Frigyes Karinthy : "Miroir déformant"

 

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tronçonnage de la bronchite aiguë

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(Des mémoires de Cherbock Nip Nock, détective)


chapitre I.

Au meurtre ! Au meurtre !

J'étais en train de ranger mes papiers au fond de la pièce quand la porte s'ouvrit et, me retournant, j'ai vu s'approcher mon ami Cherbock Nip Nock, détective privé. Il observa durant deux minutes et demi en silence le paravent placé derrière son dos, les yeux fixement rivés sur moi, puis il éclata doucement de rire à travers sa dent de sagesse.

Well ! Et encore well ! dit-il, et il s'assit. Moi, j'avais des frissons dans le dos mais je me suis maîtrisé et je l'ai interpellé sur le ton de notre vieille amitié qui est telle que.

- D'où viens-tu ? - lui ai-je demandé, mais je sus tout de suite que je ne disais pas la vérité. Cherbock me lança un brusque regard de biais puis, sur un ton apparemment indifférent il tira de sa poche une feuille de journal pliée. Je le suivis attentivement. Cet homme extraordinaire attacha une petite boule en caoutchouc à une de ses dents puis il lécha la marge de la feuille de journal. Il murmura :

- Aucun résultat. Aucun résultat.

Il flaira les lettres et sourit tristement.

Ma curiosité s'éveilla.

- Qu'est-ce qui se passe ? - demandai-je.

Il me regarda muet, sans répondre, puis se mit à parler d’une froideur monotone.

- Le talon de ta chaussure droite et de la même noirceur que l'ongle de ton auriculaire gauche. N'es-tu pas passé aujourd'hui chez un fonctionnaire des chemins de fer de l'état au 79, rue Machine à Vapeur ?

La surprise faillit me faire tomber de ma chaise.

- Pas du tout, dis-je ébahi, comment le sais-tu ?

Il fit un geste de dédain avec un sourire fatigué.

- Je t'en prie, mon cher, c'est vraiment élémentaire. Ce n'est rien. Un peu d'observation, rien de plus.

- Mais tout de même… c'est incroyable ! - m'écriai-je. Comment sais-tu que c'est précisément au 79 que je ne suis pas allé aujourd'hui ?

- Tu vas être étonné tellement la chose est simple. Vois-tu, en venant ici, dans la cage d'escalier j'ai croisé une vieille dont l'une des pupilles était ronde. Le mari de cette vieille est ouvrier à l'usine à gaz et en bas la rue est pavée. Hier c'était le dix-sept et jeudi. Or c'est toujours le jeudi qu'il y a des courses de chevaux… Je suppose qu'à partir d'ici la relation est aisée à deviner…

- Bien sûr… - balbutiai-je incertain.

- Alors inutile que je continue.

Et il croisa les jambes, pianota sur la table et regarda le plafond. Un homme admirable.

Je tentai de renouer la conversation.

- Qu'est-ce qu'on dit dans le journal ?

- Lis ! dit-il en me tendant le quotidien. Well, un cas intéressant. Well, well.

Sur la cinquième page, dans la rubrique "Faits divers", j'aperçus l'article suivant :

 

