Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Au saut du lit
Méditations au lit, à neuf
heures et demie
Au Docteur SÁndor
Ferenczi
Je
devrais me lever à dix heures parce que je suis fauché ; je
devrais écrire une chronique. C’est donc cette chronique que je
devrais écrire à dix heures, une belle chronique bien
drôle, pleine d’humour et de gaieté, la plume
légère.
Quand
me suis-je couché ? Je me suis couché à trois heures,
je suis resté attablé au café avec Dezső
Kosztolányi qui me faisait lecture de son poème symbolique
"Mon ami et sa laryngite". Ensuite je me suis couché.
Neuf
heures et demie, neuf heures et demie, neuf heures et demie. À neuf
heures et demie je me lèverai et j’écrirai cette chronique
drolatique.
Drrrrrrrrr… C’est
le réveil. Bon, bon, ça va, j’ai entendu. C’est
incroyable comme un réveille-matin comme ça peut être
imbécile. Je t’ai déjà entendu, tu ne comprends
pas ?… Drrrr… Tu
entends ?… ferme ta gueule ! Qu’est-ce que tu as à
gueuler ? Saloperie, je vais te balancer quelque chose… Drrr… Quel bruit insolent pour un réveil.
Monsieur
le réveil n’a pas le droit de m’embêter, en
réalité. Pourquoi m’embête-t-il, ce
réveil ? Toute ma vie j’ai été bon et
prévenant. Pourtant je n’ai pas eu une vie facile, j’ai
souvent été mélancolique et j’avais le cœur
lourd. Ce réveil, est-il seulement conscient que moi, dans le fond,
j’ai une âme mécanique ? Non, il n’est nullement
conscient que moi, dans le fond, moi j’ai reçu pour âme une
mécanique noble et généreuse.
Car
moi, j’ai une âme mécanique, mécanique,
mécanique, mécanique. La mécanique est une conquête
de la technique moderne, la mécanique c’est l’âme des
choses, éventuellement la mécanique des âmes. Ça
peut être mécanique, ça peut être chaotique, mais
j’aime mieux chaotique. Il y a du chaos dans la cervelle de
l’homme, mais dans ce chaos il y a du pathos, autrement dit ce qui est
chaotique est pathétique.
Quelle
belle pensée, c’est merveilleux. C’est infiniment touchant.
Ô comme c’est une pensée infiniment belle et touchante et
émouvante, émouvante. Mouvant. Sable émouvant. J’en
ferai un poème, ce sera un beau poème, Dieu, comme il sera beau,
il sera merveilleux.
Mais
attention, stop ! Il y a de l’humour là-dedans.
Émouvant sable mouvant. Ha, ha, ha ! C’est de l’humour
tout craché, ça fera l’affaire, j’écrirai
ça tout à l’heure comme chronique humoristique, je me
lève de toute façon à dix heures, pour onze heures, ce sera
écrit. Le réveil a sonné à neuf heures et demie, il
me reste donc trente-cinq minutes et une demi-heure et alors je me
lèverai. Trente plus une demie font trente-deux. Je suis un homme
vraiment bien pour m’en rendre compte. Comme c’est bien, bien, bien
que je sois un homme. Je suis un homme bien, un cher homme, je suis doux et
tendre comme un oreiller. Je suis bon et noble, prêt à me
sacrifier comme Jésus-Christ. Mon destin sera le même, je serai
moi aussi crucifié, mon Dieu, Dieu bon, secours-moi, secours ton humble
fils et… quel terme pourrais-je utiliser ?… ton fils
prétentieux, éventuellement essieu de banlieue. Ça rime
aussi.
Et
alors, et cette chronique ? C’est ridicule ; puisque j’ai
déjà choisi mon sujet, ce sera très vite fait, je peux
rester cinq minutes au lit encore, de toute façon c’est vendredi,
vendredi tout est plus long de cinq minutes. D’ailleurs on m’a
retiré la couverture rouge qui était sur le lit, qu’est-ce
que ça signifie qu’on a retiré la couverture rouge ?
Cela signifie, n’est-ce pas, qu’on retirera également la
chronique rouge, c’est-à-dire que j’arriverai à
l’écrire plus rapidement. Je préfère écrire
des chroniques rouges.
J’écrirai
ça très rapidement, j’irai parler avec mon
rédacteur, rue Szilárd Rökk. J’embarquerai dans ce bateau et
ouste ! En avant ! Tut, tut, tut ! Comme il va, ce bateau !
Est-ce la mer Méditerranée, commandant ? Bien sûr, je
la reconnais sur la carte, c’est bien sa couleur. Allons-nous vers
Tripoli, commandant ? Dépêchons-nous, la guerre a
éclaté.
Si
la guerre a éclaté, j’ai une merveilleuse solution, il faut
y coller une rustine, à cette guerre. Rantanplan !
Rantanplan ! Il faut coller une rustine au tambour.
Boum !
Que se passe-t-il ? Est-ce le navire qui fait eau ? Ciel, le bateau
coule ! Monsieur le commandant, Monsieur le commandant ! Cher
Monsieur le commandant, cher Monsieur le rédacteur, qu’allons-nous
faire ? Eh bien, il n’y a qu’à coller cette chronique
sur le trou ; ô, salaud, tu ne l’as pas écrite !
C’est affreux, je vais l’écrire en vitesse, j’ai déjà
une idée, des sables mouvants émouvants. Tenez, voici la
chronique, collez-la vite sur le trou. Comme ça, c’est bien. Enfin
elle est écrite, Dieu merci !
Enfin
elle est écrite, je peux au moins dormir un peu tranquille. Quel
bonheur. Le réveil a sonné à neuf heures et demie, depuis
trente-deux minutes sont passées plus la mer Méditerranée,
au total ça fait quarante-huit. En somme il doit être à peu
près dix heures et demie, le typographe doit être en train de
composer la chronique, peu après j’irai déjeuner. Je vais
encore rester quatre minutes au lit, puis je l’écrirai.
Aoaoïia-o-a-o !
Ça a fait quatre minutes ? Bien sûr, il est temps de te
lever, salopard !
S’il
vous plaît, Maria ! Quelle heure est-il ?
Que
dites-vous là ? Vous avez perdu la tête ?
Six
heures moins le quart ?
Le matin ?
Qu…o…i ? Six heures moins le
quart… du soir ?
Pourquoi
n’avez-vous pas réglé le réveil, femme
dépravée, perverse ?
Alors
c’est la fin du monde. Aujourd’hui ça ne vaut même
plus la peine que je me lève. Bonne nuit.