Frigyes Karinthy : "Images animées"

 

 

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le souffleur

Non, ce souffleur n’était pas vraiment cynique, il était seulement quelqu’un qui connaissait les gens et avait perdu ses illusions. Il ne pouvait pas être cynique, puisqu’il soufflait par cœur Shakespeare et Molière dès que l’occasion lui en était donnée… Mais mon Dieu, après tout ce qu’il avait traversé, il avait pu admettre en toute sagesse et modestie, que sa place était là dans l’obscur trou du souffleur, sous les tréteaux des théâtres provinciaux ambulants… Il avait été comédien et directeur de troupe, il était devenu un homme simple, il ne prenait au sérieux qu’un unique rôle, celui que le metteur en scène invisible lui distribuait dans la comédie de la lutte pour la vie.

Et ce soir il croupissait ici dans ce trou perdu sous les planches vermoulues de ce chef-lieu de canton, il mâchouillait sa tartine et soufflait d’une voix monotone La Tragédie de l’Homme[1]. Adam-Kepler était en train de monologuer et le souffleur lui servait ses mots, distrait, méditatif. Sa femme qu’il n’avait pas vue depuis trois mois lui vint à l’esprit, la troupe avait brusquement quitté Cegléd, sa femme avait été oubliée là, il n’avait trouvé aucun moyen de lui envoyer un message, pourtant l’enfant était avec elle… Et pendant qu’il broie du noir, il se produit comme un miracle. Près de lui, dans l’orchestre, le premier violon lui fait signe, lui chuchote quelque chose… Le souffleur, sans cesser de souffler, penche la tête vers le violon et apprend, ébahi, de ce qui suit :

- Monsieur Mráz, votre femme est ici avec l’enfant, dans le théâtre…

Mráz tourne seulement des yeux interrogatifs, sa bouche poursuit son office, continue mécaniquement de souffler.

- Je viens de parler avec elle. Elle veut vous voir d’urgence. Elle est très fatiguée, ils viennent d’arriver en charrette… L’enfant meurt de sommeil… Elle veut seulement savoir où vous logez pour qu’elle puisse le coucher…

Mráz, le souffleur, est interloqué. Le combat du père et de l’homme public ne dure qu’un instant dans son for intérieur… Puis il entrevoit clairement la situation. Il lui est impossible de quitter son poste – en même temps il y a grande urgence de communiquer à sa femme qui attend là, quelque part au poulailler, avec l’enfant qui pleure dans ses bras… Il ne peut pas non plus envoyer le violoniste en messager, c’est bientôt son tour… Donc…

Il est en train de souffler sa tirade de Adam-Kepler :

            « …Si tu pouvais, oh femme me comprendre ! »

Après ce premier vers, le correspondant de la presse locale est l’unique personne au théâtre (le comédien qui joue le rôle principal, inclus) qui connaisse le texte de Imre Madách, il entend avec étonnement la tirade ainsi modifiée :

            « …Si tu pouvais, oh femme me comprendre !

            Tu irais sur le champ au huit de la rue Pék

            Chez le boucher Skrabák, c’est là que je loge,

            Pour coucher le petit Ferkó au plus vite. »[2]

Personne d’autre au théâtre ne se rend compte de la modification. Une femme au poulailler, avec un petit garçon dans les bras, se lève et sort discrètement.

 

 Suite du recueil

 



[1] Pièce de Imre Madách (1823-1864).

[2] Texte réel selon la traduction de Jean Rousselot (Éditions Corvina – 1986) :

                « Si tu  pouvais, oh femme me comprendre !

                Si ton âme était parente de la mienne

                Comme je l’ai pu croire à ton premier baiser,

De moi tu serais fière et, ton bonheur,

Tu n’irais pas loin de moi le chercher. »