Meutre extraordinaire dans Rombach street. La police enquête dans le plus grand secret sur un meurtre extraordinaire. Dans la cave de la maison au 90, Rombach street, deux cadavres et demi ont été trouvés, dont un vivait encore. Des inconnus ont posté le même jour par le wagon postal de l'express de Pomáz, à l'adresse de L. L. Lipót Goldberger, la moitié manquante du troisième cadavre cuite dans un pain, emballée dans une boîte tapissée de mayonnaise. Sur l'autre cadavre trouvé à la cave il n'y avait aucune trace de violence, de blessure, ni d'étranglement ; tout le corps est régulier, les poumons sont intacts, le pouls est normal, l'acuité visuelle excellente, tauglich ohne Gebrech[1]. Il semble être un homme de quarante à quarante-cinq ans, il parle anglais et allemand. Près de sa tête, sur le sol, on a trouvé un verre vide sur lequel surnageait un bouchon de liège avec deux épingles piquées en croix. Avant le meurtre les assassins ont pris soin de raser la plante des pieds de la victime pour y peindre deux points d'interrogation à l'aquarelle. Trois clous ont également été trouvés plantés dans le mur de la cave. Un cordon de soie était enroulé sur l'un d'eux, l'autre extrémité du cordon a été trouvée fixée dans une narine de la victime. Le concierge prétend n'avoir rien entendu, il lui semble néanmoins que vers une heure du matin, à la cave, quelqu'un a joué le nocturne "Träumeriche Stunden"[2] de Chopin au violon, à peu près à l'heure où eut lieu le meurtre. En outre, à trois heures de l'après-midi, au troisième étage, quelqu'un a éternué deux fois, mais la police répugne à établir un lien avec le meurtre. La police travaille d'arrache-pied sur cette affaire mystérieuse et refuse de divulguer quelque information que ce soit.

 

- Alors ? - Demandai-je anxieusement à mon ami Cherbock.

- Alors, dit-il en enfonçant tranquillement ses mains dans ses poches, alors les policiers sont des imbéciles. Dans toute cette affaire il n'y a à mon avis que quelques points dignes d'être notés.

- Lesquels ?

- Voilà, marmonna Cherbock en se penchant tout près de mon oreille : "Träumeriche Stunden" n'est pas une composition de Chopin.

Brusquement il se leva et sortit de ses poches une corde de cent mètres, une panoplie complète de terroriste, deux cure-dents, quatre ou cinq brownings à répétition, un bouledogue à répétition, un fox-terrier à répétition, une lampe de cambrioleur à répétition et un écolier redoublant, il les regarda, puis les remis à leur place.

Well. Et allons maintenant visiter la cave.

Nous longeâmes un long corridor étroit qui n'avait absolument aucune raison d'être à cette place dans notre roman. L'humidité dégoulinait des murs dans une lumière spectrale verdâtre et des chandelles humides et froides chuintaient vers le bas. Mon ami Cherbock Nicht Noch[3] avançait à pas raides à mes côtés, il sifflotait avec indifférence, tout en tâtant au passage le plafond d'une main, de l'autre le plancher. Tout à coup il s'arrêta, il me retint et se mit à imiter à les confondre le cui-cui si particulier du crocodile du Nil. Il prononça en même temps par trois fois le petit mot "well".

- Ce Bleyweisz est vraiment le roi des criminels, me chuchota-t-il. Deux longues vues effilées fixées sur un point précis sortirent à cet instant de ses yeux. – Ce Bleyweisz, j'ai réussi à l'induire en erreur. Il a failli me reconnaître mais heureusement j'ai eu cette idée qui m'a permis de tromper cet individu retors. J'ai réussi à lui faire croire que je ne suis qu'un crocodile.

Je regardai cet homme extraordinaire avec émerveillement et admiration.

- Écoute ! ajouta-t-il. Je vais maintenant presser un bouton et nous serons bientôt dans la rue.

J'attendis en retenant mon souffle. Cherbock Noch Nicht appuya calmement trois fois sur un de ses boutons de pantalon que par extravagance il avait l'habitude de boutonner dans son gilet. En même temps il saisit fortement mon bras et m'entraîna à courir à travers une quinzaine d'escaliers. Encore un corridor étroit, encore un escalier à monter, et nous parvînmes à la grille de la cave. Nous frappâmes pour que le concierge vienne ouvrir, et  alors, à peine deux minutes plus tard nous étions effectivement dehors, dans le square des Radis sur lequel donnait la porte de l'immeuble.

Cherbock rattacha tranquillement le bouton à sa place comme si de rien n'était et tourna froidement son visage vers moi.

