Frigyes Karinthy : "Images
animées"
l’haltÉrophile
C’était
un garçon costaud, déjà à l’adolescence, pas
de doute. Lorsque le recruteur d’artistes l’a repéré
(il était en train d’amuser les petits paysans avec des acrobaties
à couper le souffle), il n’y est pas allé par quatre chemins :
il lui a signé un contrat sur le champ. Ses parents essayèrent de
soulever des objections, il était encore très jeune,
disaient-ils, sa croissance n’était pas achevée, ne
vaudrait-il pas mieux attendre que ses muscles herculéens
s’épanouissent pleinement, qu’il soit en pleine possession
de ses capacités ?
Le directeur était d’avis que
c’était sans importance, rien ne l’empêchait de
poursuivre son développement pendant le travail, tout en se produisant.
C’est lui personnellement qui lui
garantissait l’avenir, tout au moins du point de vue du public. Le jeune
homme soulevait déjà confortablement le poids de cinq cents kilos
– le directeur fit tout simplement graver dans le fer :
« mille kilos », la plèbe n’avait pas
l’idée de vérifier : tout ce qu’elle voyait
c’est que c’était une ferraille de bonne taille, les gens
acquiesçaient horrifiés et reconnaissants, et applaudissaient le
jeune prodige. Pour quelqu’un d’ordinaire, au-dessus de cinq cents
kilos, ce qu’on conçoit d’un prodige commence à
devenir indifférent – on se contente de se comparer à
soi-même, à son échelle, et quand on est contraint de
reconnaître qu’on ne soulèverait même pas cent kilos,
l’amour-propre baisse les bras et
le succès du champion est assuré.
Les années passèrent, et
l’haltérophile récoltait des succès triomphaux
où que passât
Puis vinrent d’autres temps,
d’autres artistes, d’autres goûts – le
côté spectaculaire des productions devint l’essentiel de
l’intérêt du public. Un acrobate qui jonglait avec une
immense habileté d’un ballon de caoutchouc conquit en deux ans le
monde entier, et d’autres acrobaties similaires furent aussi à la
mode.
Le sort était moins
généreux désormais pour l’haltérophile, il
eut du mal à signer des contrats, la démonstration crue et
brutale de la force physique commençait à ennuyer le public.
Puis un été, seul dans un
bosquet, il s’entraîna en secret à un "numéro de
caoutchouc amusant".
Il le présenta la saison suivante.
Et pour être sûr de son affaire,
pour ne pas s’emmêler avec ses muscles habitués aux gestes
lourds, dans le ventre des deux ballons en caoutchouc il cacha astucieusement
les deux poids de mille kilos, pour que personne ne remarque la tricherie.