Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

afficher le texte en hongrois

le thermomÈtre

Culture ? – Bandi fit une moue d’ironie amère. – Culture ? Civilisation ? Vous rêvez !!

Nous nous tûmes tous, pas tellement par respect, plutôt par prudence. En effet, Bandi avait un peu bu, et il était une fois de plus d’une humeur bavarde ; à la moindre contradiction il répondait par une histoire d’origine douteuse, qu’il prétendait puiser aux sources de la vie. Déjà la cinquième fois ce soir-là, ça commençait toujours comme cela : il repérait un mot de la conversation, comme s’il n’avait pas d’autre but que philosopher et seulement en vue d’en tirer une moralité, il illustrait ses thèses d’une parabole. Il valait mieux ne pas l’irriter, mais plutôt vite essayer de changer de sujet.

- Savez-vous que Náci a l’intention de se marier… ?

- Se marier ! – hurla Bandi. – Ridicule ! Se marier ?... Culture?... Civilisation ? Vous rêvez !!

Nous avons baissé les bras et abandonné l’histoire inachevée du mariage de Náci.

- Imaginez le topo : le front russe dans la troisième année de la guerre. La Galicie. Hiver. Un hiver terrible. Il fait nuit. Le capitaine a passé en revue les tranchées et revient à son abri, épuisé jusqu’aux moelles. Vite il absorbe son thé dans la bouteille thermos, mais il arrive à peine à garder les paupières ouvertes. Dans une minute il dormira. Il est pris d’angoisse : que se passera-t-il si le froid forcit ? L’abri est traversé par le vent, sa fourrure ne lui offre pas assez de sécurité. Il jette un coup d’œil au thermomètre : vingt degrés en dessous de zéro. Si la température chute de cinq degrés supplémentaires pendant qu’il dormira, il gèlera à coup sûr. Pourtant il faut dormir. Son regard passe sur son ordonnance : un paysan croate, véritable homme des bois, un être de l’âge de pierre, primitif et barbare. Comment lui expliquer ?

- Regarde-moi – finit-il par dire, et il lui met le thermomètre entre les mains. – Vois-tu ce tube ? Un fil argenté monte et descend dedans, ce fil argenté est le diable en personne. Le diable veut me détruire, c’est pourquoi je l’ai emprisonné dans ce tube. Mais le tube est percé. Si le diable arrive jusque-là (et il désigne le trait -25°), il échappe par un petit trou et il me tue. Maintenant je vais dormir. Si tu vois qu’il descend jusque-là, réveille-moi immédiatement.

- Le gars prit le thermomètre avec une terreur superstitieuse. Le capitaine s’endormit. Le gars claquait des dents et il se mit à prier à mi-voix. Le "diable" descendait lentement. Tout à coup il vacilla. Il regrimpa d’un demi-degré. Le gars se mit en tête que sa voix faisait peur au diable : il approcha le thermomètre de sa bouche et pria tous les saints encore plus fort de sauver son capitaine. Le mercure grimpa rapidement. Le gars, âme simple, se sentit tout heureux d’avoir vaincu le diable – il n’avait pas compris que c’était son haleine qui réchauffait le thermomètre. Il fut passablement étonné à l’aube quand il se mit à réveiller son capitaine. Celui-ci ne se leva plus : il avait gelé dans le froid à moins trente.

Bandi se tut.

Silence pendant une longue minute.

- Histoire invraisemblable – rétorqua quelqu’un timidement.

- Invraisemblable ? – hurla Bandi victorieusement. – Invraisemblable, peut-être. Mais alors le capitaine a menti. C’est de sa bouche même que je la tiens.

 

 Suite du recueil