Frigyes Karinthy : "Images
animées"
le souffleur
Non, ce souffleur n’était pas
vraiment cynique, il était seulement quelqu’un qui connaissait les
gens et avait perdu ses illusions. Il ne pouvait pas être cynique,
puisqu’il soufflait par cœur Shakespeare et Molière
dès que l’occasion lui en était donnée… Mais
mon Dieu, après tout ce qu’il avait traversé, il avait pu
admettre en toute sagesse et modestie, que sa place était là dans
l’obscur trou du souffleur, sous les tréteaux des
théâtres provinciaux ambulants… Il avait été
comédien et directeur de troupe, il était devenu un homme simple,
il ne prenait au sérieux qu’un unique rôle, celui que le
metteur en scène invisible lui distribuait dans la comédie de la
lutte pour la vie.
Et ce soir il croupissait ici dans ce trou
perdu sous les planches vermoulues de ce chef-lieu de canton, il
mâchouillait sa tartine et soufflait d’une voix monotone
- Monsieur Mráz,
votre femme est ici avec l’enfant, dans le théâtre…
Mráz tourne seulement des yeux interrogatifs,
sa bouche poursuit son office, continue mécaniquement de souffler.
- Je viens de parler avec elle. Elle
veut vous voir d’urgence. Elle est très fatiguée, ils
viennent d’arriver en charrette… L’enfant meurt de
sommeil… Elle veut seulement savoir où vous logez pour
qu’elle puisse le coucher…
Mráz, le souffleur, est interloqué. Le
combat du père et de l’homme public ne dure qu’un instant
dans son for intérieur… Puis il entrevoit clairement la situation.
Il lui est impossible de quitter son poste – en même temps il y a
grande urgence de communiquer à sa femme qui attend là, quelque
part au poulailler, avec l’enfant qui pleure dans ses bras… Il ne
peut pas non plus envoyer le violoniste en messager, c’est bientôt
son tour… Donc…
Il est en train de souffler sa tirade de
Adam-Kepler :
« …Si
tu pouvais, oh femme me comprendre ! »
Après ce premier vers, le
correspondant de la presse locale est l’unique personne au
théâtre (le comédien qui joue le rôle principal,
inclus) qui connaisse le texte de Imre Madách, il entend avec
étonnement la tirade ainsi modifiée :
« …Si tu pouvais, oh femme
me comprendre !
Tu
irais sur le champ au huit de la rue Pék
Chez
le boucher Skrabák, c’est là que
je loge,
Pour
coucher le petit Ferkó au plus
vite. »[2]
Personne d’autre au
théâtre ne se rend compte de la modification. Une femme au
poulailler, avec un petit garçon dans les bras, se lève et sort
discrètement.
[1] Pièce de Imre Madách (1823-1864).
[2] Texte réel selon la traduction de Jean Rousselot (Éditions Corvina – 1986) :
« Si tu pouvais, oh femme me comprendre !
Si ton âme était parente de la mienne
Comme je l’ai pu croire à ton premier baiser,
De moi tu serais fière et, ton bonheur,
Tu n’irais pas loin de moi le chercher. »