Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Chez le neurologue[1]
Je
regardai devant moi pensivement et je dis :
- J’aime la soupe de
fèves jaune.
Mon
ami qui ces derniers temps se consacrait à la psychanalyse selon Freud
me lança un regard perçant.
- Pourquoi
dis-tu que tu aimes la soupe de fèves jaune ?
- Parce
que je l’aime - répondis-je avec
sincérité.
- Hum.
N’as-tu pas eu une liaison avec une femme aux cheveux bleus, vers
l’âge de six ans ?
- Je
ne m’en souviens pas. Pourquoi ?
- Parce
que le bleu et le jaune sont des couleurs complémentaires. On ne dit
jamais rien sans raison : c’est un des acquis de
- C’est
possible mais je ne m’en souviens plus.
- Mais
moi je m’en souviens. Tu as les nerfs complètement à plat.
Ton sadisme, instinct de cruauté, tend à se défouler.
Avoue que tu veux tuer la soupe aux fèves jaune.
- Moi ?!
- Oui.
Cette soupe de fèves jaune, tu veux la frapper et la brutaliser parce
que tu as été amoureux d’une femme aux cheveux bleus et tu
n’as pas pu
Affolé,
je courus chez le neurologue Berenczy. Il me
reçut dans son bureau. Lorsque j’entrai il me sourit
amèrement.
- Pourquoi
êtes-vous si pressé ? – me dit-il. - Vous
seriez content, n’est-ce pas, si cette porte me tombait dessus et me
frappait à mort ?
- Pardon…
je n’ai même pas pensé…
- Retenez
bien, jeune homme, que seuls deux instincts guident toutes nos actions et
toutes nos pensées : l’instinct de cruauté sexuelle et
celui d’humiliation sexuelle. Ces deux instincts constituent le ressort
caché de toutes nos pensées : le désir du sadique ou celui
du masochiste. Par ailleurs, que désirez-vous ?
- J’aime
la soupe de fèves jaune – avouai-je effrayé,
cependant mon dos était parcouru de frissons glacés.
- Je
me le disais bien – dit le neurologue avec un profond
mépris. – Bon, asseyez-vous, nous allons voir ce
qu’on peut faire pour vous.
Je
m’assis et le mal aux dents que j’avais ressenti en montant
l’escalier passa d’un coup. Il s’assit face à moi.
- Donc
vous aimez la soupe de fèves jaune – dit le
neurologue. – Êtes-vous conscient de ce que signifie
votre affinité pour la soupe de fèves jaune ?
- S’il
vous plaît… - dis-je quasiment en
pleurs - …moi j’aime beaucoup la soupe de fèves
jaune… mais s’il n’y en a pas… je peux aussi m’en
passer…
- La
ferme !… - tonna le neurologue. – Vous
allez voir, vous. Vous aimez bel et bien la soupe aux fèves jaune. Vos
nerfs sont complètement à plat. Vous êtes sadique. Vous
êtes pris du besoin d’être cruel, vous aspirez à tuer
tout le monde, vous avez envie de trancher, piquer, pincer, vous avez
été amoureux de votre grand-mère à laquelle vous
vouliez couper la tête, mais sans le savoir vous-même.
Qu’avez-vous rêvé cette nuit ?
- J’ai
rêvé que Fuksz m’a donné
vingt couronnes - dis-je et mes dents claquèrent.
- La
ferme ! – hurla le neurologue. - Votre
rêve signifie que sans même le savoir vous êtes amoureux de
ce Fuksz, et que vous aimez l’argent, et que
vous aimeriez voir ce Fuksz tomber du Bastion des
Pêcheurs et se casser le cou. Vous êtes un sadique
invétéré. Vous êtes un Néron né. Vous
êtes Caligula. Je vais vous montrer, moi, petit salaud !
- Que
dois-je faire ? – pleurnichai-je.
- Votre
sadisme sans limite doit être exposé à l’influence
d’un sadisme plus fort encore qui puisse vaincre cet instinct et susciter
en vous une inclination masochiste. Vous voulez donner des ordres, avoir le
pouvoir et dominer : voilà en quoi consiste votre mortelle maladie
nerveuse ; je vous en guérirai, moi. Je vous exposerai à des
influences sadiques, moi. Comprenez-vous ?
- Je
comprends – dis-je, et je me fis tout petit sur ma chaise.
- J’espère
bien – dit-il, et il se leva. Il me jeta un regard foudroyant.
- Aïe,
aïe – geignis-je.
- La
ferme ! – hurla-t-il. – Tu n’es
qu’un fumier de sadique. Lève-toi immédiatement, sinon je
te flingue !
Je
me levai.
- Voilà.
Maintenant mets ta main dans ta poche tout de suite. Compris ? Sinon je
t’administre une torgnole à te faire dégringoler
l’escalier.
Je
mis ma main dans ma poche.
- Voilà.
Maintenant sors-en sur le champ cinquante couronnes et donne-les-moi. Ça
vient ? Mais immédiatement. Je vais te le briser ton infâme
sadisme, moi ! Je vais te le faire passer ce sadisme, moi ! Alors,
ça vient ?
Il
leva sa main pour me gifler.
Tout
tremblant je lui tendis les cinquante couronnes. Il m’attrapa par le col
et du pied il me fit dégringoler l’escalier. Du
rez-de-chaussée, je jetai un regard étonné en
arrière. Il se tenait à la rampe et souriait.
- Bon,
ça va – dit-il – votre masochisme commence
à progresser sous la faste influence du sadisme adverse. D’ici
quelques heures vous allez gentiment guérir. Au revoir, à votre
service. J’espère avoir encore l’honneur de vous rencontrer.