- Pour le moment nous sommes hors de danger, dit-il. Si au prochain coin de rue nous sentons une odeur de fromage, alors je serai tranquille : Bleyweisz, le salaud, aura eu provisoirement son compte pour le moment. Et maintenant nous nous rendons au commissariat de police au sujet du meurtre de la Tabak street.

 

chapitre II.

 

Dans l'antichambre des bureaux de la police de vives allées et venues affairées remplissaient le moindre recoin. Avec Cherbock nous arrivâmes par une porte battante et nous pénétrâmes directement dans le bureau du commissaire.

- Nous ne divulguons aucune information – dit froidement le commissaire de police.

Cherbock me lança un regard furtif où je pus lire que le chef de la police était son vieil ennemi car en 1903, au cours d'une enquête dans laquelle le chef de la police avait joué un rôle important mais hélas non couronné de succès, lui, Cherbock avait élaboré en deux minutes une solution et fait avouer au cambrioleur assassin non seulement le crime en question, mais aussi vingt-et-un incestes, strangulations, escroqueries au mariage et des dés pipés.

- Quand même, poursuivit Cherbock en interrogeant le chef de la police, par quel bout vous avez commencé l'enquête ?

- Eh bien, vous avez beau ironiser – le policier était sur le point de perdre patience – cette fois notre enquête est vraiment bien partie, notre système est très sûr. Tout d'abord, nous avons envoyé deux détectives sur les lieux pour qu'au cas où l'assassin, poussé peut-être par la curiosité, reviendrait auprès des cadavres, il puisse être arrêté sur le champ. Ensuite nous avons publié des petites annonces dans lesquelles nous invitons l'assassin à se présenter à six heures du soir au coin de la place Erzsébet avec une œillet rouge à la boutonnière et, c'est une ruse, nous avons prétendu qu'il y serait attendu par une dame brune et millionnaire qui l'aime. Puis nous avons téléphoné au conseil de révision en invitant ces messieurs à scruter chaque appelé avec le plus grand soin, parce qu'il est certain que l'assassin est rongé depuis deux jours par les remords ce que le médecin militaire reconnaîtra aisément aux stigmates laissés par ces rongeurs, et ainsi, si l'assassin se trouve parmi les appelés, il pourra également être arrêté sur le champ. Et enfin nous avons publié dans tous les quotidiens que c'est MOI qui conduis l'enquête, ce qui fera que l'assassin sera gonflé de vanité et se réjouira au point de chanter la chanson populaire "Hello, hello, libre est l'oiseau" et de danser sur un pied tout au long de l'avenue Andrássy et par là même il se trahira. À notre avis cela suffira pour le moment. Si malgré tout l'assassin ne tombe pas dans nos filets, alors nous avons affaire à un criminel si abject et dépravé que le bon Dieu se chargera de le punir, par conséquent, en ce qui nous concerne, l'affaire pourra être considérée comme close.

Après ces paroles le chef de la police se baisa la main à lui-même et, ayant caressé avec amour son tabès très avancé, il le rangea dans sa moelle épinière.

- C'est bien, dit Cherbock pendant qu'on emmenait le chef de la police dans une chaise roulante. Envoyez une escouade de policiers à cheval devant la maison de Rombach street à quatre heures de l'après-midi.

 

chapitre III.

 

Après cela Cherbock Nack Neck, le détective impitoyable, répéta deux autres fois le petit mot "well" avec calme et pondération ; ce mot signifie en fait : "Trente centimes le cahier, spécimen sur demande."

- Et la poursuite infernale ne fait que commencer – dit-il, les bras croisés et il continua froidement à souffler la marche "Jenki Doodle" qu'il n'avait allumée qu'un instant auparavant. À moi, mes reins se figèrent dans mes os.

