Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"
Combat de boxe Johnson - jeffries[1] [2]
- egarde-moi ça ! Ces biceps.
- Ouah !
Mon vieux ! C'est le Djonnsonn, hein ? C'est dingue ! Sss…
- Elemér, was bedeutet das "Bremier
rounde" ?[3]
- Maindenant
gomence, ma tante.
- Ils se lèvent. Tu
vois le Joneson affiche tout le temps son rictus.
C'est génial, mon pote.
- Qu'est-ce qu'il y a de
génial là-dedans ? Moi aussi je sais ricaner.
- Paf. C'était un
beau gnon !
- Là il va le lui
placer sur le nez. Trèès biéen. Encore un marron dans la caisse pour monsieur le
professeur.
- De quelle religion il est,
ce Jeffries ?
- Du,
Elemér, warum schlagen sie sich ?[4]
- Das
ist ein match, ma tante. Sie combatiren um ein coupe.
- Vlan ! ça risque de lui donner mal au bide.
Il est nerveux, le petit vieux.
- Dans la gueule. Toujours
dans la gueule. Dans la gueule ! Pourquoi il cogne pas dans la
gueule ? Ouah, t'as vu ça ? Non, mais tu l'as vu ? cette
claque ? Regarde !
- Je regarde, arrête
de hurler.
- Regarde bien, maintenant,
mon pote, ils gardent toujours le ventre, et ils gardent le nez, tout est une
question de tempo. Tout n'est qu'une question de tempo.
- Non mais, vraiment,
Adolphe, tu sais faire ça ? Tu l'as dit à Glaser.
- C'est d'une grande
simplicité. Question de tempo. Faut avoir le tempo.
- Et t'as pas peur quand
c'est comme ça ? ça
doit faire peur.
- Question de sang-froid,
mon pote. Et un peu de cran ça ne fait pas de mal non plus. Pas une
grande affaire.
- Et tu oserais te mesurer
à celui-ci ? À ce Johnson ?
- Heu… Question de
prise… Un peu de cran… On bouge très vite les poings, tu
vois, en tournant, tu vois, un doigt brusquement rentré… puis
sorti… tu vois ? Puis brusquement en avant… tu vois ?
…Regarde ma main… puis la même chose par le haut… ce
n'est qu'une question de cran… tu vois ?
- Pardon, faites attention
avec votre bras quand vous gesticulez.
- Oh, pardon, je n'ai pas
vu…
- Ben vous ouvrez votre
gueule ?
- Je vous ai dit
pardon…
- Nix pardon. Kuss[5] :
ça, c'est pardon.
- Adolphe, tu laisses dire
ça ?
- Je vais tout de même
pas faire un esclandre au cinéma. Et puis il n'y a pas eu insulte
directe, il a dit : couche, c'est un mot français pareil que touche
ou mouche.
- Du,
Elemér, was bedeutet das : "attaque" ?[6]
- Draufsauter[7].
- Combien il touche le
vainqueur ?
- Soixante-quinze mille
dollars. Le perdant touche vingt-cinq mille.
- C'est ridicule. Tu veux me
faire avaler ça ? Pour ce prix-là, moi aussi je veux bien
monter sur le ring cotre ce Johnson. Moi aussi je boxe suffisamment pour me
faire battre.
- Et les gnons que tu
ramasses ?
- Je reçois que
dalle. Je chausse les gants, je monte sur le ring, je souris au Johnson,
là-dessus il me cogne à l'oreille, je lui dis : "Vous
osez me cogner à l'oreille, salopard ? Vous savez quoi ? Moi,
je n'adresse même pas la parole à un salaud de votre
espèce, filez-moi les vingt-cinq mille, prenez le reste, faites-en des
épinards !" Alors je m'assois en tailleur et tout le monde
peut voir que je suis bien vaincu. Que le Johnson empoche les soixante-quinze
mille, je m'en fiche, je ne suis pas jaloux.
- Là,
là ! Vlan !
- Ce Jeffries,
il a une femme ?
- Pourquoi ?
- Parce que, à juger
d'après ce direct, je me déconseillerais plutôt les
rêveries.
- Regarde, ce Jeffries, il n'arrête pas de remuer les
lèvres. À qui il cause ?
- Laisse-le causer,
fiche-moi ma paix.
- Mais qu'est-ce qu'il
cause ?
- S'il cause, il cause. Il
raconte des blagues. Il fait une conférence sur les nuisances de la boxe
dans les entrailles. Il récite les poèmes symboliques de Milán Füst parus au "Nyugat".
Qu'est-ce qu'il cause ? Il commémore feu son oncle en quelques mots
dévots. Il disserte sur l'idéalisme. Il démontre que le
moyen âge a magnifié
l'idéal féminin.
- Boum ! Ça a
résonné jusqu'à mon abdomen.
- Qu'est-ce
qu'il fait, ce Jeffries ? Pourquoi il se laisse
faire, ce gland ?
- Ouais,
C'est la rouge qui balance. Carambole.
- Mais
pourquoi il tape pas le ciboulot, maintenant il pourrait. Il ne sait que
rêvasser, ce bureaucrate. Hé, vous n'êtes pas là pour
rêvasser, vous entendez, ou disparaissez dans la jaunisse du clair de
lune ! Avorton.
- N'insultez
pas mon cousin.
- Das sollst du lernen,
Elemér.[8]
- Autant
pour ta vieille caboche.
- Wie meinst du ?[9]
- C'est
ça, oui, tante.
- Aïe,
aïe, le pauvre Jeffries ! Il en peut plus.
Il tient plus sur ses jambes. Il est définitivement brisé. Tu
vois comme il regarde tristement avec ses doux yeux knock-outés. Comme
s'il nous disait : je ne suis qu'un pauvre, triste champion du monde,
pourquoi on m'embête ici ? Il ne fait plus que gesticuler.
- Rassure-toi,
il aurait encore de quoi t'esquinter.
- Mais,
damoiseau…
- Rien,
c'est de la boxe.
- Mais,
damoiseau, dans le ventre c'est pas permis.
- Y
a plus de ventre.
[1] Jack Johnson et James Jeffries (poids lourds), combat à Reno (USA-
Nevada), le 4 juillet 1910.
[2]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur dans la traduction de Cécile A. Holdban.
[3] Que signifie "premier
round" ?
[4] Dis, Elemér,
pourquoi ils se tapent ?
[5] Ta gueule
[6] Dis, Elemér,
que signifie "attaque" ?
[7] Sauter dessus.
[8] ça, tu devrais apprendre, Elemér.
[9] Qu'est-ce que tu dis ?