyugat :
revue littéraire de grande qualité des années 1908-1940
à laquelle Karinthy collaborait.
[6] Endre Ady, grand poète
1877-1919
[7] Lajos Hatvany,
mécène hongrois de l'époque
[8] Ernő
Osváth, critique et esthète de
l'époque