- Avance tranquillement jusqu'à cette maison-là, me lança-t-il, et attends-moi, je vais me changer un peu. À l'entrée tu trouveras des escaliers qui montent : tu poseras là-dessus ton pied droit et ton pied gauche en alternance et ne crains rien. Si au coin gauche de l'étage il n'y a pas deux écoliers siamois soudés par le dos, well, well, entre dans l'antichambre, s'il s'y oppose, envoie lui un balle, dis que c'est de ma part. Puis, sans te montrer, glisse-toi sous l'armoire, mets-toi debout, pense à la Mère Michel et attends-moi, j'arrive.

Alors Cherbock pressa soudainement un bouton et disparut à mes yeux à travers une trappe de cuir de première classe. Je pris donc le chemin de l'adresse indiquée avec des sentiments mitigés. J'avais à peine dépassé le coin quand j'aperçus tout à coup un nourrisson bien langé qui essayait de filer à l'anglaise à travers la clôture.

Je me retournai et je vis de l'autre côté de la rue s'approcher à pas pressés la vieille mère de Cherbock que l'on croyait morte depuis vingt ans. Je liai conversation avec elle sur le bon vieux temps et soudain je vis le nourrisson ci-dessus faire les cent pas sur le trottoir d'en face en nous regardant de biais. Son attitude m'était d'autant plus suspecte qu'il ne cessait de se rapprocher de nous, et puis je trouvai aussi inhabituel qu'il tienne deux revolvers dans chaque mains avec lesquels il tirait assidûment sur nous. Quand je reçus une quinzième balle dans le ventre, j'en avertis la vieille.

- Ne bouge pas, chuchota Cherbock en se penchant vers moi (car la vieille, c'était lui comme je l'appris plus tard). – C'est Bleyweisz, le vieux renard ! Mais il ne va pas me faire prendre des vessies pour des lanternes avec ses déguisements à dormir debout, well. Attends ici une minute, observe l'homme, tout en faisant croire que tu veux t'en aller. Je reviens et je vais enfin pouvoir mettre le grappin sur ce chenapan ! – Là-dessus le grand détective s'éloigna à pas de petite vieille en vendant des navets aux passants qu'il croisait, puis il disparut dans les égouts.

À peine Cherbock disparu dans les égouts, nous aperçûmes un bovin qui venait vers nous d'un pas mesuré mais rusé depuis une rue latérale. Je le reconnus immédiatement : c'était Cherbock. Je poussai un cri !

Bleyweisz lui fit carrément face et l'apostropha de loin :

Cherbock, vieil imposteur, vous imaginez me rouler avec vos facéties ? Et la note, qui va la payer ?

J'observai avec intérêt comment fit mon ami pour se jeter sur le fourbe et redoutable criminel qui se trouvait enfin à portée de ses griffes. Mais à ma grande surprise Cherbock se retourna soudain et, d'un geste inattendu, il prit la jambe à ses deux cous, se mit à galoper avec calme et pondération dans le sens contraire en imitant à la perfection le style d'un homme qui a très peur de son tailleur et qui préfère s'enfuir comme un dératé.

En un instant j'entrevis ses intentions. Sachant que Bleyweisz, le fourbe vocabulary des prairies du Faubourg, risquerait éventuellement de se sauver aisément, il ne se jeta pas tout de suite dessus, mais en contournant la ville il imagina de l'attaquer de dos quand il y penserait le moins. La cervelle-sauce-gribiche se figea en moi.

Ce qui se passa ensuite, je ne l'appris que plus tard par Cherbock.

Cherbock courait encore environ depuis une demi-heure quand il trébucha sur un trognon de pomme volontairement placé là et il se cassa le nez. Mais au même moment une trappe s'ouvrit sous ses pieds et il tomba dans la profondeur.

La situation lui sembla claire comme de l'eau de roche. Il venait de tomber dans un piège des complices de Bleyweisz.

Deux hommes se saisirent de lui, ils lui tournèrent les bras plusieurs fois autour du cou avant d'en faire un nœud dans le dos. Ils lui cousirent les oreilles sur la tête, lui fixèrent un sommier métallique aux talons, lui enfoncèrent deux oreillers, une couette, un drap, des taies rayées et deux chemises de nuit dans la bouche avec les boutons idoines. Ensuite ils le trempèrent la tête en bas dans une cuvette d'eau au fond de laquelle trempaient des poèmes symboliques.

- Voilà ce qui arrive à qui nous cherche querelle ! - grogna une voix sarcastique près de lui. – Grâce à nous c'en est fini de toi et de tes maudites fourberies. Nous allons partir, mais une horlogerie va se déclencher, de l'alcool à brûler va chauffer le bain par en dessous et d'ici vingt minutes et demi deux moteurs de douze chevaux vapeur vont gaver tes intestins de poésies modernes. Mais ce n'est pas tout, un autre mécanisme injectera de la chaux vive dans tes veines, ce qui produira une calcification de tes artères et te tuera lentement mais sûrement.

Ensuite les gredins quittèrent les lieux dans un ricanement sauvage.

Cherbock resta seul et cette fois, nous pouvons l'assurer à nos lecteurs, aucune échappatoire n'était vraiment plus possible, je vous le jure. Sans perdre la tête, Cherbock mit les mains dans ses poches et, rassuré, constata qu'il n'avait pas perdu son sang-froid caché dans son carquois en cuir. Il attendit la mort avec une équanimité glaciale, espérant que la mort lui révèlerait de nouveaux détails. Enfin. Une minute passa ainsi. Deux minutes. Cinq minutes et demie. Sept minutes et trois quarts… Huit… minutes… Neuneu… neuf minutes… Onze mi… mi… mi… minutes et demie… O… on… onze… (ça y est, cher lecteur ! c'est le moment de dresser l’oreille !)… Quinze minutes !!!!… - ? - ? --- (Veuillez compter jusqu'à vingt, puis tomber tranquillement dans les pommes car c'est la fin du chapitre.)

 

chapitre IV.

Squelette sanglant dans le tuyau du gaz

 

Pendant ces événements, moi et Bleyweisz parvînmes sur la place devant la maison de Rombach street où un grand attroupement attendait des nouvelles du deuxième étage.

Nous montâmes à la porte numéro 12. Imitant la méthode de mon célèbre maître Cherbock, je flairai la porte et j'examinai avec une longue loupe la bonne qui se tenait devant la porte, puis je flairai également la bonne. Je ne trouvai rien de suspect. Nous sonnâmes.

Un jeune homme grand, légèrement pâle, vint nous ouvrir.

- Est-ce bien le numéro douze ? demandai-je.

- Oui, c'est ici.

- Nous venons de la police, mandatés par Cherbock. Il s'agit du meurtre de Rombach street.

- Que puis-je pour votre service ?

- Voir le cadavre, nous souhaitons.

- Soyez les bienvenus - dit le jeune homme en s'inclinant courtoisement - c'est moi-même.

Je levai un regard stupide, sur lui d'abord, puis sur Bleyweisz. Je me demandais ce que ferait Cherbock dans un cas semblable. Comme rien ne me vint à l'esprit, je me contentai de suivre le jeune cadavre qui, me laissant passer devant lui, nous introduisit dans la chambre. Il nous fournit des explications dignes et affables.

- Le meurtre eut lieu il y a deux jours. J'ai été disséqué hier mais on n'a rien pu en déduire. Ce matin, j'ai été contraint de faire mes bagages et de commencer à me décomposer.

Là-dessus il retroussa les manches de sa veste pour nous montrer que la chair verdissait déjà aux coudes.

- Mes poumons tiennent toujours, eux, ha, ha, ha – rit-il aimablement, pendant qu'il secouait sa main, et il déchira puis jeta un index effiloché dans la corbeille à papiers. – Mes poumons tiennent encore, par contre mes entrailles se liquéfient. Ma trachée aussi, les bactéries commencent drôlement à la chatouiller ! – et il se gratta en riant.

Je sentis que quelque chose clochait mais j'étais incapable de deviner ce que ferait Cherbock à ma place. Bleyweisz suivit attentivement la scène jusqu'au moment où il déclara aimablement :

- Nous pourrions sortir un peu prendre l'air.

- Je vous en prie, cela me permettra aussi de m'aérer – sursauta le jeune cadavre.

Un bec de gaz solitaire éclairait le bout de la rue étroite et sombre.

Brusquement Bleyweisz m'attira de côté et me chuchota à l'oreille, tout excité :

- Cette histoire me paraît suspecte. Ce monsieur ne peut pas être le cadavre.

Je le regardai sans comprendre. Il poursuivit fiévreusement :

- Voilà. J'ai fait une observation intéressante. Cette homme marche et parle. Je vous invite à suivre attentivement la logique de la  conclusion que j'en tire : un cadavre ne peut ni marcher ni parler !

- Bien sûr ! – criai-je en me frappant le front dans lequel la lumière se fit. – Je l'avais bien senti !

Je me dirigeai vers le faux cadavre qui s'était un peu éloigné de nous, se tenait sous le bec de gaz et comptait sa monnaie.

Je me précipitai vers lui, il voulut s'échapper. Alors quelque chose d'intéressant se produisit. Le bec de gaz se secoua, il se baissa et il attrapa l'escroc par les vertèbres cervicales.

Le bec de gaz n'était autre que Cherbock

Là-dessus Cherbock et le jeune faux cadavre se lancèrent dans un long débat d'idées dont nous ne pouvions entendre clairement que les cris perçants "well" du célèbre détective. Le jeune cadavre haussait coléreusement les épaules que Cherbock serrait d'une main de fer. Enfin apparut le policier à qui Cherbock put remettre le jeune cadavre. Le grand détective dit :

- Emmenez cet homme à l'institut de chimie et dites là-bas qu'on le mette dans du permanganate à l'acide nitrique. Si une précipitation se forme, qu'ils l'examinent au papier de tournesol ; si le papier vire au bleu, cet homme est un dangereux criminel au casier chargé, plusieurs fois condamné pour cambriolage et escroquerie au mariage.

Le policier saisit par le collet le jeune homme qui hurlait et se débattait, prétendant qu'on le confondait avec quelqu'un, qu'il était bien mort, et qu'au moins on ne le chatouille pas parce que ça le ferait rire. Cherbock nous rejoignit calmement et nous serra la main. Je lui demandai :

- Comment as-tu échappé au danger d'une mort certaine alors que ta vie ne tenait plus qu'à un fil ?

- Un danger, quel danger ? – s'étonna-t-il.

Well, celui dont il a été question dans le chapitre précédent… Je vois, lui reprochai-je, que tu n'as pas daigné acheter le numéro précédent… L'éditeur va t'en vouloir…

à cet instant, derrière leur dos, éclata un tumulte bruyant et confus. Le policier de tantôt était toujours planté là au coin et il regardait avec frayeur l'homme gesticulant entre ses mains qui tout à coup se mit à s'effriter, à tomber en cendre et à se disloquer. Sa chair dégoulina comme des gouttes de poussière et il resta là, nu comme un squelette. De ses bras d'ossement il faucha l'air frénétiquement quelques secondes de plus, puis les os rétrécirent également, ils disparurent, et ne resta qu'un vieux gilet entre les mains du policier. Furieux, il le jeta par terre et s'adressa hargneusement à Cherbock :

- Moquez-vous plutôt de votre grand-père ! Puisque votre homme avait déjà bien mouru de sa belle mort. Qu'est-ce que vous lui voulez encore ?

Un petit attroupement se forma autour d'eux, les gens attendaient la suite avec intérêt. Certains riaient. "Coucou, Cherbock !" une voix retentit en l'air et en levant la tête nous aperçûmes un élégant monoplan. Le monoplan flotta un moment au-dessus de nous en ricanant avant de s'élancer.

- Suivez-le ! - hurla Cherbock avec un sourire pondéré. – Suivez-le ! C'est Bleyweisz, le misérable complice !

Au-delà du coin se trouvait une station de monoplans, Cherbock y courut. L'un d'eux était libre, son chauffeur somnolait paisiblement sur le banc du cocher. Cherbock le secoua pour le réveiller et nous lui offrîmes double tarif s'il rattrapait Bleyweisz. Le monoplan démarra cahin-caha et ça nous prit une bonne dizaine de minutes d'arriver en Égypte. Enfin nous aperçûmes la machine de Bleyweisz juste au-dessus de la pyramide de Khéops. Cherbock cria au chauffeur :

à droite, vers le Sahara !

Cinq minutes plus tard la machine de Bleyweisz trébucha au sommet du Kantchintchinga et ne put poursuivre sa route qu'en claudiquant. La distance ne cessait de diminuer : au-dessus de l'océan Pacifique l'avance de Bleyweisz ne dépassait guère cent mètres. Nous coupâmes la Chine en diagonale. Alors un coup de chance inattendu vint faciliter la tâche du grand détective. En effet la machine de Bleyweisz se coinça dans le détroit Balte et elle s'arrêta en hennissant et en renâclant. Bleyweisz eut tout juste le temps de piquer une tête dans la Mer Noire. Cherbock régla à la hâte le chauffeur et se lança à la poursuite du complice fuyard. Ils s'enfoncèrent aussitôt dans les flots.

Aux abords d'une île corallienne Bleyweisz se retourna et fit face au grand détective. Il lui dit :

- Eh bien, causons un peu. La note, qui va la payer ?

écoutez, Monsieur Bleyweisz - expliqua le grand détective – on ne va tout de même pas se chamailler ici. Venez, asseyons-nous quelque part, prenons un café.

Ils atteignirent le fond. Ils entrèrent dans un café de coquillages illuminé et, un petit noir à la main, ils conclurent ce misérable roman.

- Écoutez, Monsieur Bleyweisz – dit Cherbock – vous devez comprendre ma situation. Il s'agit de ma réputation. Cet argent je l'ai pas. C'est dix couronnes que j'en ai. Je vous donne tous mes six couronnes et je paye même votre café si vous me permettez de vous arrêter.

Bleyweisz sortit un registre de sa poche, se perdit longuement dans des calculs, puis leva un regard âpre sur le grand détective.

- Hé, quoi faire ? L'affaire ne sera pas close pour autant. Vous devez aussi attraper l'assassin de Rombach street.

- Je laisse cet honneur à Kozarek. Vous serez l'assassin de Rombach street. Je serai l'assassin de Rombach street. Personne ne sera l'assassin de Rombach street. Je démontrerai qu'il n'y a pas eu de meurtre. Puisque c'est moi qui ai tout inventé.

Ils étaient justement sur le point de partir bras dessus bras dessous quand Bleyweisz s'arrêta brusquement et se frappa la tête.

- Halte ! et que deviendra la bronchite aiguë ?

- Quelle bronchite aiguë ?

- Vous avez déjà oublié le titre de votre propre roman ?

- C'était quoi ?

- "Ttronçonnage de la bronchite aiguë".

- "Tronçonnage de la bronchite aiguë" ? Quelle idée ! – s'écria Cherbock, et il secoua la tête, scandalisé. – Comment on peut tronçonner la bronchite aiguë de quelqu'un ? Des inepties de ce genre ne peuvent que sortir de la tête de ces scribouillards qui écrivent les romans policiers.

 

Suite du recueil

 



[1] Bon pour le service

[2] Heures de rêverie

[3] Cherbock Pas Encore